C’est une histoire aussi réelle que tragique qui se passe au Japon mais qui pourrait tout aussi bien trouver sa place dans la plupart des pays du monde. Celle du combat d’une femme pour faire comparaître devant la Justice l’homme qui l’a violée, un homme de pouvoir aux appuis haut-placés. Au cours de ce combat, elle va affronter les institutions policières et judiciaires japonaises, la culpabilité du crime qu’on lui renvoya sans oublier les jugements moraux. Mais surtout, elle devra lutter contre elle-même, contre les angoisses l’assaillant et le stress post-traumatique causés par ce viol pour aller de l’avant et atteindre le but qu’elle s’est fixée, le seul à même de l’apaiser pour tourner cette page de sa vie. Voici cette histoire telle qu’elle l’a racontée dans l’ouvrage ‘la Boite noire’ que nous avons décortiqué pour vous.
MAJ 27/01/2022 : Le 18 décembre 2019 le tribunal civil de Tokyo avait condamné l’agresseur présumé de Shiori Ito à lui verser des dommages et intérêts de 3,3 millions de yen. Une décision qui vient d’être confirmée par la Haute Cour de Tokyo ce 25 janvier.
Contexte législatif : À l’époque où l’agression de Shiori s’est déroulée, en 2015, la loi japonaise concernant les crimes sexuels comportait deux cas : le crime de viol et le crime de quasi-viol. Le premier se définissait comme un rapport sexuel illicite avec une femme et le second comme un viol à l’encontre d’une personne qui a perdu connaissance. Cette loi datait de l’époque Meiji et n’avait jamais été actualisée. En 2017, la législation a évolué et ces crimes se nomment désormais « relation sexuelle forcée » (qui inclut aussi les hommes comme victimes) et « relation sexuelle quasi-forcée ». Outre le rapport vaginal, ces nouvelles définitions incluent désormais les rapports anaux et oraux, ce qui n’était pas le cas avant.
Un parcours hors des rails
Née en 1989 à Kanagawa, Shiori Ito est le premier enfant de ses parents à qui elle confesse « en avoir fait voir de toutes les couleurs ». Elle manifeste très jeune un sens aigu de la justice allié à un caractère têtu. Les naissances de son petit frère puis de sa petite sœur lui conféreront le rôle d’aînée protectrice et une plus grande autonomie. Pendant ses années de collège elle est mannequin pour une agence ce qui lui vaut d’être persécutée par des camarades de classe. À cette époque, elle tombe malade et doit passer plusieurs mois à l’hôpital. Ces expériences et sa nature indépendante ont sans doute joué un rôle déterminant dans sa volonté de « sortir des rails » tous tracés de la société japonaise. Une fois guérie, elle décide d’aller poursuivre ses études lycéennes à l’étranger grâce à ses cachets de mannequin. Elle part ainsi vivre aux États-Unis alors qu’elle ne maîtrise pas l’anglais. Elle finit ses études secondaires dans le Kansas puis entreprend des études de journalisme à New-York, ayant perçu l’importance de l’accès à l’information et de son analyse critique.
Rencontre avec Yamaguchi
C’est lors de ses études à New-York que la route de Shiori croise celle de Noriyuki Yamaguchi dans un bar où elle travaille pour payer ses études. À l’époque l’homme est directeur du bureau de TBS (une importante chaîne de télé japonaise) à Washington. À la fin de ses études, elle le recontactera et leurs rencontres resteront cantonnées à un plan strictement professionnel. Diplômée, Shiori retournera vivre au Japon et commencera à travailler comme stagiaire chez Reuters Japan, un emploi précaire qui inquiète ses parents, plutôt désireux de la voir décrocher un poste fixe.
