Ce sont des réalités peu abordées et pourtant bien présentes dans notre quotidien. Le Japon est une nation à la population homogène due à son insularité, à la fermeture du pays pendant plus de deux siècles qui a limité de fait les échanges avec d’autres peuples. La fierté patriotique exacerbée au milieu du XXème siècle, une société hiérarchisée où chacun doit tenir sa place pour le bien être commun, fait que les personnes qui ne rentrent pas dans « le cadre socialement acceptable » sont discriminées, tenues à l’écart. En sont les principales victimes les Burakumin, les immigrés, les homosexuels et les métis « Half ».

« Le clou qui dépasse appelle le marteau » dit-on au pays du soleil levant. Voilà un proverbe japonais révélateur d’une certaine mentalité qui gouverne la société japonaise. Chacun et chacune doit idéalement rester dans le rang et ne surtout pas se démarquer des autres, même si la jeune génération tente bien difficilement de changer la donne. Cela se retrouve dans l’organisation notoirement très hiérarchisée de la société nippone et des contestations de l’autorité rarissimes. Le groupe prime sur l’individu et qu’importent les souffrances personnelles que ce système engendre (le phénomène hikikomori par exemple).

Les individus et minorités qui sortent de la norme sont stigmatisés, voir mis au banc de la société. Les discriminations racistes, sexistes ou homophobes sont pourtant difficilement visibles pour le touriste de passage. C’est en vivant la société japonaise au quotidien que l’on prend peu à peu conscience de leur existence.

Les Burakumin

Les Burakumin (« les gens du hameau ») forment une des minorités les plus importantes au Japon avec les Aïnous d’Hokkaido. Ils descendent des Eta (« pleins de souillures« ) et des Hinin (entendez : « les non-humains » – ça ne s’invente pas -), deux communautés de parias qui à l’ère Edo (1603-1868) étaient exclues de la vie sociale, à la manière des Intouchables en Inde. Sont Hinin : les mendiants, les pauvres, les gens du spectacle ou encore les bourreaux et les croque-morts. Les Etas exerçaient les professions liées au sang comme l’équarrissage, la boucherie, le travail du cuir.
Des métiers nécessaires mais impurs aux yeux des religions shinto et bouddhiste. D’où leur mise à l’écart dans des petits villages ou des quartiers identifiés qui leur a donné le nom de Burakumin.

Si les Hinin pouvaient regagner la société, le statut de Burakumin lui, est héréditaire. On demeure marqué du sceau de la souillure pour toute sa vie. Les castes du Japon féodal ont été abolies en 1871 après la Révolution Meiji mais la discrimination envers les Burakumin a par contre perduré. Les Burakumin représentent environ 2% de la population, soit 2 à 3 millions de personnes.
Le mot lui-même est tabou et porte une connotation négative telle qu’il vaut mieux utiliser le terme « Dowa », du nom de la loi « Dowa taisaku » (mesures d’assimilations) contre les discriminations votée en 1969. Loi qui a permis de rénover les quartiers où se concentrent les Burakumin mais qui n’a pas résolu le problème de la discrimination, trop profondément ancré dans les esprits.

Les tanneurs, une profession impure (reconstitution en studio par Hinichi Suzuki en 1873). Source : flickr

Il est très difficile voir impossible pour un Burakumin d’obtenir un prêt bancaire, de devenir propriétaire, de se faire employer dans de nombreux domaines ou de monter une affaire. Certains essaient de cacher leurs origines en déménageant dans les grandes villes mais la crainte qu’on les découvre (par enquête avant un recrutement, via le livret de famille traditionnellement étudié avant un mariage) sera toujours présente. D’autant que de nombreux Japonais refuseraient qu’un membre de leur famille épouse un Burakumin car la famille entière serait souillée à son tour.

