Depuis 30 ans Masataka Nakano photographie Tokyo sans aucun habitant. Un tour de force dans une métropole de 13,8 millions d’habitants qui a contraint le photographe à se lever très tôt. Et avec comme résultat des photographies qui permettent de poser un regard nouveau – et désorienté – sur une ville connue pour être surpeuplée, au passé ou au présent. De telles scènes sont donc extrêmement rares, sauf peut-être quand les typhons s’abattent sur l’archipel, ne laissant aucune chance aux curieux.

Les rues de Tokyo, les étrangers les connaissent ordinairement grouillantes d’une foule parfois compacte. Qui n’a jamais vu une photo du fameux passage piéton géant de Shibuya ? Alors, quand tous les Tokyoïtes disparaissent de l’image, l’effet est saisissant. On a subitement l’impression de regarder une ville morte où toute trace de vie humaine et animale aurait disparu. Il ne manquerait plus que des zombies pour se croire dans la série The Walking Dead.

Mais dans la réalité, l’idée d’un Japon surpeuplé et étouffant ne résiste pas à l’expérience d’une vie sur place. En réalité, à l’exception des lieux touristiques et populaires comme Shibuya, Asakusa, Akihabara ou encore Kyoto centre, l’archipel est loin d’être étouffant. Bien au contraire, il suffit souvent de prendre une ruelle tangente pour se retrouver isolé du monde, ou presque. Évidemment, on ne peut que conseiller d’éviter les métros à l’heure de pointe. Car c’est peut-être finalement la particularité de Tokyo : la densité est bien là, mais très peu oppressante. L’espace interpersonnel naturellement respecté par les japonais y est pour quelque-chose…

L’effet est d’autant plus marquant sur les photos les plus anciennes de Masataka Nakano qui donnent l’impression d’observer un passé alternatif où Tokyo aurait été désertée. Car cela fait trois décennies que le photographe passionné parcourt les rues de Tokyo très tôt le matin pour capturer des rues vidées de ses habitants. Même aux heures les plus matinales, le photographe doit faire preuve de patience pour qu’aucun passant matinal ou aucune voiture n’entre dans son champ de vision. Car le photographe a également la particularité de ne pas utiliser de retouche photographique. Tous les clichés sont donc originaux. Ce qui fait partie du tour de force du photographe.

La vision de ces rues dépeuplées permet aussi de figer dans le temps un lieu, alors défini uniquement par son architecture. En trente ans, surtout au temps de la bulle économique Tokyo a connu de grands bouleversements architecturaux. Il suffit d’ailleurs parfois d’une seule année pour redonner un nouveau look à certains quartiers. Les photos de Masataka Nakano permettent de conserver une trace historique de ce récent passé où pourtant la ville est difficilement reconnaissable à nos yeux contemporains tant la modernisation y a été rapide. À l’inverse même, on pense parfois regarder une vieille photo alors qu’elle date en fait de quelques mois seulement. Les repères se brouillent sans une foule dont les vêtements nous aideraient sans doute à dater le cliché, de même que les modèles de voitures. C’est aussi le but manifeste du photographe. Mettre en perspective notre notion du temps.

Qui reconnait Ginza ici en 1996 ?

A gauche le quartier de Marunouchi en 2019. En haut à droite, Shinjuku en 2000 et dessous, Gaienmae Minato-ku en 1992

Poussé par les récents travaux qui transforment Tokyo plus vite que jamais pour les Jeux Olympiques de 2020, le photographe a sorti un livre sobrement nommé « Tokyo » retraçant les changements qui ont modelé la capitale du Japon depuis des années jusqu’à aujourd’hui. Un précédent ouvrage, « Tokyo Nobody », est également disponible sur Amazon.

Center Gai à Shibuya en 1999. La photo semble dater des années 80. Aujourd’hui encore Tokyo possède ce genre de quartier « préservé ».
Vue sur la Tour de Tokyo mais quand ?

S. Barret