Comprenant la position de ses parents, Shiori décide de contacter Yamaguchi qui, par le passé, lui avait promis de lui trouver un stage chez TBS à Washington. À partir de là, Shiori espérait se faire embaucher. Le contact se fait par mails au cours desquels Yamaguchi propose directement un poste de productrice à Shiori, un travail à responsabilité mais qui nécessite l’obtention d’un visa. Et c’est pour discuter de ce point qu’ils décident de se rencontrer le vendredi 3 avril 2015 à Tokyo.
Lors de cette soirée, Shiori a la surprise de se retrouver en tête-à-tête avec Yamaguchi alors qu’elle l’aurait pensé accompagné de collègues. La soirée se déroule dans un restaurant de sushis, sans que n’aient été abordées les questions relatives à la venue de Shiori à Washington. Le repas est arrosé de saké (ce qui est traditionnel également dans une relation de travail au Japon). Après le second pichet, Shiori se trouve prise de vertiges et va s’écrouler dans les toilettes où elle perd connaissance. C’est une violente douleur qui la ramène à elle. Elle reprend conscience allongée sur un lit dans une chambre d’hôtel et au-dessus d’elle Yamaguchi est en train de la violer.
Sous ses protestations, il s’arrête, Shiori en proie à la panique se réfugie quelques instants dans la salle de bains. Quand elle en sort, Yamaguchi l’attrape, l’allonge de nouveau sur le lit pour tenter d’abuser d’elle, cette fois, en toute conscience. Mais désormais, Shiori résiste et l’insulte. Comme elle le notera par la suite, les insultes ne lui viennent qu’en anglais, car en japonais il n’existe pas pour une femme de manière de protester d’égal à égal avec un supérieur hiérarchique masculin. Dans un état de choc qu’on ne peine pas à imaginer, Shiori récupère ses vêtements, dont sa culotte que Yamaguchi voulait « garder en souvenir » et s’enfuit de l’hôtel. Il est tôt ce samedi matin. Et le cauchemar ne fait que commencer.
L’Après
Dans un état second, Shiori rentre immédiatement chez elle, met ses vêtements à laver et se douche, se sentant sale, un sentiment connu chez la quasi-totalité des victimes de viol. Elle constate des hématomes sur son corps, éprouve une forte douleur à un genou et elle saigne. Elle a beau chercher, elle ne parvient pas à se remémorer ce qui s’est passé entre le restaurant de sushis et son réveil à l’hôtel. Comme elle l’apprendra plus tard, cette amnésie est une conséquence courante de l’absorption d’une drogue du viol. Mais pour s’assurer qu’elle avait été droguée, il aurait fallu aller faire une prise de sang le plus rapidement possible. Seulement Shiori l’ignorait à l’époque. Tout comme le fait de se rendre dans un hôpital pour faire des prélèvements avec un « kit de viol » afin de relever les marques de violence sur son corps. Après être restée quelques heures prostrée chez elle, Shiori se rend dans une clinique et obtient en urgence une prescription pour la pilule du lendemain sans que la gynécologue qui lui prescrit ne s’intéresse aux circonstances qui ont conduit la jeune femme jusqu’à elle. Et pourtant, comme le releva Shiori, il suffirait d’un peu d’attention pour déceler les femmes en détresse et les guider le plus tôt possible vers les mesures adéquates, donc des solutions pour riposter rapidement. De même que des « kits de viol » devraient se trouver dans les cabinets de gynécologie.
Sortie de la clinique, Shiori contacta une association de soutien aux victimes de violences sexuelles. On pourrait penser que cette dernière serait à même de prodiguer réconfort et conseils aux victimes la contactant. Mais alors que Shiori voulait justement des informations sur les examens médicaux à effectuer, l’association ne voulut pas lui répondre avant d’avoir eu un entretien complet avec elle, ce qui implique une prise de rendez-vous. Alors que le temps est compté pour recueillir des preuves après un viol, que la victime encore choquée doit immensément prendre sur elle pour demander de l’aide, une barrière est dressée sur sa route. Les informations que réclamaient Shiori devraient au contraire être rapidement disponibles sur le net via un site spécialement conçu par les autorités publiques.