Leur mise à l’écart de la société a comme conséquence de les pousser dans les bras du crime organisé où ils représentent 60% des yakuzas. Plutôt que de faire changer les mentalités, les autorités préfèrent miser sur l’oubli des origines (en censurant les anciennes cartes qui signalaient les quartiers burakumin par exemple), pour qu’à l’avenir toute discrimination devienne impossible. Effacer les traces, ne pas transmettre la mémoire pour faire cesser la discrimination, une posture qui laisse pour le moins perplexe.
Autre exemple : il est toujours très mal vu dans le Japon contemporain d’exercer le métier de croque-mort. Toutefois, en 2008, le film japonais Departures ose aborder ce sujet tabou : il raconte l’histoire d’un violoncelliste au chômage, qui rejoint une entreprise de pompes funèbres. Ce film – récompensé aux Oscars – connut un grand succès et envoya le signal que les mentalités sont peut-être en train d’évoluer.

Les étrangers

Globalement, l’étranger surtout « blanc » est bien accepté au Japon même si les expatriés occidentaux peuvent bien sûr souffrir de discriminations (difficulté à se loger par exemple). Mais c’est bien peu de choses comparé aux étrangers asiatiques, victimes de racisme et de ségrégation de façon plus ordinaire et parfois violente. Des attitudes qui trouvent leur origine dans l’histoire contemporaine du Japon.
À deux reprises dans l’histoire récente, la Chine et le Japon se sont opposé. La première guerre sino-japonaise eut lieu en 1894-1895. Elle fut gagnée par un Japon alors impérialiste qui agrandit son territoire et est conforté dans ses visées expansionnistes sur fond de culte de la supériorité nationale.

Mais c’est la seconde guerre qui a laissé le plus de traces : au XXème siècle, le Japon, porté par un nouvel élan nationaliste, envahit la Chine entre 1931 et 1945. Durant ces années, les troupes ont opprimé les populations locales et commis des viols, des massacres (Nankin restant le plus connu), des expériences sur des prisonniers (l’Unité 731). Les relations n’ont pas été moins houleuses avec la Corée, sous protectorat japonais à partir de 1905. Jusqu’à la défaite de 1945, le Japon va dominer durement la péninsule à qui elle soutire matières premières et denrées agricoles.
Des Coréens vont être forcés d’émigrer pour travailler dans des conditions très difficiles sur le sol nippon où ils subiront des discriminations. Des milliers de femmes seront forcées de se prostituer pour les soldats nippons… Autant de plaies qui ne sont toujours pas refermées.
D’ailleurs, de nombreux Japonais continuent de nier purement et simplement ce passé houleux.

Manifestation anti-coréenne à Tokyo en février 2013. Source : L’Obs

En cause notamment, les déclarations et actes du défunt Premier ministre Shinzo Abe ou de membres de son gouvernement qui n’ont pas apaisé les tensions entre le Japon et ses voisins, bien au contraire. Les multiples déclarations d’un nationalisme de nouveau exacerbé, les visites au sanctuaire Yasukuni qui honorent des criminels de guerre, la négation des crimes du Japon par fierté mal placée (massacre de Nankin, les femmes de réconfort,..) et le révisionnisme historique sont révélateurs d’une xénophobie toujours bien présente dans un Japon qui a du mal à faire face à son passé.

Après la défaite de 1945 et surtout l’indépendance de la Corée, la majorité des travailleurs forcés coréens ont choisi de retourner dans leur pays d’origine. Mais environ 600 000 sont restés vivre au Japon en perdant leur citoyenneté japonaise. Ils sont nommés (ainsi que leurs descendants) « Zainichi » et ne sont considérés que comme de simples résidents, un statut inférieur et précaire.
Ils doivent faire face à une discrimination que certains Japonais ne cachent pas
, comme le prouvent des manifestations anti-coréennes (par ailleurs totalement légales) où sont scandés des slogans haineux qui ont pris de l’ampleur dans les années 2000-2010. Comme les Burakumin, les Zainichi font face à des difficultés pour se loger, pour trouver un travail ou bénéficier d’aides sociales de base. Ils doivent aussi affronter menaces et insultes au quotidien. En réponse à ces oppressions, ils ont fondé des associations pour se défendre et des écoles pour promouvoir leur culture.

