Quand on songe à l’alimentation japonaise depuis l’étranger, on pense rapidement aux sushis, au boeuf de Kobe ou encore au fameux ‘yakiniku’, une méthode japonaise de cuisson des viandes une plaque chauffante. Loin des clichés, l’amour du Japon pour la viande rouge est toute naissante dans l’histoire et l’archipel, riche d’une longue influence tant bouddhiste que shintoïste, a longtemps partagé un régime alimentaire essentiellement végétal. Où en est-on aujourd’hui ? La vie est-elle facile pour les Japonais amoureux de la cause animale ?
Bonne nouvelle pour tous les adeptes de régimes végétariens, mais surtout végétaliens : il devient de plus en plus aisé de trouver au Japon des produits adaptés à ces régimes alimentaires. L’offre se développe en même temps qu’une demande se créé à l’échelle internationale, notamment en réponse aux changements climatiques et à la pression de l’industrie carnée sur les écosystèmes. À Tokyo, des dizaines de restaurants végans (sans violence animale) ont vu le jour en un rien de temps et la clientèle y afflue.
Il n’est de secret pour personne que les alternatives alimentaires au régime dominant prennent peu à peu leurs marques en investissant un marché de plus en plus demandeur de ce type d’alimentation axé sur le respect du monde animal. Par ailleurs, les actions coup de poing contre la torture animale se font également plus nombreuses et visibles, comme par exemple le magasin de luxe Hermès qui se voit multiplier les manifestations contre l’usage de la peau de crocodile devant ses vitrines.
Mais cette tendance, bien que concordante avec l’éveil de conscience concernant des enjeux de santé, de respect du droit animal et de climat, revêt-elle une menace pour la culture et modes de vie des Japonais ? Ou tout ceci n’est-il qu’un cycle, un retour à des fondamentaux oubliés de nos contemporains ?
Il y a quelques semaines à peine, le Japan Times titrait « L’expansion du véganisme en hausse parmi les soucieux de leur santé au Japon ». Signé, Rintaro Emori, l’article rapporte :
Au Japon, les végétaliens ont désormais la vie beaucoup plus facile avec une grande variété d’aliments parmi lesquels ils peuvent choisir, y compris des spécialités telles que le ramen « à l’os de porc » et même le « cheesecake ».
Derrière cette tendance, on trouve une sensibilisation croissante à la santé chez les personnes qui veulent éviter les aliments riches en graisses et les progrès dans les technologies véganes et la production d’alternatives à la viande.
« Il n’existe pas d’aliment qui ne puisse être reproduit » explique un responsable de la Japan Vegan Society. Au sens le plus strict, un végétalien (et un végan) ne mange aucun aliment dérivé des animaux, comme la viande, les œufs, les produits laitiers ou même le miel. Au delà d’un régime alimentaire végétalien, les végans évitent aussi l’utilisation de tous les produits d’origine animale comme le cuir ou la fourrure.
Dans son point de vente du centre commercial Lumine Est Shinjuku à Tokyo, Ippudo, une chaîne nationale de ramen Hakata, propose un ramen tonkotsu à base de plantes. Le bouillon de ce plat de nouilles traditionnel, originaire de la préfecture de Fukuoka, est normalement à base d’os de porc.
Le ramen servi exclusivement au restaurant Ippudo de Shinjuku a l’apparence et l’odeur du plat original, mais n’utilise pourtant aucun ingrédient d’origine animale. Au lieu de ça, le bouillon est fait de lait de soja mélangé à une huile spéciale, tandis que le porc braisé chāshū combine de la viande de soja, de la racine de lotus et d’autres ingrédients.
Le restaurant propose également d’autres produits végétaliens, tels que des boulettes de gyōza utilisant du tofu séché, du caillé de soja, de la viande de soja et des champignons shimeji, entre autres ingrédients d’origine végétale.
Les ramen de style tonkotsu du magasin « ne sont pas seulement exempts de viande animale, mais ils ont aussi bon goût » et sont « populaires auprès des gens, quels que soient leur âge et leur sexe », déclare Hidenobu Tomita, responsable de Chikaranomoto Holdings, qui exploite la chaîne nationale de restaurants ramen.
