Et si le destin de l’humanité avait été de subir un système spéciste ? De n’être que du bétail visant à satisfaire les plaisirs gustatifs d’une autre espèce ? Voici les réflexions poussées par la lecture du manga à succès Promised Neverland, de Kaiu Shirai à l’écriture et Posuka Demizu au dessin. En effet, derrière ce joyau du fantastique se cache une forte critique sociale, en plus d’un discours politique latent conquis à la cause d’un idéal de société antispéciste, humaniste, et même révolutionnaire. Analyse.
Spoiler alerte ! Cet article contient des révélations sur l’évolution de l’histoire de Promised Neverland, mais ne dévoile pas son dénouement. Nous recommandons donc tout de même la lecture de cet article afin de – nous l’espérons – vous donner l’envie de vous plonger dans ce manga.
Est-il éthique de tuer des animaux ?
C’est sans doute la question principale que pose la lecture de Promised Neverland : est-il éthique de continuer à manger des animaux ? Question que l’on pourrait même se poser de manière plus utilitariste : est-il dans notre intérêt de manger des animaux ?
D’un point de vue éthique, cela nous semble assez évident : une fois admis que l’alimentation carnée est facultative à la survie et bonne santé de l’humain moyen, l’élevage et l’extermination massive d’animaux, sans compter leur maltraitance, sont de fait des crimes contre ces êtres vivants. Et ce, à minima dans les proportions du massacre contemporain : selon L214, 1380 milliards d’êtres sensibles ont été tués en 2018 pour notre alimentation, soit 3,8 milliards chaque jour. Le plus grand massacre de l’histoire, orchestré sans trêve dans des proportions vertigineuses.
La grande force de Promised Neverland, c’est qu’il ne se présente à aucun moment comme un outil militant ou comme une idéologie sûre d’elle, mais comme un simple objet de divertissement. Sa mise en situation tient pourtant du génie, car elle invite ses dizaines de milliers de lecteur.rices à projeter, de manière fictive mais ô combien réaliste, l’espèce humaine en tant que bétail destiné à être mangé par des démons.
L’héroïne Emma est quant à elle le reflet de la militante – ou du militant – révolutionnaire idéale : d’abord ignorante de sa condition d’opprimée, puis éveillée à la cruauté de son monde, et enfin déterminée à changer ce dernier, parce qu’il n’y a pas d’autre alternative pour la libération collective.
Promised Neverland joue donc sur deux tableaux : la sensibilisation à la cruauté de la production de viande animale d’un côté ; et de l’autre, un appel à s’éveiller et à s’élever contre les injustices sociales de notre monde.
La viande d’élevage éthique n’existe pas
Emma est une “adolescente bétail”, élevée et enfermée dans une ferme d’élevage de haute qualité, qui lui est présentée comme un simple orphelinat. Ce qu’elle ignore, c’est qu’elle ne sera pas envoyée dans une famille adoptive à ses 13 ans, mais exécutée et dévorée par des démons.
Emma est un produit de haute qualité, ce qui signifie qu’elle a grandi dans d’excellentes conditions : sorties en plein air, alimentation abondante et haut-de-gamme, et même traitement plein d’amour et de tendresse de la part de sa “maman”, qui est en réalité son éleveuse. Cette mise en situation est une réponse directe au mythe de l’existence possible d’une viande d’élevage qui serait éthique : si nous n’étions que du bétail, certainement que de bonnes conditions de vie nous seraient préférables. Mais ni nous, ni aucun autre être sensible, n’accepterait d’être exécuté à un jeune âge.
Promised Neverland se présente ainsi comme une inversion de l’anthropomorphisme et de l’anthropocentrisme, à savoir qu’il n’attribue pas aux animaux des comportements humains, et réfute également l’idée d’une supériorité de l’espèce humaine vis-à-vis des autres espèces sensibles. Au contraire, Promised Neverland conçoit l’être humain à l’image des animaux d’élevage, doté de sensibilité aussi bien que ces poulets ou cochons qui finissent dans nos assiettes. Le manga semble ensuite montrer que la domination de l’Homme sur le reste du vivant n’est pas une affaire de supériorité, mais plutôt d’opportunisme.
Devenir végan ou changer de système ?