Ce samedi même et le jour suivant, Shiori sort avec sa sœur et va dîner chez une amie sans se confier sur le traumatisme qu’elle vient de subir. Une attitude qui peut surprendre mais qui s’explique par un mécanisme naturel de défense. Son genou la faisant beaucoup souffrir, Shiori se rend le lundi dans une clinique où l’on constate qu’un choc important a déplacé sa rotule. Elle mentira sur l’origine de cette douleur due évidemment au viol qu’elle a subi et qui perdurera des mois durant. Le même jour enfin, elle trouve la force de se confier à une amie d’enfance infirmière qui a remarqué son trouble émotionnel. Cette amie la renseignera sur les drogues du viol mais hélas ne connaît pas les démarches à faire en cas de viol. À ce moment, Shiori regrette de ne pas avoir fait faire immédiatement de prise de sang, mais comment aurait-elle pu savoir ? Ces sujets sont globalement peu discutés au Japon. De même que son instinct lui a fait fuir l’hôtel au lieu de prévenir immédiatement la police. Une police que Shiori hésitera à aller voir car l’homme qu’elle accuserait est non seulement un collègue mais une personnalité reconnue avec des contacts haut placés. La voilà piégée.
De l’infinie difficulté de porter plainte au Japon
Shiori réalise également que le poste de producteur promis par Yamaguchi n’était qu’un mensonge destiné à l’attirer à ce terrible rendez-vous. Alors qu’elle hésitait à enfouir au fond d’elle-même le traumatisme qu’elle avait vécu, elle décida finalement d’aller se confier à la police, qu’importent les retombées sur sa carrière. Car en tant que journaliste, elle se devait d’être à la recherche de la vérité et passer sous silence son viol était incompatible avec ses convictions professionnelles. Soutenue par deux amies, elle ira pousser la porte du commissariat de Harajuku le 9 avril 2015.
Ce jour-là, elle va devoir raconter son histoire en détail deux fois pendant plusieurs heures. Un moment traumatisant qui lui fait revivre le crime mais qui est un passage obligé. C’est d’ailleurs par peur de le revivre face à une personne parfois indifférente que nombre de victimes ne viennent pas porter plainte. À la suite de son récit, l’inspecteur qui l’a écouté l’encourage à déposer plainte et lui annonce qu’un inspecteur du commissariat de Takanawa (d’où dépendent les faits) se chargera du dossier. Elle le rencontre deux jours plus tard et doit de nouveau tout lui raconter depuis le début…
Cet inspecteur la laisse dans un profond désarroi, car les faits datent déjà d’une semaine, il est trop tard pour des prélèvements, que « des histoires comme ça, il y en a plein » – déclare-t-il – et qu’une enquête sera difficile à ouvrir. En dépit de cette introduction difficile, cet inspecteur va par la suite s’avérer être le meilleur soutien que Shiori trouvera au sein de la police. À ce moment, aucune plainte n’est officiellement déposée mais des recherches sont lancées. Ce jour-là, Shiori prit aussi la décision d’informer sa famille du viol qu’elle a subi. En parallèle, elle envoie des mails professionnels à Yamaguchi pour qu’il ne se doute pas qu’elle est allée parler à la police. Par ces échanges, elle désire aussi lui arracher des excuses et surtout des aveux.
L’enquête progresse et piétine
L’enquête permet de mettre la main sur une preuve hautement importante : les caméras de surveillance de l’hôtel où l’on voit clairement Shiori incapable de marcher, traînée de force par Yamaguchi. Mais malgré cette preuve accablante, l’inspecteur met Shiori en garde contre les conséquences d’un dépôt de plainte à l’encontre de Yamaguchi. Elle pourrait ne plus pouvoir travailler dans le milieu journalistique au vu de la position importante occupée dans ce milieu par la personne qu’elle accuse. Que ce soit à la victime d’avoir ces considérations révoltera Shiori et s’ajoutera à sa volonté de changer les mentalités sur le viol. De plus cette prédiction s’avèrera heureusement fausse dans son cas.
