Les Japonais prennent peu à peu conscience de l’énorme gaspillage, quantité de déchets et pollution que leur mode de vie consumériste engendre. La jeune génération éveille lentement sa conscience écologique et des municipalités agissent enfin pour lutter contre les tonnes de déchets qui s’accumulent dans leurs centres de récupération. Sous pression, le ministère de l’environnement a annoncé vouloir réduire d’un quart la quantité de déchets plastiques d’ici 2030. Mais la bataille est loin d’être gagnée. En ligne de mire, les konbini (コンビニ) particulièrement à la traîne sur la question du gaspillage alimentaire, mais également les ménages japonais.

Pendant longtemps les poubelles de l’Archipel furent convoyées dans des pays asiatiques – le Chine en tête – pour y être traitées. Loin des yeux, loin des responsabilités individuelles et collectives. Mais cette époque est révolue. Depuis 2018, La Chine refuse désormais les déchets japonais (et occidentaux) qui ont été redirigés en urgence vers l’Asie du Sud-est, la Thaïlande, l’Indonésie et le Vietnam.

Une solution provisoire et instable. Ces pays envisagent à court terme d’interdire à leur tour l’import de déchets à l’instar de la Chine. Et en l’absence de la mise en place d’une politique d’ampleur, les centres de tris et de récupération japonais sont d’ores et déjà submergés de déchets. En d’autres termes, le Japon fait face à moyen terme à une impossibilité systémique de traiter ses propres déchets. La carte de l’aveuglement collectif et de l’indifférence ne pourra plus se jouer bien longtemps.

Crédit : KYODO / Japantimes

En plus des déchets issus pour beaucoup d’emballages, chaque année, le Japon jette 6 millions de tonnes de denrées comestibles. Sont particulièrement pointés du doigt les supermarchés et les konbini, ces supérettes aux travailleurs surmenés que l’on trouve à quasi tous les coins de rue, ouvertes jour et nuit. Sadanobu Takemasu, président de Lawson, a avoué que au moins 10% des boulettes de riz et bentos vendues par l’enseigne finissaient par être jetées. À l’échelle du pays, qui compte plus de 6 500 konbini Lawson, on mesure la quantité effarante de nourriture jetée chaque jour ! De plus, dans le cas des konbini, ce gaspillage de nourriture se combine avec des déchets plastiques puisque les plats sont emballés pour être vendus, puis ré-emballés en caisse avec son lot de couverts en plastique, eux mêmes emballés dans du plastique… En fait, on peut dire sans prendre de risque que le konbini est le royaume du plastique jetable au Japon.

Hasard calendrier, les responsables des chaînes majeures de konbini, Lawson et Seven-Eleven ont annoncé vendredi 17 mai leur volonté d’enrayer le gaspillage en mettant en place des promotions sur les produits (bentos, boulettes de riz) approchant de leur date d’expiration. De plus, les clients bénéficieront d’un bonus d’une valeur de 5 % du prix d’achat de ces articles en limite de péremption s’ils sont adhérents au programme fidélité de l’enseigne. Alors que Seven-Eleven dispose de 20 700 points de vente (soit la moitié des 50 000 combini au Japon avec Lawson) l’impact d’une telle mesure se ferait immédiatement à grande échelle. Un tout petit début de prise de conscience qui rejoint un mouvement mondial contre le gaspillage alimentaire porté par l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture.

Le FAO déplore chaque année le gaspillage de 1,3 milliard de tonnes de denrées alimentaires dans le monde alors que dans le même temps un humain sur neuf (soit 815 millions de personnes) est sous-alimenté. L’ONU plaide également pour réduire de moitié le gaspillage alimentaire mondial d’ici 2030 par une surveillance accrue des chaînes de production et de distribution. D’autant plus que la production d’aliments en trop et son élimination engendrent une consommation d’énergie inutile, donc des rejets de CO2 dans l’atmosphère, contribuant au problème du désastre climatique en devenir. Réunis à Niigata au début du mois de mai, les ministres de l’Agriculture du G20 se sont engagés à agir pour réduire le gaspillage alimentaire. Malheureusement, ces engagements verbaux touchent-ils aux problématiques systémiques de fond ?

