Quelques années après la fin de la Seconde Guerre Mondiale qui a mis l’Archipel à genoux et sous tutelle américaine, le gouvernement japonais décidait de construire une immense tour en acier, tant par nécessité de fournir à la région de Tokyo une antenne-relai pour la télévision, que par volonté de montrer au monde le redressement économique rapide d’un pays appelé à peser sur la scène internationale dans les décennies à venir…

Annoncé dans les années 50, très tôt après la guerre, le projet laissa d’abord dubitatif la population. Le Japon commençait tout juste à se remettre physiquement et psychologiquement des lourdes séquelles de la guerre et l’occupant américain venait à peine de quitter le pays « officiellement » en 1952. De plus, les Japonais avaient encore en mémoire le terrible tremblement de terre du Kantô de 1923 qui avait tué 140 000 personnes, d’où la question de la pertinence d’une telle construction sur un sol enclin aux séismes.

Mais le gouvernement japonais avait besoin de détourner l’attention des tensions naissantes dans le récent Parti Libéral Démocrate via lequel on craignait le retour dans la vie politique de nationalistes extrémistes en quête de vengeance. En outre, le développement rapide du réseau de télévision et de radio rendait nécessaire l’édification d’une antenne suffisamment haute pour couvrir la capitale et ses environs. Enfin la réalisation d’un projet grandiose enverrait au reste du monde le message que le Japon était en voie de redressement et de développement économique, qu’il deviendrait sous peu une super-puissance avec laquelle il faudrait désormais compter. D’une pierre le gouvernement faisait ainsi trois coups.

Photographie Marc Biboud

Le projet fut confié à Tachû Naitô un universitaire surnommé « le père de l’architecture antisismique« . À charge pour lui de concevoir une tour capable de résister aux pires tremblements de terre et aux typhons (rappelons que nous sommes dans les années 50…). L’opération est inédite et hors du temps pour un tel bâtiment. Il conçut donc la tour pour qu’elle soit capable de supporter un séisme d’une intensité deux fois supérieure à celui du Kantô et le passage d’un typhon aussi puissant que le plus fort jamais enregistré l’Archipel en 1939 dont les vents avaient atteint 220 km/h. À l’origine, il était prévu que la tour mesure 380 mètres, soit autant que l’Empire State Building, alors la construction la plus haute du monde. Mais par manque de moyens financiers et techniques, il fut finalement décidé que la tour mesurerait « seulement » 333 mètres de haut, soit 13 mètres de plus que la Tour Eiffel dont elle directement est inspirée. Elle n’en serait pas moins la plus haute tour auto-portante du monde à l’époque.

L’édification de la tour va prendre 18 mois, s’étalant de juin 1957 à décembre 1958 là où les travaux de son modèle parisien avait duré deux ans et deux mois. Une durée relativement courte à une époque où, pour soulever les poutrelles d’acier, on ne pouvait avoir recours qu’à de simples treuils et des poulies. Des équipes de 400 « tobi » (nom donné aux ouvriers spécialistes des grands édifices) se relayèrent pour la construire, bravant de vents de 15 m/s sous le regard des Tokyoïtes qui voyaient s’élever jour après jour le futur symbole de la capitale. Malgré une sécurité réduite à des échafaudages en bambou, on ne déplora la mort que d’un seul ouvrier victime d’un coup de vent violent.

Photographie d’un tobi par Marc Riboud

Bâtie à l’emplacement d’un ancien temple bouddhiste, la Tour de Tokyo a nécessité l’emploi de 270 000 rivets fixant les 4000 tonnes d’acier dont un tiers provint de la fonte de 90 chars américains abimés lors de la guerre de Corée. Ce qui donne au final un poids relativement léger à la Tour de Tokyo (à titre de comparaison les charpentes métalliques de la Tour Eiffel pèsent 7300 tonnes). Sa robe orange et blanche rafraîchie tous les 5 ans fut choisie pour répondre aux règles de sécurité de l’aviation. Sa surface est parsemée de 180 ampoules qui permettent de l’illuminer à la nuit tombée toute l’année ou pour des évènements spéciaux.

On réalise toute la prouesse technique de cette construction « hors du temps » en observant les rares photographies de l’époque. En effet, Tokyo est alors relativement plat, constitué essentiellement de petites constructions et de nombreuses maisons traditionnelles en bois. Difficile d’imaginer qu’à peine quelques années auparavant le pays était doublement touché par la bombe atomique. Aujourd’hui, depuis les buildings ultra-modernes avoisinants, la vue est à couper le souffle dès la tombée de la nuit… Attention cependant, le cocktail avoisine les 30 euros !

Inaugurée le 23 décembre 1958, la tour n’a cessé depuis d’accueillir du public, plusieurs millions de personnes chaque année, et le chiffre symbolique de 150 millions de visiteurs depuis son ouverture fut atteint en 2006. Les touristes viennent profiter de la vue et de ses attractions : la Tour de Tokyo abrite notamment des restaurants, des magasins, deux observatoires, deux musées et un aquarium géant de 50 000 poissons…

Source : tumblr.com

Si elle n’est plus la construction la plus haute de Tokyo depuis l’inauguration en 2012 de la Tokyo Sky Tree (et ses 634 mètres), elle demeure pour les Tokyoïtes, surtout ceux issus de la génération du baby-boom qui l’a vue naître, le symbole nostalgique de la renaissance d’un Japon optimiste tourné vers un avenir prospère, une confiance depuis écornée par l’éclatement de la bulle économique dans les années 90, le déclin progressif de l’économie japonaise et le vieillissement de la population qui inquiète le pays depuis les années 2000.

S. Barret


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Sources : 20min.ch / great-towers.com / japantimes.co.jp / japantimes.co.jp / nytimes.com

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