Empreints des valeurs shintoïstes, les habitants du Japon sont traditionnellement réputés pour vivre en symbiose avec la nature. Leur vision d’un modèle de développement respectueux de l’environnement ne trouve d’équivalent nulle part ailleurs. Pourtant, l’entrée dans la modernité a plongé l’archipel dans un rapport très contrasté avec l’environnement. Pour le meilleur comme pour le pire, le Japon cultive les contrastes. Le Japon devrait-il servir d’exemple au reste du monde pour limiter l’impact anthropique sur l’environnement ? C’est ce que nous allons tenter de voir.

La rigidité de la conception japonaise d’un modèle de développement soucieux de l’environnement

Au Japon, l’économie circulaire a été adoptée très tôt comme étant le seul et unique modèle de développement souhaitable. L’économie circulaire se définit comme le modèle intégrant l’ensemble du cycle de vie des produits conçus avec un objectif de  »boucler la boucle ». C’est-à-dire en les réutilisant. Ce concept s’oppose à l’économie linéaire (produire, consommer et jeter). Cette approche très « post-moderniste » était pourtant la norme pendant le Japon féodal où les ressources – limitées – étaient systématiquement utilisées à leur plein potentiel, de l’eau de cuisson du riz aux braises en passant par une gestion respectueuse des forets.

Des siècle plus tard, l’économie circulaire est considérée comme l’un des piliers de la transition écologique dans les pays les plus engagés dans les problématiques environnementales. L’idée est d’économiser les matières premières, de l’énergie, de créer de la richesse et des emplois. Mais à partir des années 1960, le Japon connaît un essor économique fulgurant qui ne sera pas sans conséquence. Cette croissance économique s’accompagnera d’une hausse du volume des déchets et des différentes pollutions qui découlent de l’industrialisation; plastiques notamment. Face à ces événements aux effets irrésistibles, l’archipel s’est doté, dans les années 1990, d’un véritable arsenal législatif afin de répondre à ces nouvelles problématiques environnementales. Soit pratiquement 20 ans avant le reste du monde.

L’État du Japon a été l’un des premiers pays à rompre avec la conception linéaire  »produire, consommer, jeter » pour adopter le concept des 3R (réduction, réutilisation, recyclage) en promulguant une loi cadre du 2 juin 2000, entrée en vigueur le 6 janvier 2001, qui promeut le concept de « sound material-cycle society ». Ce concept désignera « une société dans laquelle la consommation de ressources naturelles sera préservée et la charge environnementale sera réduite dans toute la mesure du possible, en empêchant ou en réduisant la production de déchets, etc. des produits, etc., en promouvant une utilisation cyclique appropriée des produits, etc. lorsque ces produits, etc. sont devenus des ressources circulantes, et en assurant une élimination appropriée des ressources circulantes non utilisées de manière cyclique » (article 2).

Cette loi du 2 juin 2000 dénommée  »Basic Act on Establishing a Sound Material-Cycle Society » prévoit, en outre, que « la création d’une société respectueuse du cycle des matériaux doit être entreprise de manière à promouvoir la réalisation d’une société qui peut se développer de manière durable tout en développant une économie saine avec une charge environnementale minimisée, en menant des actions pertinentes de manière volontaire et proactive, basées sur le potentiel technologique et économique » (article 3). A partir du Basic Act on Establishing a Sound Material-Cycle Society se développera le concept de  »société respectueuse du cycle de vie des matériaux et de la gestion des déchets » correspondant à la circularité des ressources comme modèle de croissance et de développement respectueux de l’environnement au Japon. Une croissance respectueuse ? 20 ans après, le doute est permis, les effets de cette politique restants limités.

Comme le souligne le Service économique régional de Tokyo, « le périmètre opérationnel de l’économie circulaire au Japon est limité au champ traditionnel des déchets qu’il s’agit de prévenir, de réutiliser ou de recycler. Ainsi, certains aspects des politiques d’économie circulaire en Europe comme l’approvisionnement durable, le développement de nouveaux services ou encore les modifications des modes de consommation ne font pas partie du spectre opérationnel de l’économie circulaire au Japon ». Ce qui atteste qu’il peut exister une approche différente d’un pays à un autre sur un même sujet. Cette différence d’interprétation engendre, très souvent, un champ d’action et un mode opérationnel en tout, ou en partie, différent.