Upbeet ! Tokyo produit des beignets, des gâteaux au fromage et d’autres sucreries sans gluten, sans œufs ni beurre. La nourriture végétalienne est attrayante parce que « des personnes de valeurs différentes peuvent la déguster ensemble » explique la directrice de l’entreprise, Nozomi Jinguji.
Dans le cadre de son précédent emploi d’hôtesse de l’air, Mme Jinguji a connu diverses cultures alimentaires dans le monde entier. Désireuse de « transmettre la joie de la nourriture », elle a quitté son emploi à la recherche d’une nourriture que tout le monde peut apprécier, quelles que soient ses origines religieuses et culturelles. Elle a jeté son dévolu sur la cuisine végétalienne.
En 2018, elle a fondé Upbeet ! Tokyo, qui fournit désormais des friandises végétaliennes aux grands magasins, supermarchés, magasins de proximité et autres détaillants. L’entreprise utilise des graines de soja fermentées comme alternative au fromage pour son cheesecake, qui est très demandé.
Alors que certains végétaliens ne mangent pas de viande pour des raisons religieuses (en Inde par exemple), le végétalisme devient populaire dans le régime alimentaire de certains pays. La sélection de Tokyo en 2013 pour accueillir les Jeux olympiques et paralympiques d’été de 2020 et l’anticipation de visiteurs étrangers ayant des pratiques alimentaires diverses est l’une des raisons pour lesquelles le véganisme s’est répandu au Japon.
De nombreuses personnes qui mangent de la viande ont partiellement adopté le véganisme dans leur alimentation, en l’appréciant sans tabou (flexitarisme). Ils espèrent également éviter les maladies liées à leur mode de vie et s’inquiètent du fait que la consommation croissante de viande contribue au réchauffement de la planète.
De même, la pratique est stimulée par les progrès de la technologie des aliments d’origine végétale. Par exemple, il est déjà possible de produire des substituts de viande à partir de graines de soja ou de blé, entre autres ingrédients, et des substituts de beurre à partir de lait de soja ou d’huile de coco.
On ne sait pas exactement combien de restaurants végétaliens existent au Japon. Mais Mayumi Muroya, mannequin et actrice qui dirige la Japan Vegan Society basée à Tokyo, déclare avoir visité quelque 3 500 restaurants proposant des menus végétaliens, principalement au Japon. « Les repas végétaliens sont bons pour la santé et l’environnement. Je recommande aux gens de s’amuser et de les essayer » insiste Mme Muroya.
Pas de doute, le véganisme fait son bout de chemin dans l’archipel. Mais est-ce vraiment une révolution ? Pas vraiment, comme nous allons le voir…
La viande, un impondérable de l’alimentation humaine ?
Il est bon de rappeler que la consommation de viande à chaque repas comme nous la connaissons à l’heure actuelle en occident est un phénomène relativement nouveau dans la longue histoire de l’humanité. Il y a encore quelques décennies seulement, avant les Trente Glorieuses, la viande était dégustée principalement, en ce que concerne la France, les week-ends ou en quelques occasions festives. Mais une économie d’abondance et un pouvoir d’achat confortable ont ouverts la porte à de nouveaux marchés. Ce qui était jadis une consommation exceptionnelle a explosé, avant d’amorcer un long déclin à partir des années 90 jusqu’à nos jours. Aux USA, la consommation de viande est littéralement devenue un fondamental culturel qui jouit d’un important soft-power. Pourtant, là aussi, sa consommation était, à l’origine, mesurée et exceptionnelle.
Au regard des connaissances scientifiques actuelles, il serait absurde de défendre une consommation de viande bi-quotidienne, alors que ce phénomène ne repose sur aucune réalité ni nécessité biologique, encore moins sur un passé culturel autre qu’imaginaire. Tout au mieux, un sentiment artificiel de « besoin » du consommateur influencé par des décennies de matraquage publicitaire. Pire encore, tout excès a des effets délétères. Il a été prouvé que l’excès de viande rouge venait directement augmenter la causalité d’apparition de cancers du colon, parmi d’autres problèmes de santé qui handicapent fortement la vie. Il serait tout aussi hasardeux de nier qu’une alimentation strictement végétalienne sans apports de nutriments équilibrés et suivi rigoureux pourrait aussi causer des effets néfastes sur la santé. La raison se situe dans une nuance de gris.
