« Rédemption éternelle » est le nom de l’œuvre polémique informelle installée, la semaine dernière, dans un jardin botanique privé de Pyeongchang en Corée du Sud. Elle représente un homme ressemblant fortement au Premier Ministre japonais, Shinzō Abe, agenouillé devant une « coréenne de réconfort », semble-t-il, mineure. Le message ne pouvait pas être plus explicite. Cependant, il nécessite pourtant un retour sur la tragédie des « femmes de réconfort » afin de mieux comprendre ce conflit diplomatique entre le Japon et la Corée du Sud. Poulpy fait le point.

Un contentieux hérité de l’occupation du Japon impérial

L’expression « femmes de réconfort » (Ian-fu) est un euphémisme utilisé pour qualifier les personnes de sexe féminin, souvent mineures, forcées de travailler au sein du système d’esclavage sexuel de masse organisé dans les territoires conquis par l’armée et la marine de l’Empire nippon, durant la première moitié du XXe siècle. Une violation systémique et organisée des Droits Humains que le Japon n’a cessé de minimiser.

Aujourd’hui encore, le traumatisme reste toujours aussi enraciné dans la société sud-coréenne. En témoignent les nombreuses statues érigées à la mémoire des victimes des bordels militaires japonais et les perpétuelles  »manifestations du mercredi ». Habitué à composer avec cette relation conflictuelle, Tokyo réagit généralement à ces initiatives citoyennes sud-coréennes sans pour autant en faire une priorité. Ce qui a cette fois-ci suscité autant de remous et fait réagir le gouvernement japonais avec une grande fermeté est l’homme représenté agenouillé qui est, selon la grande majorité des médias nippons, Shinzō Abe. Au Japon, la symbolique est d’autant plus forte.

L’information fut démentie par Kim Chang-Ryul, le directeur dudit jardin, qui estime que l’homme ne représente pas le Premier Ministre nippon et qu’il n’y a aucune intention de servir des objectifs politiques. Cependant, il reconnaît qu’elle « peut tout à fait concerner Abe » car « l’homme peut désigner n’importe quel homme qui doit s’excuser auprès des femmes de réconfort ». Le Secrétaire général du Cabinet, Yoshihide Suga, a exprimé la colère du gouvernement japonais en qualifiant cette œuvre d’atteinte « impardonnable » à la lumière du protocole international et a poursuivi en estimant que si les faits étaient avérés cela aura « un impact décisif » sur leurs relations bilatérales. La réaction pourrait sembler disproportionnée vue d’occident, mais les japonais les plus conservateurs sont particulièrement susceptibles sur ces questions.

Alors que la plaie de l’esclavage sexuel reste toujours ouverte dans l’esprit de la société sud-coréenne, le dédommagement des victimes est depuis plusieurs décennies un lourd fardeau pour le Japon.

L’épineuse question de la reconnaissance officielle et de l’indemnisation

Entériné le 28 décembre 2015, l’Accord nippo-sud-coréen relatif aux « femmes de réconfort » énonce de manière « définitive et irréversiblement résolu » la question de l’esclavage sexuel et prévoyait que le pays du Soleil Levant verse un milliard de yens, l’équivalent d’environ 7 500 000 euros, de dédommagements à un fonds spécial afin d’aider les rares survivantes. Cet accord fut historique malgré l’absence de clauses relatives à des poursuites judiciaires. Pourtant, il a été très mal accueilli à la fois par les nationalistes japonais et par la population civile sud-coréenne dans son ensemble mais également et surtout par les victimes qui n’avaient pas manqué de manifester publiquement leur opposition.

L’arrivée au pouvoir de Moon Jae-in, le 10 mai 2017 en Corée du Sud, a définitivement remis en cause ledit accord puisque son gouvernement l’annulera et dissoudra le fonds cette même année. En sus de l’impopularité dont souffre l’accord, les principales raisons des positions sud-coréennes se justifient au regard des trois éléments. La première réside dans le fait que l’actuel Président de la République de Corée a jugé l’accord « insuffisant » du point de vue de la compensation et de sa nature puisqu’il est fait référence d’une aide et non d’une compensation formelle attestant des responsabilités japonaises dans les exactions qui lui sont reprochées. Une manière, pour le Japon, d’éviter de perdre la face avec des excuses publiques ?

Deuxièmement, les autorités coréennes ont souligné que l’accord « ne règle pas le problème des femmes de réconfort ». Enfin, malgré les excuses prononcées par Shinzō Abe, cosignataire de l’Accord du 28 décembre 2015 avec Park Geun-hye (alors présidente de la Corée du Sud), sa sincérité est souvent remise en cause pour avoir nié, lors de son premier mandat, que les « femmes de réconfort » aient été forcées ainsi que pour son affiliation à des organisations nationalistes d’extrême droite comme par exemple avec le lobby ouvertement révisionniste Nippon Kaigi.

De surcroît, il est issu d’une famille de hauts responsables japonais ayant participé, de près comme de loin, au colonialisme nippon. Famille qu’il ne reniera jamais, bien au contraire. À titre d’exemple, il présentera publiquement son grand-père, Nobosuke Satō, comme son modèle politique. L’idée de l’administration de Moon Jae-in est d’élaborer un accord nouveau, plus ambitieux et dans des conditions plus  »appropriées ». Le Japon, quant à lui, a toujours exhorté Séoul à respecter l’Accord de 2015 relatif aux « femmes de réconfort ».

Rappelons enfin que ce n’est pas la première fois qu’une simple statue de jeune coréenne fait frémir les autorités nipponnes. En 2019, une exposition sur la liberté d’expression se voit censurée tenue au Aichi Arts Center de Nagoya fut censurée par les autorités. La raison d’une telle censure en plein territoire japonais ? La présence d’une statue symbolisant une « femme de réconfort » coréenne. Les responsables de l’exposition avaient reçus plus de 770 courriers et appels indignés, voire menaçants, de japonais en colère. La statue honnie avait finalement été rachetée par un collectionneur d’art espagnol, Taxto Benet, pour un musée à Barcelone.

Les expositions de statues de « femmes de réconfort » post-accord de 2015, la rupture de celui-ci et les manifestations récentes ont relancé un contentieux historique et envenimé les liens nippon-sud-coréen déjà fragiles. Initialement prévue le 11 août, l’inauguration de l’œuvre « Rédemption éternelle » a été annulée après que le débat sur son maintien ait envahi les réseaux sociaux. L’avenir de cette œuvre symbolique décidera-t-il de celui des futures relations diplomatiques entre le Japon et la Corée du Sud ? Affaire à suivre.

Jordan MEHRAZ

Notes

Les estimations varient de 160 000 à 410 000 personnes victimes au total et de 142 000 à 200 000 pour la seule péninsule coréenne.

« Statue de la Paix » représentant une adolescente coréenne assise sur une chaise face à l’ambassade du Japon à Séoul inaugurée lors de la 1000e manifestation du mercredi le 14 décembre 2011. Statue de « femmes de réconfort » installée près du consulat japonais à Busan en décembre 2016. Certains autres ont été érigées à l’étranger, notamment aux États-Unis d’Amérique.

Suspect de crime de guerre de Classe A lors atrocités du régime Shōwa, il ne sera pas jugé par le Tribunal militaire international pour l’Extrême-Orient créé à cet effet, deviendra par la suite Premier ministre du Japon et recevra la Médaille de la paix des Nations unies.


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