Les deux raisons principales ayant poussé le Japon a choisir l’économie circulaire sont dues à la forte densité de sa population couplée à un espace d’enfouissement limité et à des ressources nationales en métaux et minéraux très limitées. C’est ainsi que le reconditionnement et le recyclage lui sont rapidement apparus comme des solutions attractives du point de vue économique. La conception de l’économie circulaire nipponne n’échappe pas à la catégorisation dans la gestion des déchets. D’ailleurs, elle est même centrée sur cette approche.

Premièrement, Pays du Soleil-Levant est, encore un fois, précurseur en ce qui concerne la prévention et la gestion des déchets alimentaires depuis la loi « Food Waste Recycling » de mai 2001. Toutefois, le Service économique régional de Tokyo rappelle à juste titre que « ce cadre législatif ne couvre pas l’entièreté de la chaîne logistique et les taux de recyclage demeurent très inégaux entre producteurs, distributeurs et services de restauration », et, a estimé que le « gaspillage alimentaire est particulièrement élevé au Japon : avec une perte totale de 6 millions de tonnes par an — soit deux fois plus que l’ensemble de l’aide alimentaire mondiale ». Ce qui représenterait, toujours selon le Service économique régional de Tokyo, que « chaque Japonais jette en moyenne l’équivalent d’un bol de riz par jour ». Il suffit d’observer les konbini pour le réaliser : le soucis de l’ultra-fraicheur et de l’abondance des denrées alimentaires en magasin génèrent un roulement important. Chaque soir, des quantités importantes de nourriture sont discrètement jetées à la poubelle.

Deuxièmement, le Japon a un territoire pauvre en matières dites rares. Matières pourtant indispensables pour conserver son leadership dans le domaine des nouvelles technologies. La solution des autorités nipponnes pour s’affranchir de sa dépendance en terres rares chinoises : exploiter les mines urbaines (les masses de déchets électroménagers) présentes sur son propre territoire. Cependant, des réflexions quant à la complexité du recyclage de la multitude des ressources rares que peut contenir un seul et unique appareil électronique sont toujours en cours. Troisièmement, d’après le SER de Tokyo, « à la fin du 20ème siècle au Japon, les déchets générés lors des chantiers représentaient près de 20% du volume total des déchets industriels et 70% des déchets illégalement déversés dans la nature. Pour remédier à ces pratiques néfastes pour l’environnement et dans le cadre de la mise en œuvre du Plan pour une société respectueuse du cycle des matériaux et de la gestion des déchets, le Japon a promulgué depuis 2000 une série de lois établissant les axes prioritaires d’une gestion effective des déchets de construction.

Grâce à ces mesures, le taux de recyclage des déchets issus de la construction a nettement augmenté depuis les années 1990, jusqu’à atteindre – selon les chiffres officiels – les 96% en 2012. Néanmoins, si le taux de recyclage a fortement augmenté, la quantité de déchets générée peine à diminuer ». Pour cause, les japonais sont friands de la démolition systématique. Une maison de plus de 20 ans est déjà considérée comme « vieille » et le prix élevé des terrains pousse les vendeurs à détruire systématiquement les habitations pour focaliser leur offre sur de nouvelles possibilités de construction. Ainsi, le paysage urbain change de manière permanente.

Quatrièmement, le cas des déchets plastiques est certainement le plus important puisque cette matière pétrochimique est omniprésente et sur-utilisée. Les denrées alimentaires, particulièrement, sont emballées encore et encore au nom d’un hygiénisme quasi maladif. Grand opposant à la limitation de la production et de la consommation de plastique, Tokyo a été contraint de revoir sa position notamment et surtout à la suite de l’arrêt, par la Chine en 2019, des importations de ces déchets pour ne pas devenir la « poubelle du monde ».