Inutile de croire que le développement d’alternatives végétales viendrait forcément faire disparaître les vaches de nos paysages. Il est question ici de revenir à un mode de consommation plus raisonnable et raisonné, plus responsable aussi envers les autres espèces vivantes. À ce titre, que nous raconte l’histoire du Japon en matière d’alimentation ?
Le végétalisme au Japon : une menace culturelle ?
Le Japon pour sa part, en revenant vers une alimentation plus végétale, ne fait en réalité qu’opérer un retour vers un cycle qui prend sa racine au VIIeme siècle. En effet, l’empereur Tenmu (天武天皇), durant son règne entre 672 et 686, vint tout simplement interdire la consommation de viande, purement et simplement. Le contexte est assez clair : à cette période considérée comme un âge d’or du Japon, l’apogée de la doctrine Bouddhiste dans l’archipel, dont se réclamait volontiers l’empereur, contribua à répandre un respect radical pour les espèces animales.
Tout est fait pour réduire au maximum la souffrance visible. Renforçant son influence via la construction de temples et de monastères, le Bouddhisme va donc instaurer indirectement un régime alimentaire fondé sur un rapport radical à la paix. Bien sûr, la politique justifiant l’usage d’alliés de circonstance et de quelques sacrifices pour asseoir son pouvoir, ce culte était alors sous contrôle intégral du trône impérial. La consommation de poisson, par contre, restait autorisée dans l’usage, bien que les moines eux, n’en mangeait absolument pas (le poisson étant considéré tel un animal comme les autres).
Et il faudra attendre 12 siècles, rien que ça !, pour voir la consommation de viande faire un retour fracassant dans l’archipel, sous l’influence de l’occident. Sur les recommandations de l’empereur Meiji au tout début de l’ère éponyme (明治時代, Meiji Jidai), il est décidé de réintroduire l’autorisation de consommation de la viande rouge. Certains y verront un désir de diversification alimentaire, d’autres une victoire de la liberté individuelle. La raison fut bien plus triviale…
En effet, l’empereur était surtout soucieux d’occidentaliser le Japon qu’il considère en retard sur le reste du monde. Ainsi, il laisse croître l’influence venue de l’Ouest au sein des terres japonaises, dont les pratiques alimentaires. Ni plus, ni moins, un rapprochement politique et un signe de soumission à l’idéologie fraîchement débarquée d’occident, tentant déjà d’imposer son hégémonie culturelle et son contrôle économique. Le Japon allait soudainement sortir de sa politique d’isolement volontaire de l’ère Edo. C’est ainsi que fut réintroduite dans les mœurs des japonais la consommation de produits carnés ainsi que le lait, très peu consommé avant. En quelques décennies, le Japon pratiquement végétalien depuis 12 siècles voit sa consommation de viande rouge exploser.
On notera que c’est à la même époque que le « shunga » (images érotiques) fut banni de l’archipel et ses manifestations physiques détruites. Tout ne fut pas négatif cependant. C’est aussi sous son règne que le système féodal fut aboli et que les terres furent distribuées aux paysans qui deviennent des producteurs indépendants. L’éducation devint quant à elle obligatoire. C’est probablement cette modernisation forcée et rapide, suivant une féodalité tardive, qui va donner au Japon ce goût de pays perdu dans un paradoxe entre le modernisme et la tradition. Les lieux de culte vont préserver leurs rites anciens. Encore aujourd’hui, les temples Bouddhistes de l’archipel proposent une alimentation strictement végétales aux visiteurs, pour le plus grand bonheur des végans japonais. Il est possible par exemple de déguster ces plats « sans violence animale » au temple Shojin-ryori du mont Takao. Une cuisine complexe et très raffinée.
