Il y a peu, un ex-détenu nous partageait son expérience traumatisante dans une prison japonaise. Alors que certains aspirent à retrouver la liberté, d’autres veulent volontairement finir leurs jours incarcérés en dépit des conditions difficiles réputées des prisons japonaises. Ces individus sont tous des personnes âgées à le retraite… Depuis le milieu des années 2000, un phénomène surprenant ne cesse de s’amplifier au Japon : des personnes du troisième âge commettent des délits dans le but d’être incarcérées au motif qu’elles bénéficient de meilleures conditions de vie en prison qu’en liberté. Situation cynique unique au monde d’une société qui semble avoir abandonné ses anciens au point où l’enfermement, normalement synonyme de privation de liberté, devient une délivrance. Décryptage.

Le faible taux de nativité japonais fait qu’aujourd’hui plus d’un quart de la population nippone a plus de 65 ans. C’est également au Japon qu’on trouve un des plus grands nombres de centenaires. Un vieillissement de la population record couplé à une baisse de la population qui n’est pas sans poser de nombreux problèmes de société, notamment le manque de main d’œuvre jeune, l’incapacité structurelle à financer les retraites et la prise en charge couteuse des soins médicaux dont de nombreuses personnes âgées ont besoin. Mais il existe un problème pour le moins incongru : la délinquance chez certains seniors.

Car si la délinquance juvénile est pratiquement inexistante au Japon, celle des seniors de plus de 65 ans ne cesse d’augmenter : en 2015, elle dépassait même pour la première fois celle des jeunes entre 14 et 19 ans. En prison, les détenus de plus de 60 ans représentent 20% de la population carcérale. Le plus étonnant, c’est qu’il s’agit d’une situation recherchée par la majorité de ces « délinquants » du troisième âge qui, en dépit de la privation de liberté, préfèrent vivre en prison que de subir la pauvreté de plein fouet. Entièrement financée par l’État, la prison apporte, de la manière la plus radicale, la solution à leurs problèmes économiques.

Mais de quels crimes papys et mamys peuvent-ils bien se rendre coupables ? La plupart des délinquants japonais du troisième âge se font arrêter pour des délits mineurs mais répétés, sept fois sur dix pour du vol à l’étalage : 35% des vols dans le pays sont d’ailleurs le fait de personnes de plus de 60 ans, et 40% récidivent plus de six fois ! Ce chiffre parle de lui-même. Les peines encourues au Japon pour des délits mineurs, indépendamment de l’âge, sont particulièrement sévères. Voler un simple sandwich vous fait encourir jusqu’à deux ans de prison au Japon ! Un allez simple gratuit à une prise en charge de l’État visiblement plus attrayante que les montants ridicules des pensions.

Les causes derrière ce phénomène : l’action conjuguée de la pauvreté et de la solitude auxquelles de nombreux seniors cherchent à échapper avec aussi l’assurance de recevoir des soins médicaux gratuits en prison. Nous avions évoqué cette situation extrême dans Japon, Macdo, Papi et Mamie…Il est à noter qu’autrefois, les parents japonais âgés vivaient chez leur fils aîné qui héritait des biens familiaux tandis que sa femme, qui à son mariage abandonnait sa famille pour intégrer celle de son époux, prenaient soin de ses beaux-parents. C’était le système du ‘ie’ aboli du Code Civil en 1947. Après la guerre, le Japon a connu une forte expansion économique qui s’est accompagnée de la migration de nombreux jeunes de la campagne vers la ville pour trouver du travail ou faire des études. Le sphère familiale classique fut alors éclatée.