Depuis, environ 60% des déchets plastiques sont soumis au « recyclage thermique », ce qui signifie qu’ils sont simplement incinérés pour produire de l’énergie. Ici encore, le mot recyclage prend un autre sens au Japon quand on sait que le plastique incinéré est présenté comme ayant été recyclé… La capacité de stockage des déchets au Japon est totalement saturée et cette technique est beaucoup moins couteuse, économiquement parlant, qu’un recyclage mécanique. Une partie des autres 40% est enfouie, notamment aux fins de créer des îles artificielles. Par exemple, le quartier d’Odaiba, dans la baie de Tokyo, est entièrement construit sur des déchets, ce qui n’est pas sans générer quelques risques structurels en cas de tremblement de terre. Autant que le recyclage à proprement parler n’est que superficiel. Cependant, le Japon a récemment décidé d’interdire la gratuité des sacs plastiques en rendant leur distribution payante. L’État nippon s’est également engagé à réduire de 25% la production et la consommation de plastiques pour 2030 et à recycler 100% des déchets plastiques pour 2035.

Ensuite, le développement du concept de  »société respectueuse du cycle de vie des matériaux et de la gestion des déchets » est présenté comme étant un modèle de croissance et de développement respectueux de l’environnement. Ici, la valorisation des déchets passe par la circularité qui repose elle-même sur la démarche des 3R. Néanmoins, cette stratégie des 3R doit, dans les faits, être prise avec des pincettes. En effet, pour ce qui est de la notion de  »réduction », au Japon, la quantité de déchets a constamment baissé depuis 2000 mais depuis 2011 la tendance est à la stagnation. La  »réutilisation » est excellente puisque le taux de  »recyclage » est lui-même compris entre 69 et 86% selon les catégories de déchets (toujours, selon le prisme officiel). Cela dit, sur un taux de recyclage du plastique frôlant les 90%, 68% sont en réalité soumis au recyclage thermique (brulé). 22% seulement est recyclé mécaniquement, chimiquement ou est enfoui. A titre de comparaison, la France recycle 26% de ses déchets plastiques et la moyenne européenne est de 30%.

Face à ces difficultés, la stratégie du Japon est souvent assimilée à une politique des 2R, voire des 1,5R, plutôt que des 3R. On est donc bien loin d’un modèle écologique idéal hérité du Japon féodal. Heureusement, de nombreuses initiatives locales viennent contribuer au concept d’économie circulaire nippon et au concept de  »société respectueuse du cycle de vie des matériaux et de la gestion des déchets ». L’exemple le plus marquant est celui d’un petit village, devenu une fierté nationale. Il s’agit de Kamikatsu-chō, commune de 1 600 habitants située dans le district de Katsuura dans la préfecture de Tokushima, qui est une ville avec un objectif zéro déchet, depuis 2003, pour l’horizon 2020. Avec ses 45 bacs de tri pour 13 catégories différentes, la ville a recyclé mécaniquement plus de 80% de tous ses déchets en 2016 d’après la Zero Waste Academy. Un miracle local possible car la ville est isolée en pleine nature, loin de la société de consommation de la métropole.

La récente évolution du principe d’économie circulaire japonais

Le champ opérationnel de l’économie circulaire nippon est théoriquement limité à la gestion des déchets selon la démarche des 3R dans le but de maintenir la croissance économique. Ces dernières années, le périmètre d’action du concept d’économie circulaire a été renforcé et enrichi, notamment avec l’impulsion de nouveaux objectifs.

Le cadre législatif garantissant une  »société respectueuse des matériaux et de la gestion des déchets » se compose en trois niveaux. Au sommet, il y a deux lois fondamentales (la première sur l’environnement adoptée en 1994 et la seconde relative à l’établissement d’une société respectueuse du cycle des matières de 2001). Deux lois complémentaires : une  »loi sur la gestion des déchets et l’assainissement public » et une  »loi sur la promotion de l’usage efficace des ressources » viennent, avec les cinq lois sectorielles axées sur un type de déchet particulier, compléter le dispositif législatif.

Source : Ministry of the Environment, Japan.

C’est sur la base de la loi fondamentale de 2001 relative à l’établissement d’une société respectueuse du cycle des matières qu’est formulé chaque plan d’action fondamental renouvelé quinquennalement. Il définit une direction à long terme pour l’avènement d’une  »société respectueuse du cycle des matériaux et de la gestion des déchets » au Japon et indique les mesures à mettre en œuvre. Le 4eme plan fondamental a été approuvé par le Cabinet (le Gouvernement) le 19 juin 2018 et repose sur sept piliers indiquant les objectifs de développement de l’économie circulaire pour les cinq prochaines années.