La réintroduction forcée de la viande animale – donc le développement soudain des boucheries et des abattoirs – ne se fit pas sans heurts, loin s’en faut ! Une poignée de moines Bouddhistes se révoltèrent contre ce qui représentait un véritable blasphème aux croyances de l’époque. Pour eux, en faisant couler le sang d’êtres vivants et en consommant leur chair et leur sang, le peuple japonais était en train de perdre son âme, son essence même. Les dieux en seraient courroucés. Certains d’entre eux tentèrent de s’introduire dans le palais, mais furent arrêtés et exécutés. Rappelons que nous sommes à quelques années seulement de l’invasion des pays d’Asie par le Japon avant la violente chute de l’Empire, la soif de guerre et d’expansion étant également des exemples à suivre chez les occidentaux…
Cette tentative ratée des moines et leur exécution conduisit le pays à plonger dans un retour en arrière de près de 12 siècles en ce qui concerne la consommation de viande. Mais les Japonais garderont pourtant longtemps une horreur de la viande rouge et du sang. Le travail de boucher, jugé impropre, est alors réservés aux immigrés, principalement coréens. Après la guerre, la mondialisation fait doucement son œuvre : la consommation de viande est normalisée. Gardons toutefois à l’esprit que le végétarisme au sens large fut aussi pratiqué dans les pays occidentaux à travers le temps, et qu’il existe toujours dans le monde des cultures et des pans entiers de groupes ethniques ne consommant pas certains animaux pour des raisons principalement éthiques. Dès lors, il n’est pas absurde de se questionner sur la nature même de l’alimentation humaine : un choix avant tout culturel voire un engagement politique.
L’importance d’une échelle de valeur comparative
L’exemple du Japon et ses 12 siècles sans consommation de viande expose le fait que notre rapport à la consommation carnée est avant tout un choix culturel. En fonction des influences et des impératifs sociaux ou environnementaux d’un temps donné, les peuples modifient parfois radicalement leurs choix alimentaires. Dans le cadre d’un effondrement de plus en plus palpable de la civilisation mondialisée portée par le dogme d’une liberté sans limite, quand bien même elle implique des souffrances atroces, comment considérer le retour aux sources des jeunes Japonais vers ce végétalisme d’antan ?
Est-ce vraiment un retour à la tradition Bouddhiste ? Où plutôt l’émergence d’une nouvelle éthique fondée sur d’autres valeurs en phase avec une réalité plus actuelle ? De toute évidence, le contexte n’est plus le même qu’il y a 1 300 ans, ni au Japon, ni ailleurs. Posons-nous la question en ce sens : est-il sain de s’attacher à des modes de vie qui ne représentent, à bien y regarder, qu’un laps de temps infinitésimal à l’échelle de la présence humaine depuis son apparition via l’homo-habilis il y a 2,5 millions d’années ? Combien de cultures, dès lors, ont-elles disparues, réapparues, détruites, pour changer encore et indéfiniment leurs modes de vie ? Quid de l’évolution de notre perception collective vis à vis de la crise climatique et de la perspective de fin de notre civilisation globale ? Pour survivre à ces grands bouleversements, le Japon ne va-t-il pas devoir se réconcilier avec son passé volé par Meiji et l’occident ?
Refuser la nouveauté au motif que celle-ci met en péril nos modes de vie, ne reviendrait il pas à nous condamner à l’heure où l’humanité est potentiellement au bord d’un cataclysme, annoncé par des scientifiques qui s’égosillent dans un désert d’indifférence ?
S’il n’est pas évidemment pas question dans cet article de vous encourager à choisir un mode d’alimentation au-dessus d’un autre, nous ne pouvons que constater un intérêt croissant de jeunes Japonais pour la cause environnementale et les droits des animaux. Contrairement à l’occident, la consommation de viande au Japon n’est pas le résultat d’un long processus millénaire. C’est tout le contraire. Celle-ci s’est imposée soudainement et n’a fait qu’enfler depuis l’ère moderne avec l’arrivée des géants américains comme McDonald’s. Comment pourrait-il en être autrement quand un « KFC » dont l’influence commerciale est ultra-puissante, est arrivé à associer l’image de Noël à la consommation de poulet dans l’esprit des Japonais. La normalité est une lente construction psychologique. Et notre normalité actuelle, déracinée du vivant, n’est pas saine. En sortir relève de l’impossible, sauf pour quelques individus éclairés et surtout informés.
– Gilles CHEMIN & Mr Japanization