Kaiu Shirai, auteur de Promised Neverland, cache-t-il derrière cette fiction un militantisme végan ? A l’échelle individuelle, si tant est qu’Emma reflète sa pensée, il semble davantage être en proie au doute. L’héroïne, qui apprend à chasser des oiseaux dans une logique de survie, se questionne : “nous ne voulons pas être mangés. Nous voulons vivre. Mais nous aussi, nous avons toujours mangé. Et nous continuerons à devoir manger, pour survivre.”
La force du personnage d’Emma est qu’il est capable de se mettre dans la peau des autres, grâce à sa forte empathie et son sens aiguë de la justice. La sensibilité humaine est d’ailleurs le seul échappatoire pour les animaux d’élevage de notre monde, puisque nous seuls pouvons par elle les épargner du massacre que nous leur faisons subir, dès lors que les études montrent qu’une alimentation végétarienne, voire 100% végétale, est viable pour l’être humain, sauf rares exceptions. Une différence fondamentale avec le cas d’Emma qui est dans une contrainte de survie.
Si, avec habilité, le manga ne pointe pas du doigt, et déculpabilise même les personnes qui mangent de la viande, il incite en revanche à mener collectivement des réflexions antispécistes. Une démonstration de sa portée révolutionnaire, puisque les héros veulent renverser le pouvoir, libérer les individus opprimés (démons et humains compris) d’un système de domination profondément inégalitaire ; conscients que leur salut ne passera que par l’action collective.
Le renversement qui consiste à imaginer un échange de condition entre les humains et les animaux d’élevage, rappelle les travaux artistiques de Barbara Daniels. Cette irlandaise expatriée à Berlin en Allemagne, a publié un livre illustré (traduit en français) nommé « Le règne animal », où les humains ne sont que d’impuissantes victimes d’un monde régné par les animaux et leur bon vouloir, nous aidant à remettre en cause nos pratiques spécistes.
Métaphore de notre monde
La métaphore la plus habile est sans doute celle du “sang maléfique”. Dans Promised Neverland, les démons pensent être contraints de devoir manger de la viande humaine pour maintenir leur forme physique et mentale. Or, la démone Mujika possède un antidote : son propre sang. En boire une seule goutte permettrait aux démons de survivre sans devoir s’alimenter de viande humaine.
Mais ce sang est diabolisé et défini comme “maléfique” par la classe dominante des démons, peu encline à bouleverser un système qui lui profite, et lui permet de jouir des plaisirs que procure la viande humaine de haute qualité, réservée aux élites. La métaphore prend alors tout son sens. L’antidote, “le sang maléfique” ou plutôt “bénéfique”, représente à notre époque la connaissance, à travers ces études scientifiques qui confirment la viabilité pour l’être humain d’une alimentation végétarienne ou végétalienne, ou comment déconstruire et reconstruire ses habitudes, mais qui font face à une réactance vive, tout comme le décrypte le « Paradoxe de la viande ».
La diabolisation des personnes ayant bu le sang maléfique est ainsi à s’y méprendre avec la diabolisation des écologistes et des activistes végans. Celles et ceux qui défendent l’intérêt général sont régulièrement la cible des classes dominantes qui les traitent de “woke”, “agressifs” ou même “d’éco-terroristes” en vue de préserver leurs privilèges et d’assurer la perpétuation de leur modèle.
Ces attaques et ces manipulations de l’opinion visent à maintenir des systèmes de domination arbitraires : envers les animaux, mais aussi envers les classes populaires voire moyennes, contraintes économiquement de se nourrir de viande malsaine sous antibiotique et produite intensivement. Pendant ce temps, les élites, elles, se gavent de viande de haute qualité ; comme le rappelait l’épisode des homards et de ces luxueux dîners financés aux frais de la République et organisés par l’ex-ministre français François de Rugy.
Seul regret ? L’absence de références aux problèmes écologiques liés à la surproduction de viande humaine dans Promised Neverland, alors que la pollution mais aussi les dangers sanitaires liés à l’élevage intensif de notre monde, sont des arguments essentiels à la nécessité de réduire drastiquement notre consommation de viande.
