À première vue, cette publicité ne pose aucun problème. Une jeune fille chante à cœur ouvert dans son smartphone qui transforme sa prestation en émoji mignon. Et pourtant, à la toute fin, ce message d’amour, c’est un riche salaryman d’une cinquantaine d’années qui le reçoit… Un choix marketing très peu probable dans tout autre pays. Mais au Japon, ça passe sans faire de vague. Explications.

Ce n’est plus un secret pour personne, le Japon est un pays qui reste profondément patriarcal en dépit de son extrême modernité. En pratique, ceci se traduit par des écarts de salaires toujours très importants à responsabilité égale, un corps de la femme systématiquement utilisé à des fins commerciales, une sexualisation exacerbée des jeunes filles dans les médias, une énorme pression économique sur les épaules des hommes (en lien avec le phénomène du suicide et des hikikomori), une banalisation du harcèlement sexuel avec une impossibilité structurelle pour les victimes de viols de réclamer justice, et globalement une difficulté à s’émanciper en tant que femme « libre » dans la société japonaise. Bref, une société où l’égalité des droits entre les sexes est encore un doux rêve.

La vidéo

https://www.youtube.com/watch?v=TW0gnmWaIA4

Après plusieurs années de vie au Japon, les petits détails de ce patriarcat nous semble de plus en plus visibles. L’un de ses fruits est la toute puissance des hommes de pouvoir sur les jeunes filles. C’est ce sujet délicat, sur lequel il est difficile de mettre un nom, que nous aborderons ici à travers l’exemple d’une publicité très populaire en ce moment. Une récente publicité pour l’iPhone X, qui passe en boucle sur tous les écrans au Japon au point qu’on en retient l’air par cœur, qui nous jette en pleine face cette réalité. Celle-ci affiche une jeune fille de 26 ans (Mitsuki Takahata) qui hurle son amour dans son smartphone, à travers un émoticône animé, le tout sur une plage devant un coucher de soleil. On découvre en fin de publicité que le message d’amour singulier était destiné à un salaryman d’une 50aine d’années (54 ans exactement) qui pourrait être son père. On peut l’observer dans un bureau luxueux, perché dans les hauteurs d’un grand building d’une entreprise réputée. Avant d’aller plus loin, notons que ce n’est pas juste l’écart d’âge qui est problématique ici, toutes formes d’amour étant possibles tant que les parties sont adultes et libres. C’est un peu plus complexe que ça…

Avant tout, il faut comprendre que dans le contexte médiatique et culturel japonais, la situation inverse serait totalement impossible. Les femmes de 50 ans ne sont jamais (ou infiniment rarement) illustrées comme ayant un statut élevé à cet âge. Au contraire, elle est dépeinte dans ces mêmes publicités comme avide de crèmes anti-rides et de produits sanitaires pour nettoyer la maison, et plaire ainsi aux hommes. La femme d’âge mûr est appelée à rester jeune et docile pour plaire au sexe opposé. L’homme du même âge, lui, est affiché comme un consommateur potentiel de très jeunes filles dans un rapport de force lié à la possession d’argent, que ce soit par influence ou via la prostitution dans les nombreux bars à escorts de la capitale. C’est précisément ce qui donne un très mauvais goût à cette publicité, mais pas seulement…

En effet, depuis toutes ces années, il nous arrive régulièrement d’observer des scènes peu communes dans le métro, les restaurants ou les bars. Il est assez courant d’observer de très jeunes filles qui accompagnent des hommes mûrs, salarymen, professeurs et autres figures d’autorités quelconques. Et on ne parle même pas ici de prostitution dans un quartier chaud de la capitale ou d’attouchements d’étudiantes dans un métro (problématiques à part entière) mais bien de d’une prise d’autorité intellectuelle, sentimentale et/ou économique sur des jeunes filles tout à fait normales. Ainsi, nous avons vu à plusieurs reprises de jeunes étudiantes, dont certaines sortaient à peine de l’enfance (15 ans) en relation ouverte avec des hommes de l’âge de leur père (50 ans et plus). Leur comportement ne laisse le plus souvent aucun doute sur la question.

Plus largement, le monde des stars japonaises et autres figures populaires, dont l’influence sur la jeunesse est majeur, est parsemé d’exemples où de très jeunes « idoles » terminent en couple avec leur manager 30 ans plus vieux qu’elles. Une réalité qui ne date pas d’hier, effleurée notamment dans l’excellent film d’animation Perfect Blue signé Satoshi Kon. Comment ne pas également songer au cas très médiatisé de Yukiko Okada, une jeune chanteuse de 18 ans qui s’est suicidée dans les années 80 en sautant d’un building, le cœur brisé par un acteur assez vieux pour être son père. Sa mort fut un tel choc pour ses fans que plusieurs d’entre eux vont se donner la mort à leur tour depuis le toit du même bâtiment dans une mini-hystérie suicidaire. Plus récemment, de multiples affaires de viols ont fait la une des médias japonais, impliquant le plus souvent des hommes d’âge mûr travaillant à des postes importants. Cet été, c’est le cas d’un professeur d’université qui harcelait sexuellement ses élèves qui a été exposé dans les médias. L’homme a répondu que ce harcèlement sexuel était un simple hobby. Enfin, une étude récente a révélé que la moitié des infirmières à domicile au Japon avaient déjà été victimes de harcèlement sexuel pendant leur travail. Et il s’agit là d’une poignée d’éléments non exhaustive.