Source : Ministry of the Environment, Japan

Ces piliers se décomposent comme suit :

· les mesures intégrées pour une société durable : l’idée est de promouvoir une société où chacun peut utiliser les ressources naturelles de manière durable par le biais d’une campagne nationale pour réduire de moitié le gaspillage alimentaire des ménages, en adaptant le système de gestion des déchets en fonction du vieillissement de la société ou encore en poursuivant la promotion de l’utilisation des déchets énergétiques.

· les mesures visant à la mise en place de  »sphères régionales circulaires et écologiques » : l’objectif est ici d’améliorer l’efficacité des ressources locales et de dynamiser les économies locales sur la base d’une approche intégrée de la circularité, de la faible teneur en carbone et de l’harmonie avec la nature, en utilisant des ressources renouvelables, des ressources de stockage et des ressources  »circulantes » notamment comme cela peut être le cas avec l’utilisation locale de la biomasse.

· la circulation des ressources tout au long du cycle de vie : le but est de fournir les produits et services nécessaires aux personnes dans le besoin, lorsque cela est nécessaire, et dans les quantités nécessaires. Ce processus peut par exemple s’illustrer par la limitation de l’utilisation du plastique dans les commerces.

· la gestion appropriée des déchets et la restauration de l’environnement : il s’agit d’une société avec des systèmes et technologies de traitement des déchets appropriés. Une société dans laquelle le problème des déchets marins a été résolu, sans élimination inappropriée, et les bâtiments abandonnés correctement démolis. La restauration de l’environnement dans les zones touchées par un grand tremblement de terre avec une reconstruction orientée vers l’avenir et, enfin, le renforcement des mesures contre le réchauffement climatique.

· les systèmes de gestion des déchets en cas de catastrophes naturelles : il est question de systèmes de gestion des déchets plus résilients et multicouches aux niveaux municipal, régional et national. L’objectif est de renforcer les systèmes de gestion des déchets pendant les  »périodes normales » pour permettre un traitement rapide et approprié des déchets en cas de catastrophe.

· la circulation internationale des ressources : renforcer la coopération pour améliorer l’efficacité des ressources au niveau international et promouvoir les 3R. Ce pilier poursuit l’idéal d’une société économe en ressources, où une vie sûre et saine ainsi qu’un écosystème riche sont garantis

· soutenir les principes fondamentaux des 3R et de la gestion des déchets : ce dernier pilier consiste à sensibiliser et encourager la jeune génération à agir en faveur d’une société respectueuse des matériaux et de la gestion des déchets, à développer les recherches sur les technologies dites vertes, … .

Dans l’archipel, la notion de  »développement durable » se conjugue avec celle d’économie circulaire dont l’approche était, jusqu’à l’apparition du dernier plan fondamental de 2018, centrée principalement sur la gestion de déchets. Pourtant, le  »Royaume du plastique » ne s’est pas équipé des infrastructures adaptées pour trier comme il se doit les différents déchets de ses habitant(e)s. Malgré des difficultés, ou un manque de volonté politique, à satisfaire pleinement la démarche des 3R et à faire évoluer les mentalités des Japonais sur certains aspects, le 4eme plan fondamental promeut une meilleure intégration des différentes dimensions du développement durable.

Cette volonté de développer une circularité des ressources, intégrant à la fois des aspects économiques, sociaux et environnementaux peut concourir à se rapprocher d’une société éventuellement durable. Encore faut-il vraiment croire qu’une croissance économique – impliquant l’augmentation des productions et activités humaines, puisse véritablement se concilier avec une transition écologique efficace. Les objectifs seront-ils tenus ? On peine à le croire, pour le moment, quand on observe comment la société de consommation « à l’occidentale » emporte la jeune génération japonaise. Pour cause, ce qui semble animer le statut social des japonais reste le regard des autres et l’acceptation sociale collective, ce qui passe nécessairement par la réussite économique et l’acquisition de biens matériels pour une partie non négligeable des japonais. Par ailleurs, la crise climatique reste très peu discutée dans les médias japonais et ne semble pas vraiment animer les conversations privées. Pour preuve, les marches pour le climat ne rassemblent qu’à peine quelques dizaines de personnes dans une capitale de 13 millions d’habitants.

J. M. & Mr Japanization


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