Au Japon, le ministre des Affaires étrangères a ainsi déclaré le 12 mai : « La productivité doit augmenter et la distribution doit être plus efficace, notamment en réduisant les pertes et le gaspillage alimentaire, afin d’assurer une sécurité alimentaire et d’améliorer la nutrition pour la population mondiale croissante ». Signe d’une prise de conscience actée ? on l’espère fort, sans être totalement convaincus. Le fait même de déclarer vouloir augmenter la productivité – donc la croissance des activités humaines – rajoute de l’huile sur le feu. En pleine crise écologique globale, l’idée qu’il soit possible de générer de la croissance verte semble toujours séduire les décideurs politiques. Mais comment agir sur le fond sans attendre un nouveau scandale médiatique ?

En janvier déjà le gouvernement était intervenu suite à un scandale révélé sur les réseaux sociaux : y avaient été publiées des photos d’importantes quantités de rouleaux de sushi jetés à la poubelle provoquant la colère des internautes japonais. Un tel gaspillage rendu visible est inadmissible pour une population qui, paradoxalement, souhaite sincèrement éviter le gaspillage à une échelle individuelle. Le ministère de l’Agriculture, des Forêts et de la Pêche avait alors appelé les industriels à ne pas surproduire. Mais il s’agissait d’une demande qui n’engageait structurellement à rien… et qui n’aura donc rien changé.

Sans commentaire…

Mais si la tendance est à se concentrer sur les combinis & supermarchés, il ne faut pas oublier qu’ils ne représentent « que » 10% du gaspillage alimentaire total au Japon. La majeure partie de ce gaspillage provient en effet des ménages (environ 45%), des usines de transformation alimentaires (environ 22%) et des restaurants (environ 21%). Et justement ces derniers sont frileux à agir sur la question du gaspillage. Car ils craignent de perdre des clients au profit de la concurrence s’ils réduisaient les portions servies ou l’offre disponible. Pour contourner le problème, la société Prince Hotels Inc propose dans son restaurant de la ville balnéaire de Karuizawa le choix entre des assiettes aux portions de tailles différentes. Une manière de ne pas froisser un client et de le laisser décider de la quantité de nourriture qu’il souhaite déguster plutôt que de lui imposer directement. Mais une telle problématique ne manquera pas d’étonner les visiteurs occidentaux, tant les portions au Japon semblent déjà globalement plus petites qu’ailleurs.

Pourtant, une solution plus simple et plus efficace existe déjà. L’option du « doggy bag » ! En permettant aux clients de rapporter chez eux les restes de leur repas, la question du gaspillage côté client ne se poserait plus (même si celle côté cuisine resterait entière). Inimaginable dans la plupart des restaurants japonais ! Mais les mentalités évoluent. Les établissements de la chaîne de restauration Skylark – genre de restaurant familial populaire – proposent désormais à leurs clients d’emporter les restes de leur repas. Mais l’idée doit encore faire son bout de chemin partout ailleurs. À ce jour, une telle demande est le plus souvent poliment refusée et semble même parfois profondément perturber les serveurs, pas vraiment formés à ce genre de service.

Déchets en marge du marché aux poissons de Tsukiji avant son déménagement. Source : flickr

Enfin, reste une autre habitude alimentaire contribuant au gaspillage contre laquelle le Japon doit lutter. Le fait que les Japonais privilégient la consommation de produits ultra-frais, pour des raisons autant gustative que de sécurité alimentaire. Avec comme conséquence la mise à la poubelle immédiate d’un produit un tant soit peu défraîchi bien qu’encore consommable plusieurs jours. Une culture qui pousse les konbini à faire de même pour éviter toute critique sur la fraîcheur des produits. La boucle de ce cercle infernal est bouclée. Là encore, un travail de fond sur les mentalités reste à opérer.

Nous voilà donc face à une impasse où culture et économie barrent la route à toute évolution possible, ou presque. Du konbini aux restaurants en passant par les industries, le serpent du monde moderne se mord la queue. Les autorités espèrent réduire le gaspillage ménager de moitié d’ici 2030 par rapport aux chiffres de l’an 2000. Cela passera inévitablement par une sensibilisation globale de la population et la remise en cause d’habitudes alimentaires fortement ancrées, mais aussi des changements structurels courageux que seuls les décideurs peuvent imposer. En bref, la lutte contre le gaspillage alimentaire ne fait que commencer au pays du soleil levant.

S. Barret


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