Extrait de Perfect Blue.

À ce stade, on pourrait se dire, comme beaucoup de monde, que « c’est normal ici », « c’est culturel » ou « on peut pas critiquer leur pratique ». Après tout, le culte de l’autorité et de l’entreprise est tout puissant au Japon, au point d’impacter les relations sociales les plus intimes. Mais ce serait fermer les yeux sur le fond du problème, l’envie d’émancipation d’une large part de la population et l’idée que toute société n’évoluerait jamais. Les droits des femmes avancent au Japon et de très nombreuses personnalités osent aujourd’hui s’exprimer sur ce contrôle des figures d’autorités masculines dans le travail et dans l’intimité, avec et sans consentement.

La publicité d’Apple est particulièrement parlante, pas simplement dans le fait que l’homme soit cinquantenaire, mais de sa position sociale. La fille est dépeinte comme instable, fofolle, un peu stupide. Exprimer ouvertement ses sentiments est perçu comme une forme de faiblesse ou d’infériorité au Japon. L’homme est décrit au contraire comme ayant du pouvoir économique : il incarne la réussite sociale et le but à atteindre dans la société capitaliste japonaise : finir cadre dans une grande entreprise et gagner beaucoup d’argent pour, notamment, avoir le pouvoir de s’acheter « socialement » la compagnie de jeunes filles qui n’ont pas ce statut économique et ne peuvent éventuellement s’en approcher (plafond de verre oblige) qu’en s’abandonnant dans les bras de ce type de personnage. Comment ne pas penser au concept de « Born Sexy Yesterday » ?

Partout, on vend donc une image masculine liée à l’argent et à la réussite économique, ce qui n’est pas sans créer une pression sociale énorme chez les jeunes hommes. Parallèlement, on vend l’image de femmes éternellement jeunes, peu sérieuses, légères, dociles. Ceci forme un imaginaire collectif qui influence inévitablement les comportements individuels. Ceci n’est pas qu’un hasard culturel mais bien une perpétuation structurelle des inégalités : les individus cadres dans les services médias sont majoritairement des hommes qui transmettent une image intériorisée et qui leur est profitable. Comme l’ont théorisé de nombreux sociologues, les individus perpétuent l’ordre social de leur temps même inconsciemment, ce qui le rend par définition peu évolutif. Les inégalités et le patriarcat se médiatisent ainsi par tous les canaux disponibles et se perpétuent à travers les comportements.

Le lien entre cette promotion de la hiérarchisation des rapports hommes/femmes et les scandales sexuels, les viols et le harcèlement ne saute pas aux yeux. Pourtant, le sentiment de toute puissance, de contrôle, de supériorité de l’homme sur la femme, c’est ce qui anime les individus qui vont coincer une jeune fille dans le métro de Tokyo pour passer leur main dans sa culotte. C’est ce même sentiment qui poussent certains patrons à essayer d’abuser sexuellement de jeunes recrues dociles à l’abri des regards, tout en sachant que leur témoignage ne sera pas entendu. C’est le même mécanisme qui incite des individus à avoir recours à la prostitution d’étudiantes mineures, une exception dont le Japon se passerait bien. Ils savent que ces comportements ont peu de chance d’être jugés ni socialement, ni légalement.

Ainsi, soumises à l’image de l’autorité masculine, jouissant de faibles revenus, bombardées d’une symbolique les incitants à suivre les ordres provenant d’une figure d’autorité, certaines jeunes filles acceptent par défaut les avances sexuelles qui leur sont faites par mécanisme d’essentialisation. Ainsi, le culte de la supériorité masculine est tellement répété, médiatisé et intégré aux structures de la société (et pas qu’au Japon) qu’il en devient une composante essentielle, acceptée et soutenue par nombre de femmes elles-mêmes. L’idée même d’un féminisme comme on l’entend en occident est d’ailleurs hors de propos au Japon. Les Japonaises doivent généralement découvrir la cause féministe au contact d’autres cultures ou en lisant des ouvrages de leur propre chef. Le « système », lui, rejette ces éléments par défaut car il lui sont inconcevables pour pérenniser son existence.

Ceci étant, toute raison gardée, il manque encore d’études sociologiques approfondies sur la question. Cette intuition profonde, observée et partagée, peut au mieux inviter de jeunes étudiants à se pencher sérieusement sur cette problématique sociale à l’avenir et, éventuellement, donner un bon coup de pied dans cette fourmilière en mode Bourdieu. Car, n’en doutons pas, l’étude des autres cultures nous permet de mieux appréhender la nôtre.

– D.K.


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