Yuya Shibakai est issu d’une famille qui travaille dans l’agriculture depuis 16 générations. Après avoir occupé un emploi de bureau ce trentenaire est revenu à la terre et s’est lancé dans l’agriculture biologique, une première dans sa famille. Au Japon les agriculteurs bio ne sont que 12 000 et leurs cultures représentent seulement 0,5% de la superficie agricole du pays. Cet été, nous nous sommes rendus à la ferme Shibakai dans la préfecture de Chiba pour discuter avec son propriétaire de cette activité toujours méconnue au Japon.

Durant l’été, notre équipe composée de deux vidéastes et d’un interprète s’est rendue dans la ferme de Yuya Shibakai pour y réaliser un reportage indépendant. Un vidéo qui sera diffusée dans l’émission de télévision belge « Alors on Change » focalisée sur les individus qui changent concrètement de vie pour donner un sens à leurs actions :

Plus qu’une vidéo, notre équipe souhaite vous partager ses impressions de retour d’une rencontre enrichissante à une heure à peine de Tokyo. À l’aube d’un jour d’été, nous rencontrons Yuya Shibakai dans une petite gare dans la préfecture de Chiba, sur la ligne qui relie Tokyo à l’aéroport de Narita. Yuya est très accueillant et était enthousiaste à l’idée de nous faire visiter sa « ferme » d’un autre genre. Dans sa petite boite blanche mobile qui dépassent à peine les 70km/h, comme seuls les japonais savent en faire, ils nous emmènent à travers champs à la découverte de son monde.

Ici, pas de building ni de konbini. Nous sommes dans le Japon rural avec ses vieilles maisons de bois et ses rizières à perte de vue. Depuis maintenant dix ans, Yuya produit ici des dizaines de variétés de légumes japonais sur 400 ares de terrain : salades, tomates, poivrons, carottes, chou kale, concombres, gombo, aubergines… Il réalise également des préparations très personnelles à base de légumes en bocaux.

À midi, il nous invite à manger avec sa famille, à terre, sur un plancher de bois où s’asseyaient déjà ses arrières grands-parents. La maison familiale semble avoir traversé le temps comme dans un conte de Miyazaki. Puis vient la dégustation. Ce que nous mettons dans notre bouche dépasse ce que les mots peuvent décrire. Le goût est vraiment au dessus de tout ce que nous connaissons en ville, dans nos produits industriels. Ici, évidemment, pas de conservateurs et de produits synthétiques. Tout provient des champs voisins.

Yuya emploie aujourd’hui une dizaine de personnes. Mais il n’aspire pas à se développer en quantité, ce qui l’obligerait à s’industrialiser. Car son modèle implique de récolter les fruits et légumes à la main ! Il préfère conserver une approche locale de sa production bien que certains de ses produits soient vendus jusqu’à Tokyo. Ce qui nous a frappé, c’est que les travailleurs locaux, habitants dans les villages au milieu de la campagne japonaise, étaient bien loin d’être sous pression ou stressés comme on peut l’imaginer au Japon. Il y avait beaucoup de rires et de décontraction autour de nous, et Yuya semblait simplement faire partie du groupe.

Énergies renouvelables et huile de coude

L’exploitation n’est pas chauffée et ne bénéficie d’aucune surface industrielle de triage. Ceci permet de produire avec un coût énergétique infime. Quelques outils sont également alimenté à l’énergie solaire mais le plus gros du travail est fait main. De l’énergie humaine donc !

Autre détail important, la ferme bénéficie d’accords avec les habitants pour pouvoir exploiter les jardins inoccupés du village. En effet, en milieu rural, les japonais ne clôturent souvent pas leurs jardins, ce qui crée des espaces ouverts connectés entre les habitations. Aujourd’hui, la population étant vieillissante, beaucoup de ces espaces sont abandonnés. Ainsi, des habitants acceptent que Yuya prennent soins de leur parcelle en échange d’un revenu ou de légumes. Comme ces sols sont inexploités depuis des années, on y trouve aucune trace de pesticides ou de polluants et les champs conventionnels sont bien loin.

Avec les fortes intempéries que connaît le Japon, il arrive que des légumes soient abîmés. Dans un supermarché, il serait impensable qu’ils soient mis en vente, la clientèle les refuserait. Et il en est de même pour les clients de Shibakai, même sensibilisés au bio. Les Japonais sont très soucieux de la propreté des aliments qu’ils achètent. Ils attendent donc que ceux-ci soient parfaits. Il n’y a pas encore de marché pour « les légumes moches » au Japon. Les mentalités doivent changer sur ce point.

Les légumes abîmés sont donc consommés directement par la famille et les travailleurs le midi ou abandonné à la nature au profit des animaux. En effet, Yuya estime que la production alimentaire ne doit pas servir qu’aux hommes. La nature doit également prendre sa part pour se régénérer.