Dans le cadre de l’enquête, Shiori a dû se faire examiner par un gynécologue qui ne put déceler des lésions, trop de temps s’étant écoulé. Des examens ADN purent finalement être effectués sur le soutien-gorge de Shiori. Par chance, cette pièce était tombée derrière une étagère où elle avait posé ses vêtements avant de les laver. L’ADN de Yamaguchi sera effectivement retrouvé sur le vêtement mais de cela la justice ne pouvait conclure que Yamaguchi avait touché le vêtement. Shiori parla aussi de l’ordinateur de Yamaguchi que ce dernier avait posé près du lit dans une position laissant suggérer que le viol avait peut-être été filmé. Mais pour l’inspecteur, il manque des preuves solides que les suspicions ne peuvent remplacer et les trous de mémoire de Shiori jouent en sa défaveur. Néanmoins l’inspecteur lui promit d’accepter d’enregistrer sa plainte si elle se décidait à le faire.
Tout le temps de l’enquête, Shiori continua d’échanger par mail avec Yamaguchi, alors retourné aux États-Unis, car il fallait de préférence qu’il avoue avant que la police ne l’interroge. Par ce biais, Shiori souhaitait récupérer des éléments accablant davantage Yamaguchi, même si l’inspecteur désapprouvait cette démarche. Mais malgré ses mails demandant des explications sur cette nuit, jamais Yamaguchi ne reconnaîtra un rapport sexuel forcé. Il réfutera « avoir usé de son autorité pour la forcer » et l’accusera au contraire d’avoir bu jusqu’à en être ivre, ce dont Shiori ne se souvient pas.
Le coup de théâtre
Un évènement vint redonner du courage à Shiori et à l’inspecteur chargé de l’enquête. Il apparut que Yamaguchi avait été suspendu de son poste à Washington et qu’il allait devoir revenir au Japon. L’inspecteur souhaita donc le convoquer pour l’interroger dans le cadre d’une audition libre. L’espoir de trouver des preuves remontait. Mais pourquoi ne pas le mettre directement en accusation ? L’inspecteur avait consulté un procureur haut placé qui avait argué d’un manque de preuves pour pouvoir émettre un mandat d’arrêt au cas où Shiori porterait plainte. L’affaire risquait donc de s’arrêter là, après une simple audition de la partie adverse. Shiori déposa effectivement plainte le 30 avril au commissariat de Takanawa et dut exposer une nouvelle fois son histoire depuis le début. Sur l’utilisation d’une drogue, elle n’avait que des soupçons qu’elle ne pouvait prouver, hélas faute d’avoir été orientée correctement après le viol (d’où l’importance d’être bien informé!).
Par la suite, Shiori vécut dans la peur que son agresseur ne quitte le Japon. La police semblait inefficace à le localiser alors qu’elle même voyait via son compte facebook que Yamaguchi se trouvait à proximité. Les procédures de demande de renseignements archaïques ralentissaient la prise de contact de la police avec Yamaguchi. L’inspecteur accepta finalement que Shiori prenne contact par mail avec Yamaguchi pour le localiser et s’engagea à la couvrir si cette démarche devait lui porter préjudice ensuite. Que ce soit à la victime d’agir à la place de la police semble ubuesque mais il n’y avait pas le choix. On mesure aussi à quel point cette démarche pèse sur une femme encore traumatisée. Elle prépara ces mails avec l’aide d’un avocat et d’une amie, en pesant chaque mot. Lors de cet échange de mails, les heures auxquelles Yamaguchi envoyaient ses réponses persuadèrent Shiori et l’inspecteur que l’homme se trouvait toujours au Japon alors qu’il prétendait être aux États-Unis.