Les immigrés venant de Chine, d’Asie du Sud-est ou même d’Amérique latine ne sont guère mieux considérés tant est enraciné le préjugé que ces peuples sont inférieurs, fainéants et profiteurs. Les autorités n’aident en rien la lutte contre la discrimination raciale sous prétexte qu’elle demeure marginale. L’existence du racisme et de la discrimination au Japon a pourtant clairement été dénoncée par un rapport de l’ONU en 2006, rapport ignoré par les médias japonaise et dénoncé par l’extrême-droite.
De plus, les auteurs de propos violents et racistes tels que « rentre dans ton pays » ne sont pas poursuivis légalement, car de tels propos ne constituent pas une incitation à la haine pour le ministère de la Justice. Des Japonais eux-mêmes peuvent en témoigner, les réseaux sociaux japonais sont devenus de véritables zones où la haine des étrangers s’exprime plus ouvertement que jamais.
Le combat contre le racisme est loin d’être gagné dans un Japon qui choisit tout simplement d’ignorer son existence…

Les homosexuels

Si à l’époque féodale l’homosexualité était assumée chez les guerriers et les prêtres bouddhistes, l’occidentalisation du Japon au XIXème siècle a relégué l’homosexualité dans la case de l’anormalité et de la perversion. Elle fut même considérée comme une maladie mentale jusqu’en 1995.

De nos jours, les homosexuels japonais et les autres minorités sexuelles doivent rester discret pour vivre leur choix et certains contractent même un mariage arrangé. Certains se réfugient dans certaines préfectures ou localités où ils sont mieux acceptés. Si la télévision met en avant des personnalités ouvertement LGBT+, il ne faut pas pour autant en conclure que cette communauté est totalement acceptée.
Les émissions ont même tendance à les tourner en ridicule sous couvert d’humour (comme les femmes et les personnes obèses) et de renforcer les stéréotypes d’excentricité.

Dans l’ensemble, les Japonais tolèrent les relations homosexuelles tant qu’elles ne sont pas dans leur champ de vision. Mais la révélation de l’homosexualité est par contre mal perçue par une majorité de la population. Une personne qui fait son coming-out s’expose à des humiliations voir des agressions, à l’exclusion et la marginalisation. Aucune forme de soutien social n’existe pour venir en aide aux victimes.

« Hard Gay », personnage télévisé fantaisiste connu pour ses exubérances. Source : flickr

Pour autant, l’avenir n’est pas totalement sombre. En juillet 2018, la députée japonaise Mio Sugita avait provoqué un tollé en déclarant que les personnes LGBT sont « non productives », car « ne pouvant pas se reproduire ». Elle enfonça le clou en ajoutant : « Je me demande s’il faut utiliser l’argent des contribuables pour elles » suggérant leur marginalisation officielle. Et de dire sa crainte que des médias parlant d’homosexualité puissent « convertir » des hétérosexuels comme s’il s’agissait d’une maladie. Comme si la seule utilité des êtres humains était de se reproduire et que l’homosexualité représentait une menace pour la société. Des propos qui ont provoqué colère et indignation, faisant paradoxalement bouger les lignes. Les mots de la députée ont été qualifiés de « discours de haine » et ont poussé des milliers de Japonais à manifester les 27 & 28 juillet à Osaka et Tokyo pour demander (sans véritable espoir) sa démission.

En reliant sans pertinence l’homosexualité au problème de la fécondité négative du pays, les propos de Mme Sugita sont certes révélateurs d’une homophobie latente dans l’Archipel mais la réaction que de tels propos ont provoquée rassure sur l’évolution des mentalités. Engagée à l’extrême de la droite, cette figure politique tente également de trouver un bouc émissaire à des problèmes de société plus profonds impactant la natalité de tous les Japonais (soumission au travail, manque de repères, nourriture industrielle et baisse de la fertilité etc.).