La famille nucléaire (parents-enfants) est ainsi devenue le nouveau modèle familial. Une des raisons : les appartements en ville, exigus et aux loyers élevés, ne permettaient plus à plusieurs générations (jusqu’à 4) de vivre sous le même toit. Aujourd’hui, les deux membres d’un couple doivent généralement travailler dur pour pouvoir soutenir un mode de vie très coûteux en ville. Les couples deviennent ainsi réticents à devoir s’occuper de leurs beaux-parents, une charge à la fois matérielle et psychologique qui était loin d’être toujours facile à vivre par le passé. D’où, notamment, la pratique du divorce posthume qui augmente d’année en année : les veuves y ont recours pour éviter d’avoir à charge, au moins financièrement, leurs beaux-parents. Cependant, de nombreuses familles continuent de prendre soins de leurs anciens en particulier à l’extérieur des métropoles. Mais la vie moderne à plusieurs n’est pas toujours facile, surtout avec une longévité record qui n’existait pas avant. Imaginez : On parle de nombreuses situations où les parents approchent la centaine d’années avec des enfants qui ont plus de 70 ans… 

Image : Laurent Ibanez

Du fait de ce changement sociétal majeur, on compte désormais au Japon 6 millions de personnes âgées isolées. 40% d’entre elles sont coupées de toutes relations sociales avec leur famille (s’il leur en reste) ou leurs voisins, soit une augmentation de 600% entre 1985 et 2015. Avec comme conséquence l’émergence d’un phénomène nommé ‘kodokushi‘, soit la mort dans la solitude, qui a touché 30 000 seniors en 2016. Un chiffre en hausse constante depuis plus de 10 ans et qui n’est pas prêt de faiblir. Sous l’effet de la précarité, il est d’ailleurs courant d’observer des fastfoods comme Macdonald envahis de personnes âgées qui y apprécient le confort pendant une journée entière pour un simple café à 70 cents.

Les personnes âgées les plus vulnérables sont les femmes car à leur solitude s’ajoute souvent la précarité financière : 50% des femmes âgées de plus de 65 ans vivent sous le seuil de pauvreté (contre 29% des hommes), leur retraite devenant insuffisante après la mort de leur mari. D’où leur forte représentation en prison où une femme sur cinq emprisonnée a plus de 65 ans. Le vol à l’étalage est le motif d’incarcération pour 90% de ces femmes. Et quand bien même des personnes âgées souhaiteraient continuer à travailler, elles se heurtent le plus souvent à des difficultés en raison de leur âge avancé limitant leur employabilité. Elles se retrouvent ainsi prises dans une spirale sans fin : démunies et trop honteuses de leur situation pour demander de l’aide, elles volent de quoi manger, se retrouvent en prison, sont libérées à la fin de leur peine, mais toujours sans soutien familial ni ressources financières suffisantes, ne s’offre à elles que la voie de la récidive… C’est ainsi que 25% des anciens détenus de plus de 65 ans récidivent dans les deux années suivant leur libération, le taux plus élevé toutes tranches d’âge confondues.

Le Centre de détention de Tokyo. Source : wikimedia

En réponse à cette population carcérale particulière, le gouvernement construit en ce moment des prisons adaptées aux besoins des détenus âgés. Un programme de soutien social pour accompagner les vieillards récidivistes a aussi été mis en place ainsi que des politiques pour augmenter le personnel soignant. Mais le vieillissement de la population étant amené à s’accélérer (40% de la population japonaise aura plus de 65 ans en 2060) dans les années à venir, ces mesures risquent fort d’être insuffisantes. Et si dans une certaine mesure l’emploi de robots pourra pallier au manque de personnel, le vrai défi réside plutôt dans la reconstruction du lien social et des revenus qui permettent aux seniors de vivre décemment pour casser ce cercle vicieux, pour qu’il ne fasse plus mieux vivre en prison qu’en dehors. Malheureusement, le Japon est infiniment endetté et aucune solution ne semble envisageable alors que les jeunes se font rares.

Si la vie sous le soleil levant semble vraiment attractive pour nombre d’occidentaux, la réalité est beaucoup plus difficile pour certaines catégories de la population selon leur âge. Et pour nous, comment ce sera quand nous seront vieux au Japon ? Faut-il déjà se préparer à vivre sans aide ni espoir ? Comme le disait la fameuse chanson d’Alphaville : Things are easy when you’re big in Japan… (Les choses sont faciles quand tu es grand {puissant} au Japon).

Mr Japanization


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Sources : mashable.france24.com / bloomberg.com / dailymail.co.uk / scmp.com / cnbc.com / washingtonpost.com / Photographie d’entête par Shiho Fukada