Il n’est plus à démontrer que le Japon a toujours un souci avec l’égalité des sexes et la liberté des femmes de manière générale ; le pays pointant à la 110ème place sur 149 pays en matière d’inégalités entre hommes et femmes selon le rapport 2018 (page 18) du Forum économique mondial. C’est une problématique que nous avons abordée à plusieurs reprises. Que ce soit l’ancrage encore fort du patriarcat qui confine souvent la femme au rang d’épouse et de mère, les agressions sexuelles dans les transports en communs, l’impunité des viols, des spécialités réservées aux hommes, des examens d’entrée à l’université truqués, la liste est (trop) longue. Et s’allonger aujourd’hui avec une affaire qui n’est pas sans rappeler la récente polémique autour du port obligatoire de talons aiguilles (#KuToo) dans certaines entreprises. Sauf que les lunettes ont remplacé les talons…

C’est une information qui a été révélée par le site Business Insider Japan et un reportage de la chaîne Nippon TV : de nombreuses entreprises nippones interdisent à leurs employées de porter des lunettes. Une interdiction qui ne touche expressément que les femmes. Celles-ci sont ainsi obligées de se fournir en lentilles de contact.

Les justifications sont variables selon le secteur concerné mais toutes aussi peu convaincantes les unes que les autres. Qu’on en juge. Dans le monde du commerce au détail, les entreprises arguent que les lunettes donneraient un air « trop froid » aux femmes susceptible de rebuter les clients. On peut alors se demander quel est l’effet attendu sur les clients hommes ? La froideur d’une personne se juge-t-elle uniquement sur une apparence ou bien une manière d’être générale ? Le « parler » ne joue-t-il pas un rôle dominant avec le comportement non-verbal ? Question rhétorique bien sûr, la femme étant indirectement priée de servir d’atout commercial physique.

Dans les restaurants traditionnels où les lunettes sont interdites, on met en avant le fait que cet accessoire moderne se marierait mal avec le kimono traditionnel porté par les serveuses. Ce pourrait presque être recevable si le port du kimono était un art figé dans le passé. Pourtant, des femmes férues de mode autant que des créateurs montrent quotidiennement que l’on peut l’adapter à notre époque et à la nécessité de porter des lunettes. Ainsi les jeunes filles et femmes qui portent le kimono en société arborent aussi souvent une coiffure moderne en place des lourds et complexes chignons du passé. Dès lors pourquoi des lunettes poseraient-elles un si grand problème qu’il faille les bannir unilatéralement ? Et pour pousser la logique jusqu’au bout, si une apparence traditionnelle était réellement requise, les femmes ne devraient porter ni bijoux, ni maquillage. Et justement,… Le motif n’est ainsi pas culturel, mais bien commercial.

En effet, le fait que les lunettes cacheraient le maquillage est une autre des motifs avancés par les patrons du secteur de la beauté pour interdire leur port. Aussi, il paraîtrait que les lunettes empêchent de distinguer clairement les couleurs… Enfin pour les compagnies aériennes, les lunettes seraient un danger pour la sécurité. Mais alors pourquoi uniquement celle des femmes, et pas même des pilotes ? Mystère… En tout cas, les femmes qui ont besoin de lunettes de vue n’ont d’autre choix que de porter des verres de contact. Ces derniers ne sont pourtant pas supportés par tout le monde en plus de pouvoir causer des désagréments en cas de port prolongé selon la sensibilité de chacun.

La femme idéale selon le prisme d’une hiérarchie masculine

Le point commun à toutes ses justifications ? L’accent mis plus ou moins volontairement sur l’apparence des femmes à défaut de leurs compétences alors que pour leurs collègues masculins, une apparence moins « soignée » ne pose pas de problème tant qu’ils sont compétents dans leur travail. Force est de constater qu’il s’agit au final de raisons particulièrement subjectives plus que pragmatiques. Kumiko Nemoto, une professeure en sociologie à l’université de Kyoto, y voit clairement une discrimination sexiste issue d’anciennes mentalités patriarcales qui se perpétuent à travers une hiérarchie essentiellement masculine (plafond de verre). Ces exigences sont révélatrices que dans l’imaginaire nippon, demeure ancrée l’idée que la première qualité et la valeur d’une femme – en particulier jeune – se jouent sur son physique avant tout autre chose. Et dans ce cadre, les lunettes n’étant pas jugées féminines, elles sont bannies sous de quelconques prétextes.

Mais les Japonaises d’aujourd’hui sont désormais nombreuses à rejeter cette image de la jolie femme-épouse-mère traditionnelle, souriante et soumise à une figure masculine. Un cliché devenu difficilement supportable que rares sont celles à vouloir strictement reproduire. Sur Twitter, un hashtag contre l’interdiction des lunettes #メガネ禁止 a enflammé le réseau social entre le mercredi 6 et le vendredi 8 novembre avec 25 000 retweets, réunissant hommes et femmes contre une interdiction jugée illégitime et hors du temps. De nombreux internautes publient dessins et photographies de femmes portant des lunettes afin d’afficher qu’il est possible d’être élégante et tout simplement soi-même avec cet accessoire, rappelant que de nombreuses héroïnes de mangas portent aussi des lunettes ! Outre ces appels au droit de porter des lunettes, on y trouve aussi des témoignages comme celui d’une jeune femme qui, malgré une conjonctivite, a dû endurer le port douloureux de verres de contact. Souffrir pour « être belle » pour l’entreprise ? Le sacrifice passe de plus en plus mal.

En juin dernier, la pétition lancée par l’actrice Yumi Ishikawa contre le port obligatoire de talons hauts avait rassemblé 31 000 signatures. Mais en réponse Takumi Nemoto, le ministre du travail et de la santé, avait défendu cette obligation arguant que ce code vestimentaire dans le monde du travail s’inscrivait « dans le domaine de la nécessité et de la pertinence professionnelles« . Sans commentaire.

Le soulèvement contre le bannissement des lunettes pour les femmes subira-t-il le même désintérêt des dirigeants japonais essentiellement masculins ? En tout cas, comme le fait remarquer avec bon sens Yumi Ishikawa : « si porter des lunettes au travail est un vrai problème alors ce doit être interdit à tous, aux hommes comme aux femmes ». Étonnant de constater qu’une telle idée serait immédiatement jugée d’irréaliste et de totalitaire dès lors que les deux sexes sont concernés.

Photographie : Chima

S. Barret


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