Au niveau des droits, on note aussi de récents progrès comme la reconnaissance des unions entre personnes du même sexe : ce sont plus de 200 municipalités et autorités locales qui délivrent des certificats d’union (la première fut la mairie d’arrondissement de Shibuya en 2015 rejointe récemment par la mairie de Tokyo) et les autorisant même à devenir famille d’accueil (à Osaka). Les mentalités changent en faveur de la reconnaissance des unions homosexuelles.
En mai 2015, un sondage Ipsos avait révélé que 30% des Japonais interrogés étaient pour le mariage homosexuel et 28% pour une reconnaissance légale autre que le mariage, soit un total de 58% des sondés pour la légalisation des unions homosexuelles. Six ans plus tard, un sondage de 2021 par la télévision publique NHK a montré une nette progression avec 57% des personnes interrogées favorables au mariage homosexuel contre 37% opposées.
Si la situation des personnes LGBT évolue lentement au Japon, elle semble toutefois avoir pris le bon chemin…

Les « Half » ou « Hâfu »

Dans un pays où le sentiment patriotique et la « pureté du sang » sont encore forts, les enfants de couples binationaux peuvent avoir du mal à trouver leur place. Si une double origine est perçue comme un élément positif et un atout dans nombre de pays, ce n’est pas forcément le cas au Japon où l’on utilise le mot « Half » (venu de l’anglais, « moitié ») pour désigner les enfants dont un seul parent est japonais. Un mot que certains perçoivent comme discriminatoire.

Pour certains Japonais « de souche », les Half ne seront jamais des Japonais à part entière, qu’importe qu’ils soient nés et aient grandi sur le sol nippon. En 2015, la désignation de Miss Japon pour le concours Miss Univers a soulevé un tollé sur la toile. En effet la jeune femme, Ariana Miyamoto, est une métisse née d’un père afro-américain et d’une mère japonaise. Les internautes se sont insurgés contre cette « étrangère », cette « demi-miss Japon » qui aurait dû laisser la place à « une Japonaise de sang pure ». Sans commentaire.

Sayaka Akimoto 秋元才加, chanteuse, actrice et idole, ex-membre de AKB48. Elle est Half, née d’une mère philippine et d’un père japonais. Source : commons.wikimedia.org

En proie au rejet et aux préjugés parfois dans leurs deux pays d’origine certains Half se retrouvent alors avec le sentiment de n’appartenir à aucun pays, ce qui peut générer un malaise profond et une crise identitaire. De plus, la double nationalité n’existant pas au Japon, les Half doivent choisir à leur majorité la nationalité d’un pays qui ne les reconnaîtra pas comme d’authentiques citoyens et où ils ont subi (ou subiront) humiliations et discriminations à l’école et au travail.
Certes, tous les Half ne connaissent pas ces difficultés (des Half célèbres font carrière dans des grandes entreprises, le monde du sport, du cinéma, de la musique), mais elles existent néanmoins et sont suffisamment importantes pour que le phénomène suscite exposition et réflexion. D’autant plus que le nombre d’étrangers habitant au Japon ayant doublé en une trentaine d’années (même s’il reste cantonné à 2% de la population), le nombre de mariages mixtes a lui aussi augmenté dans la foulée ainsi que la naissance d’enfants Half à qui la société ne peut dénier une place entière en son sein.
En 2013, un film documentaire, Hafu, réalisé sur trois années par deux jeunes femmes Half, a abordé cette question d’identité et les difficultés rencontrées à travers le parcours de cinq métis. Une mise en lumière et un premier pas vers une prise de conscience et une acceptation ?

Le sujet des discriminations au Japon pourrait être largement plus développé, dont un dossier complet rien que sur la question du sexisme. Mais ces éléments donnent un petit aperçu de la réalité des discriminations que subissent au quotidien certaines populations au Japon. Des discriminations que l’on retrouve d’ailleurs sous des formes quasi-identiques dans d’autres pays du monde, ciblant d’autres communautés, mais toujours avec les mêmes « raisons » : l’économie triomphante, la supériorité du sang, la peur de la différence,…

S. Barret

 Œuvre d’en-tête de Hung Liu