Un oncle de Shiori, ancien procureur, s’étonnait que la police ne vérifie pas la localisation de Yamaguchi, ce qui est simple à faire puisqu’il suffit de contrôler les départs et arrivées d’avions. Son oncle assurait également qu’un procureur ne pouvait décréter l’impossibilité d’émettre un mandat d’arrêt à ce stade de l’enquête tout comme le fait qu’elle serait classée sans suite ainsi qu’on l’avait certifié à l’inspecteur. En bref, le comportement du parquet interrogeait et Shiori ne pouvait compter que sur le faible soutien de la police, en particulier l’abnégation de l’inspecteur en charge du dossier depuis le début. Son oncle lui conseilla également de prendre un avocat. Tous ces obstacles mis sur la route de Shiori laissent fortement à penser que de nombreux dysfonctionnements du système japonais sont à résoudre. On comprend aussi comment des victimes moins combatives ou moins bien entourées en viennent à laisser tomber les poursuites.
Arrestation manquée
D’autres évènements inattendus firent avancer l’enquête. L’inspecteur réussit à recueillir le témoignage du patron et d’un serveur du restaurant de sushis assurant que Shiori était ivre, ce qui allait dans le sens d’un quasi-viol. Interrogé également, le chauffeur de taxi qui avait conduit Shiori & Yamaguchi à l’hôtel déclara que la jeune femme avait demandé à plusieurs reprises à être déposée à la gare la plus proche. Un moment particulièrement humiliant pour Shiori fut la reconstitution obligée du crime qui eut lieu au commissariat même de Takanawa ainsi que les questions déplacées des enquêteurs sur sa sexualité qu’ils étaient disaient-ils obligés de poser. Comme si la sexualité générale d’une victime avait un rapport avec le crime subi. Shiori y vit à raison une nouvelle humiliation pour les victimes susceptibles de les décourager et un manque de formation du personnel qui les prend en charge.
Finalement, alors que Shiori était retournée en Allemagne pour travailler, elle reçut le 4 juin un appel de l’inspecteur qui s’était démené de son côté pour obtenir un mandat d’arrêt à l’encontre de Yamaguchi. L’arrestation était prévue pour le lundi 8 juin, jour où Yamaguchi revenait au Japon. Même cette bonne nouvelle ne procura aucun plaisir à Shiori, angoissée d’avance des suites, et fatiguée de tout le stress qu’elle avait dû supporter jusque là. Mais le jour de l’arrestation, une terrible déconvenue l’attendait. L’inspecteur, dépité, appela Shiori pour lui annoncer qu’il n’avait pas pu procéder à l’arrestation. Au dernier moment, alors que les agents étaient sur place, il reçut l’ordre de sa hiérarchie de ne pas interpeller Yamaguchi. L’affaire lui fut retirée. L’annulation de l’arrestation est un cas extrêmement rare lui expliqua-t-il et l’ordre est venu du sommet de la hiérarchie du département de la police métropolitaine sans qu’on lui en fournisse les raisons.
Shiori, qui avait reporté toute sa confiance dans l’action de la police, était évidemment anéantie. Cet inspecteur qui avait tout fait pour l’aider était dégouté et de ce qu’il lui a laissé entendre il avait manqué de se faire virer. Ce alors qu’il n’avait fait que son travail. Le procureur qui était en charge du dossier avait lui aussi été démis de l’affaire. Les zones d’ombre s’amoncelaient autour de la façon dont l’enquête semblait déranger tant au niveau du parquet qu’au sommet de la hiérarchie policière. Il devenait évident que des individus haut placés agissaient pour étouffer l’affaire. Yamaguchi libre, Shiori avait la terreur de le croiser car ce dernier savait où elle habitait.