La plupart des fruits et légumes sont directement livrés dans « le coin » par l’exploitation, chez les particuliers ainsi que les restaurateurs. Nous sommes ici dans un Japon rural ! loin des grandes villes. Les habitants peuvent donc commander des « boites » de fruits et légumes, livrés chaque semaine, leur évitant de devoir trop souvent se déplacer pour faire leurs courses. Une part de la production est également livrée dans certains magasins éthiques ou de proximité dans Tokyo même. Les prix restent étonnamment relativement abordables !

Agriculture bio et plastique, les limites du système japonais

On le notera tout au long du reportage, il est fait usage d’une importante quantité de plastique pour emballer les légumes individuellement. Un usage pourtant « logiquement » incompatible avec une agriculture bio soucieuse de respecter la nature. Mais le rapport des Japonais au plastique est vraiment unique au monde. Ceux-ci ne voient pas (encore) le problème du plastique. Premièrement, car il existe toujours cette illusion forte que le Japon serait à la pointe du recyclage (ce qui n’est pas tout à fait vrai). En effet, tout est si bien structuré, lissé et cadré dans la gestion des déchets que les japonais sont coupés des causes et conséquences de la consommation du plastique. Ce n’est que très récemment, depuis que la Chine a interdit les importations de déchets étrangers (dont ceux du Japon) que les médias nippons commencent timidement à parler du problème.

Par conséquent, on consomme ici du plastique dans des quantités dramatiques, dans une exploitation qui se veut respectueuse de l’environnement, sans se soucier des conséquences, sans même avoir les armes intellectuelles pour songer à celles-ci. Par ailleurs, les Japonais sont réputés pour leur hygiénisme exacerbé. Nombre de produits alimentaires sont sur-emballés, bio ou pas. C’est une exigence qu’imposent les consommateurs. En ville, vous ne trouvez pratiquement jamais de produits naturels en vrac (sauf dans certaines surfaces). Parfois, chaque fruit est emballé individuellement dans du plastique. Emballer des œufs individuellement dans une coque en plastique est « normal » au Japon. Yuya doit s’adapter à cette culture s’il veut simplement fonctionner et avoir des clients. Une zone d’ombre qui finira tôt ou tard par éclater dans le pays.

Le bio en vogue au Japon ?

Au Japon, le « bio » commence à peine à être connu. Les Japonais ont longtemps été persuadés de produire « sainement » alors qu’en réalité ils ont tout autant été victimes de la révolution verte et de la généralisation des pesticides dans leur environnement. L’industrialisation fulgurante du secteur, et le recours systématique aux pesticides, ne semble pas avoir été pleinement perçu par la population. Il faut avouer que les médias japonais sont très largement occupés à divertir la population. Les documentaires d’enquête sont pratiquement inexistants. Fermer les yeux sur les dérives des industriels est presque admis collectivement, tant que la société semble tourner rond. Le bio reste donc « cher » alors même que les fruits et légumes sont déjà beaucoup plus chers qu’en Europe. En outre, le bio ne bénéficie pas de soutien du gouvernement pour se développer.

Quand on demande à Yuya si les Japonais sont sensibles au bio, il répond sincèrement qu’il ne le pense pas. Le Japonais moyen est surtout sensible à son pouvoir d’achat, et ce n’est pas bien différent d’ailleurs. La demande en bio est assez marginale, et les Japonais restent très peu concernés par la crise écologique globale. Le sentiment, trompeur, d’être isolés au loin sur leur île peut-être ? En réalité, leur mode de vie actuel, très polluant, dépend énormément des importations. Les mœurs changent lentement, en toile de fond, en raison d’une poignée d’individus concernés. Paradoxalement, de puissants lobbies étrangers tentent d’imposer la consommation de la viande dans le quotidien des japonais.

Autre problème qui touche le domaine de l’agriculture en général, les candidats fermiers sont rares (tout comme en occident). De plus, au Japon, la plupart des agriculteurs sont âgés et peinent à vivre de leur activité ce qui ne suscite pas les vocations, encore moins vers le bio exigeant en main d’œuvre. Les jeunes aspirent à un haut niveau de vie, à un mode de vie confortable en ville, loin de la terre. Cependant, le stress lié au salariat dans les grandes villes a créé un mouvement d’opposition, avec une volonté de retourner à la terre chez certains jeunes Japonais. Mais ce mouvement reste très minoritaire, voire réservé au divertissement. Nous devons l’admettre, les Japonais urbains sont globalement très déconnectés de l’origine et la qualité de ce qu’ils mangent. Après tout, nous sommes ici au royaume du konbini pas cher et des « one hundred shops » … Yuya et d’autres citoyens anonymes font partie de ceux qui essayent d’inverser cette tendance.

S. Barret & Mr Japanization


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Source : rencontre de nos équipes avec M. Shibakai dans sa ferme.