À Tokyo, l’art moderne semble plus vivant que jamais, avec de jeunes talents qui rivalisent d’ingéniosité pour exprimer leurs sentiments. Du fruit d’un hasard, nous avons rencontré Ochi Shunsuke dans le petit temple bouddhiste Shôonji où ses dernières œuvres sont exposées. Un lieu dont l’atmosphère se prête parfaitement aux créations du jeune prodige de 22 ans. Un artiste qui aime insuffler de l’extraordinaire dans le quotidien et pointer du doigt le carcan rigide de la société japonaise. Rencontre.

Ochi Shunsuke a grandi près du mont Fuji. Petit déjà il aimait déjà beaucoup dessiner. Intégrer une école d’art fut dès lors un choix évident qui l’a amené à faire ses études à l’Université des arts de Tokyo située au cœur du parc de Ueno. Une université prestigieuse qui a vu passer de très grands artistes japonais comme Tsugouharu Foujita, Taro Okamoto ou encore Eiko Ishioka qui a travaillé sur les costumes de Bram Stoker’s Dracula. Aujourd’hui encore, les visiteurs curieux peuvent se rendre à l’Université (au Nord-Ouest du parc) où les futurs étudiants exposent et vendent leurs œuvres à petit prix. Leur acheter une toile les aide directement à financer leurs études tout en ramenant un objet original et unique du Japon.

Ochi Shunsuke

Paradoxalement, dans un premier temps, Ochi choisit de se spécialiser dans l’architecture avant de développer son art graphique. Poussé par le besoin de vivre en société, il n’avait jamais imaginé qu’il pourrait un jour travailler véritablement comme artiste et gagner sa vie grâce à son art. Au Japon comme ailleurs, les artistes peinent à vivre de leur talent, d’où le choix pour beaucoup de se tourner vers des études techniques. Il nous confie : « Je me suis dirigé vers l’architecture à l’université en pensant pouvoir gagner ma vie une fois adulte tout en restant dans le domaine du design ». Mais il n’a jamais su s’arrêter de dessiner jusqu’à aujourd’hui, pour notre plus grand bonheur…

L’inspiration première d’Ochi ? Contourner les règles de la société japonaise, dit-il, bien connue pour être codifiée à l’extrême au point où les normes écrasent bien souvent la liberté d’agir des individus. Ainsi décide-t-il de tourner cette étrange réalité en dérision. La parodie du monde réel et du quotidien constitue son thème de prédilection. Dans cette optique, il a été marqué et influencé par l’art de l’artiste japonais Tetsuya Ishida. Ce dernier aimait à transformer les scènes de la vie quotidienne en bizarreries parfois perturbantes, dénonçant la manière dont la société moderne et la technologie broient l’individu. L’artiste finit par se donner la mort dans un « possible suicide » (selon le rapport officiel) âgé de 31 ans. Mais à l’inverse de son modèle, les œuvres d’Ochi sont dénuées de pessimisme, beaucoup plus colorées et avec une volonté de transcender la réalité pour finalement pouvoir vivre avec elle.

Titre : Ryugu. Par Ochi Shunsuke

Dans son œuvre « Ryugu » (ci-dessus), il illustre une sirène devenue « Maître sushi » en train de découper du poisson. On y observe une foule de détails et de créatures étranges autour d’elle. C’est une référence discrète à un univers de la littérature japonaise antique. Le royaume de Ryugu est une fabuleuse cité sous-marine dont la princesse va accueillir et prendre soin d’un voyageur égaré en lui cuisinant les meilleurs repas du monde. On la retrouve notamment symbolisée par la Princess Shirahoshi dans le manga One Piece. Mais l’histoire ne dit pas ce que la princesse cuisinait exactement. C’est ce que l’artiste désire exposer dans cette peinture, comme le paradoxe d’une sirène qui mange et prépare du poisson, dans un cité aux poissons… Ochi aime ainsi transposer des choses du quotidien dans l’extraordinaire et inversement.

Ochi Shunsuke

Sa création préférée (voir ci-dessous) fait référence au Setsubun, une fête de l’ancien calendrier lunaire qui annonçait l’arrivée du printemps. Elle est toujours célébrée le 3 février chaque année. On la nomme aussi la « fête du lancer de haricots ». Selon la mythologie japonaise, les « oni », des démons du folklore japonais, sortent des ténèbres pour manger les habitants. Il convient donc de chercher un moyen de les effrayer. Pour les faire fuir, il suffit de leur jeter dessus des haricots (une nourriture abondante à cette époque de l’année), acte nommé « mame-maki‘, en s’exlamant : « Dehors les démons ! Dedans le bonheur ! ».

Dans son œuvre, Ochi imagine la vie réelle d’un oni humanisé, reconverti et civilisé. L’artiste se questionne : à force de recevoir des haricots sur la tête années après années, et si cet Oni en avait fait sa nourriture principale ? Peut-être que le lancé traditionnel de haricots ne fait finalement pas fuir les monstres ! Mais permet de les nourrir… « Dès lors, tant que nous les nourrissons, ils ne nous mangent pas » nous explique-t-il. On comprend ici l’attrait de l’artiste pour le paradoxe et l’absurde à travers le prisme de la culture japonaise. Pour un observateur étranger, sans background culturel nippon, ces œuvres peuvent donc être difficile à appréhender.

Ochi Shunsuke

En terme de technique, les réalisations d’Ochi sont une association d’un travail sur papier et de montage digital. Il commence par dessiner sur papier, à la main, les gabarits de ses œuvres qu’il fait scanner en très haute définition. Il capture également différentes matières qu’il utilisera comme textures. Au même titre que l’architecture, qui se fait aujourd’hui essentiellement sur ordinateur, il pense qu’une association de la main et de la machine permet de réaliser de grandes œuvres. Il fait ensuite sérigraphier ses œuvres en série limitée sur différents supports, ce qui offre un style assez particulier. Pour réaliser une seule œuvre, il lui faut entre 2 et 4 semaines de travail.

Âgé de seulement 22 ans, Shunsuke semble promis à un brillant avenir. Récemment, le hasard lui fait rencontrer un moine qui a apprécié son travail au premier regard et salue sa démarche artistique. C’est ainsi qu’il fut invité à exposer ses créations de manière originale, au cœur d’un temple bouddhiste de la périphérie de Tokyo. Le temple Shôonji accueille régulièrement des expositions temporaires, dont celles d’Ochi Shunsuke. Vous pouvez également retrouver les œuvres de l’artiste et le soutenir via son site ou sa page instagram.

Photographies : Mr Japanization

Mise à jour janvier 2020

Quelques nouvelles œuvres que l’artiste expose en ce moment à Tokyo, Okuno building Ginza (F6), et que Poulpy a eu la chance d’admirer une nouvelle fois :

Mr Japanization & S. Barret


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Source : Interview par l’équipe de Mr Japanization

Contact presse de l’artiste : shunpiro49@gmail.com

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