L’indifférence derrière l’argument du “moindre mal”
« N’est-ce pas une vie heureuse ? Vivre dans une maison chaleureuse et pleine d’amour, pleine de bonnes choses à manger… Sans avoir à ressentir la faim ni le froid, sans avoir à connaître la vérité… Mourir complètement satisfait…Comment pouvez-vous appeler cela de la malchance ? » – “La maman”, éleveuse du bétail humain.
En effet, ces enfants-bétail auraient pu finir, comme la grande majorité des humains, dans une ferme d’élevage intensif, où l’on trouve des milliers d’enfants amorphes engraissés qui n’existent que pour être mangés : “les humains qui naissent là, n’apprennent même pas à parler. Ils n’ont pas de nom. Ils n’ont pas de volonté propre, ni même de raisonnement propre.”
A l’image de ces 75 milliards de poulets tués en 2018 pour notre alimentation selon L214, les humains sont ici perçus comme de la simple marchandise, de la nourriture bon marché, à produire en masse pour répondre aux besoins de la population.
L’argument utilisé par la “maman” est ici celui du “moindre mal”. Puisque la majorité des humains vivent sans exister, les enfants des fermes de haute qualité devraient se satisfaire de leur condition “privilégiée”.
Cette rhétorique du moindre mal est constamment utilisée dans notre monde par les classes dirigeantes : “continuez à nous élire” disent-ils, sinon le pire arrivera, à savoir l’arrivée au pouvoir du fascisme. Celui-là même qu’ils ont fait grandir en accentuant les inégalités sociales. Ce discours, maintes fois entendu, consiste à se satisfaire du système néolibéral et de ses logiques de domination (sur des groupes d’humains et sur le reste du vivant).
Ce type de discours n’incarne rien d’autre qu’un aveu de résignation, et même d’indifférence à la souffrance d’autrui. Abandonner l’ambition de changer le monde, c’est abandonner les plus vulnérables à leur sort. A la lecture de Promised Neverland, on croirait impossible pour ces enfants victimes de changer le système et d’améliorer leur condition. Pourtant, Emma, activiste révolutionnaire, tentera de prouver le contraire.
Réflexions sur l’activisme
L’auteur de Promised Neverland, Kaiu Shirai, ne revendique pas directement une pensée antispéciste, révolutionnaire ou même féministe. Pourtant, ses choix scénaristiques ne laissent place à aucun doute sur son idéal de société. Ce n’est pas un hasard si la protagoniste du manga est une jeune fille, devenue meneuse naturelle grâce à ses qualités sociales, mentales, stratégiques, psychologiques mais aussi physiques.
Emma peut être considérée comme une figure féministe pour ses qualités intrinsèques, mais surtout parce qu’elle évolue dans un groupe où personne ne la dévalorise et ne conteste son aura et son leadership parce qu’elle est femme. Emma est clairement une militante destinée à changer le monde. Bien qu’elle agisse d’abord pour le bien de sa famille, elle remet constamment en question ce qui est juste ; pour les siens mais aussi pour les autres, et même ses pires ennemis.
face à son bourreau Grand Duc Lewis (démon chasseur d’êtres humains), Emma préfère obtenir un accord de paix plutôt que de se venger :
« Tuer est-il vraiment le seul moyen (ndlr : pour les êtres humains de survivre) ? N’y a-t-il pas un autre moyen que la violence ? Je ne veux pas qu’un autre humain soit tué. Mais cela ne signifie pas que je veuille te tuer. »
Cela dit, Emma n’est pas naïvement pacifiste : si sa tentative de dialogue échoue, elle se résout à prendre les armes, par légitime défense. Ceci est une nouvelle métaphore utile : la voie idéale de nos combats est toujours la voie pacifique, mais si le pouvoir en place maintient sa violence, son cynisme et ses menaces sur nos droits fondamentaux et nos propres vies, alors le pouvoir officiel devient le seul responsable des affrontements entre les forces de l’ordre et les manifestant.es.
Les dirigeants, tout comme Lewis, font d’ailleurs preuve de violence dès lors qu’ils refusent le dialogue et toute perspective de cesser leur oppression première et systémique.
“la peur m’a saisie sans prévenir… des doutes m’ont envahie. Etait-ce la décision juste ? Ne faisons-nous pas fausse route ?”
