La population japonaise vieillit de plus en plus, le nombre de personnes âgées y a même dépassé celui des enfants. Si, autrefois, les parents étaient pris en charge par leurs propres enfants, finissant traditionnellement leurs jours chez leur fils aîné sous la responsabilité de leur belle-fille, la société nippone a changé rapidement. Ils sont désormais nombreux à vivre et mourir seuls chez eux… Un phénomène généralisé qui a pris le nom de « kodokushi » et qu’une jeune japonaise, employée dans une entreprise de nettoyage, a décidé d’illustrer par des reconstitutions miniatures d’un incroyable réalisme…

L’abandon graduel du schéma traditionnel où les parents vivaient chez leurs enfants jusqu’à leur mort (schéma issu de la pensée confucéenne qui prône le respect des aînés) fut notamment causé par l’éloignement des enfants partis chercher du travail en ville dans les années d’après-guerre. Comme dans tous les pays industrialisés, l’exode rural impose ces déplacements de population vers les centres urbains. Dans une moindre mesure, la taille des logements en ville ne permettent plus d’abriter des familles nombreuses. Ainsi, éloignées de leur famille (et si tant est qu’elles en aient fondé une à temps), les personnes âgées sont plus enclines à s’en isoler, ne plus garder contact avec elle et même à se couper de la société en général : parfois même, les relations sociales avec les amis et les voisins cessent…

Photo de Naoko Kawamura

On avance aussi comme cause de cet isolement la honte des Japonais âgés d’être tombés dans la pauvreté (une des conséquences de la crise économique des années 90). Ceux-ci n’oseraient pas faire part de leurs difficultés à leurs proches ou aux services sociaux et préfèrent alors se replier sur elles-mêmes. Car au Japon, il est globalement mal vu de demander de l’aide : les Japonais grandissent dans l’idée qu’ils sont responsables des difficultés qui leur arrivent. Afin de garder la face, ils doivent les affronter par eux-mêmes. D’où le fait que les sans-abris japonais ne demandent le plus souvent pas l’aumône. Cette fierté trouvait encore du sens aux époques glorieuses du Japon où chacun pouvait trouver un travail à vie. Aujourd’hui, il se traduit par une précarité galopante chez les aînés, accentuée par de faibles minimas sociaux en particulier pour les femmes célibataires comme nous en avions parlé précédemment.

Ces faits couplés au nombre grandissant des personnes âgées permettent d’expliquer l’augmentation inquiétante du nombre de « kodokushi » depuis le début des années 2000 (les chiffres manquent toutefois de précision faute d’étude sérieuse sur le sujet, mais les experts parlent de 30 000 morts par an). Du fait de l’isolement dans lequel vivaient ces personnes, on ne retrouve bien souvent leurs corps inanimés des mois, voir des années, après leur décès. La découverte arrive généralement lorsque le compte bancaire de la personne est vide et que les factures jusque là payées par prélèvements automatiques ne peuvent plus être payées, déclenchant alors l’envoi d’huissiers sur place.

Après la macabre découverte, des entreprises spécialisées sont chargées de nettoyer les lieux et trier les affaires. Il est ainsi parfois possible de croiser un amoncellement de biens personnels dans la rue en attendant leur évacuation par camion. C’est pour l’une de ces sociétés que travaille depuis quatre ans Miyu Kojima, une japonaise de 26 ans. C’est la seule femme et la plus jeune employée de l’entreprise qui en compte dix. Chaque année, elle intervient dans environ 300 appartements, chambres, maisons. Avant et après le nettoyage d’un lieu, elle fait une prière à l’adresse du mort pour qu’il repose en paix. Elle essaie aussi de réconforter les familles comme elle le peut et elle leur donne les affaires du défunt qu’elles refusent parfois. Cela attriste fortement Miyu de voir que des familles ne veulent conserver aucun souvenir, excepté l’argent…

Miyu Kojima. Photo par Naoko Kawamura

Un jour, Miyu Kojima a décidé d’occuper son temps libre en reproduisant en miniature les lieux où elle est intervenue (mais sans inclure de figurine du cadavre). Elle passe environ un mois à parfaire la reconstitution d’une seule scène. Pour parvenir à des réalisations très détaillées, elle s’aide de photos prises sur place par l’entreprise et destinées aux proches et aux assurances.

Si elle a décidé de se lancer dans ce projet créatif singulier, alors qu’elle n’a aucune formation artistique, c’est qu’elle souhaite faire ressortir toute la tristesse des scènes auxquelles elle est confrontée chaque jour, sentiment absent des photographies selon elles. De fait, même sans la présence du disparu, les réalisations de Miyu Kojima peuvent s’avérer dérangeantes. Car elles nous renvoient à la crainte universelle de la solitude et d’abandon. Peut-être aussi à une certaine mauvaise conscience lorsque l’on ne prend pas assez de nouvelles de membres de notre famille, chose que l’on regrette souvent lorsqu’il est trop tard…

Photo de Naoko Kawamura

C’est d’ailleurs ce type de regret qui a poussé Miyu Kojima à faire ce métier éprouvant très majoritairement exercé par des hommes : après le divorce de ses parents quand elle était au lycée, son père a ensuite vécu seul. Chez lui, il a été victime d’une crise cardiaque et sa mère l’a découvert alors qu’elle lui rendait visite pour discuter de la procédure de divorce. Mais son père a sombré dans un coma dont il ne s’est pas réveillé et la jeune femme a regretté de ne pas avoir pu tisser plus de liens avec lui. Toutefois, à l’hôpital, sa mère et elle lui ont parlé alors qu’il était dans le coma et des larmes ont coulé sur ses joues. Signe pour Miyu que son père l’avait entendu.

Par la suite elle s’est engagée dans une entreprise de nettoyage bravant l’incompréhension de sa mère et de son petit-ami (qui ont fini par accepter son métier). Mais ce n’était pas suffisant. Il lui fallait exposer cette réalité au Japon, et au monde. Elle s’est donc impliquée dans ses créations artistiques pour faire comprendre toute la détresse qui se cache derrière le kodokushi et inciter les gens à ne pas perdre contact avec ceux qui leur sont chers. Et surtout à conserver de bonnes relations de famille tout au long de sa vie, ayant noté que la plupart des morts survient dans des familles où les relations entre les membres étaient mauvaises.

Même sans corps, cette reconstitution a le pouvoir de nous mettre mal à l’aise. devant le réalisme de la scène saisie sur le vif. Photo de Naoko Kawamura
Ici la personne a trouvé la mort dans son bain à cause d’un choc thermique, et la chaleur de l’eau a accéléré la décomposition du corps retrouvé deux mois plus tard. Photo de Naoko Kawamura.

Car si le kodokushi est significatif du drame de la solitude des personnes âgées, il révèle aussi la complexité des relations familiales, particulièrement au pays du soleil levant, affectant de fait les proches (parfois perclus de remords tardifs) et le travail de Miyu Kojima prend tout son sens en abordant ces multiples facettes de ce problème de société.

Photo de Naoko Kawamura
Photo de Naoko Kawamura
Les détails apportés aux reconstitutions miniatures sont à la fois dérangeants et fascinants. Photo de Naoko Kawamura

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Sources : spoon-tamago.com / asahi.com / aljazeera.com