Ensuite, l’altruisme d’Emma la rend vulnérable au doute. Ces doutes, tant qu’ils ne paralysent pas, sont bénins dans l’activisme politique et même indispensables. Kaiu Shirai est en réalité rousseauiste dans le sens où le mangaka, à l’image du philosophe, ne croit pas en l’existence d’une nature humaine qui serait juste en soi. Cependant, il considère à travers le personnage d’Emma, que l’être humain possède cette capacité de raisonnement, d’action et de communication, lui permettant de tendre constamment vers la justice sociale, de corriger au mieux les injustices de la nature ou bien celles créées par les sociétés humaines qui auraient fait fausse route.
Emma, une figure exemplaire
L’héroïne est tout bonnement un exemple à suivre, notamment pour sa capacité d’écoute, de compréhension des autres, quand bien même iels auraient mal agi. Elle cherche constamment le dialogue et le soutien psychologique. Sa capacité à discuter des problèmes pour les résoudre est une clef essentielle pour, collectivement, mener à bien la révolution : “Ouvrons nos cœurs et parlons”, dit-elle à Yugo, un homme aigri prêt à la tuer.
« Plus j’y pense et plus je suis convaincue qu’on n’a pas besoin d’être des ennemis. Nous sommes toutes des personnes ayant réussi à fuir (ndlr : les fermes d’élevage – métaphore de l’aliénation du capitalisme). Nous devons nous comprendre et nous aider les uns les autres. » – Emma.
Grâce à cet état d’esprit, les querelles de notre monde seraient-elles enfin résolues ? Pas exactement, car Emma emporte surtout avec elle l’ensemble des victimes d’un système qui, lui, les oppresse bel et bien. Toutefois, sa “maman”, qui participe au massacre d’êtres humains, malgré tout l’amour qu’elle leur transmet, peut être comparée aux éleveurs de bétail de notre monde. Ceux-ci élèvent et tuent des animaux, mais ont-ils d’autres choix pour survivre – tant bien que mal d’ailleurs – économiquement ? La “maman” s’est résolue à devenir éleveuse car c’était là le seul moyen de survivre, avant que ne s’ouvre la voie de la révolution : “l’obéissance ne nous donne pas de futur. Je ne veux plus être l’esclave de personne”, dit-elle.
Abattre l’ennemi ou le système ?
L’une des principales leçons que nous donne Emma sur l’activisme concerne notre capacité à dissocier notre haine de l’ennemi de celle du système. En témoignent les propos d’Emma face à son bourreau ultime, Peter Ratri, l’être humain gagé de perpétuer le système en sacrifiant les “enfant-bétails” :
« Nous ne pardonnons absolument pas. Mais je ne veux pas résoudre la situation en te tuant. La haine, la rancœur, la peur… Je ne veux plus rien ressentir de tout cela. J’en ai marre de ces sentiments. Nous voulons seulement sourire ! Et être libres ! Nous voulons nous libérer de tout, pas seulement de notre destinée et de notre condition, mais aussi de la haine et de la peur ! »
Emma nous rappelle ainsi que les conditions et les classes sociales ne sont pas choisies, elles nous sont déterminées : quiconque se retrouve en position de dominé ou de dominant prend alors des décisions en fonction de ses intérêts, mais surtout de son “formatage”, son éducation. Voilà pourquoi la haine des dominants comporte certaines limites. Cela dit, se permettre d’épargner les dominants est un “luxe”, ou plutôt un objectif final, qui ne sera possible qu’une fois qu’ils seront acculés en position de faiblesse. D’ailleurs, Emma n’ouvre le dialogue avec ses différents bourreaux que lorsqu’elle en a le pouvoir, c’est-à-dire lorsque l’adversaire est en position de tout perdre.
Cette analyse montre bien à quel point Promised Neverland est un indispensable à lire. Un produit de divertissement, destiné à un public plutôt jeune, qui cache en réalité tout un lot de valeurs, principalement antispécistes et révolutionnaires. “Le pays imaginaire promis” n’est-il pas celui d’un monde post-révolution ? Ce monde, si lointain mais aussi accessible à la fois, où l’être humain cesserait d’employer ses logiques de domination sur ses congénères et le reste du vivant.
– Benjamin Remtoula (Fsociété)