Classement sans suite
L’enquête fut reprise par la première division d’enquête du département de la Police métropolitaine à qui Shiori dut de nouveau relater l’histoire de son agression. L’interlocuteur de Shiori était désormais le supérieur de l’inspecteur démis de l’affaire. À sa demande d’explication sur l’annulation de l’arrestation tout ce que Shiori obtint en réponse fut des réponses floues : il avait été estimé (au dernier moment) que le peu de preuves rassemblées n’aurait pas permis de faire aboutir l’enquête dans le temps imparti d’une garde à vue (20 jours), mieux valait alors reprendre tous les éléments et témoignages rassemblés jusqu’ici et continuer les investigations sur la base de la coopération volontaire. De plus, Yamaguchi étant maintenant au Japon on pouvait le trouver facilement vu son statut social, il n’y avait donc soi disant plus besoin de mandat. Il semblait évident que Yamaguchi bénéficiait d’un traitement de faveur vu sa position. N’étant pas arrêté, il pouvait en outre facilement supprimer d’éventuelles preuves, comme les vidéos qui avaient peut-être été prises avec son ordinateur.
Une perquisition fut par la suite effectuée chez Yamaguchi dans le cadre de « la collaboration volontaire » et la police ne trouva aucune trace de vidéo sur l’ordinateur. Pourtant rien ne prouvait qu’il s’agissait du même ordinateur que celui que Shiori avait vu et aucune analyse pour reconstituer des données effacées n’eut lieu. La police ne se déplaça même pas à son bureau. Alors qu’on assura à Shiori que l’enquête se poursuivait, l’inspecteur désormais en charge de l’enquête l’encouragea à envisager un arrangement à l’amiable, sur proposition de l’avocat de Yamaguchi. Shiori accepta de rencontrer une avocate spécialisée dans les résolutions extra-judiciaires de litiges. Cette avocate lui exposa en détail les accords à l’amiable qu’elle concluait. Pour elle, si l’avocat de Yamaguchi envisageait cette solution c’était pour que Shiori retire sa déclaration d’agression et sa plainte contre un montant généralement d’un million de yens. Elle lui confia que des accords étaient même conclus avec des sommes bien moins élevées. Si les victimes s’y pliaient c’est parce que les délinquants sexuels sont rarement condamnés et qu’elles veulent échapper à une enquête et un procès éprouvant… Mais déterminée à faire éclater la vérité, Shiori refusa toute proposition d’accord.
Shiori voulait absolument savoir pourquoi le mandat d’arrêt n’avait pas été exécuté, contrecarré par le sommet de la hiérarchie policière. Les deux avocats dont elle s’est entourée étaient unanimes pour affirmer qu’il est impensable d’annuler une arrestation sur les lieux mêmes juste avant son exécution. Les avocats n’obtinrent pas de réponse autre que celle que l’on avait déjà faite à Shiori. Ce mandat qui avait été émis avec une longue durée de validité a été rendu et la police n’envisageait pas d’en demander un nouveau… Le dossier de l’enquête fut envoyé au parquet le 26 août 2015. Yamaguchi fut interrogé par un procureur en janvier 2016. Shiori eut un entretien avec ce même procureur à la mi-juillet. Quand bien même ce dernier était convaincu de la culpabilité de Yamaguchi, il estimait les preuves trop minces pour qu’il soit condamné.
La Justice japonaise ne condamne les crimes de quasi-viol que sur la base d’éléments solides comme des aveux (ce que beaucoup de suspects se gardent de faire), la présence de témoins ou d’enregistrements vidéo/audio. Autrement dit, les crimes de quasi-viol sont rarement condamnés. Quel viol est-il filmé sous le regard de spectateurs ? Sans aveux de Yamaguchi ou de vidéos éventuellement prises avec son ordinateur, l’action en justice n’avait pas la moindre chance d’aboutir. Et la façon plutôt légère dont l’enquête s’était déroulée à ces niveaux n’avait permis de trouver ces éléments. Shiori se heurtait de plein fouet au « mur du consentement », Yamaguchi déclarant que le rapport était consenti, prouver le contraire sans preuves est quasi-impossible. Si Yamaguchi avait été arrêté comme prévu, l’histoire aurait pu prendre un autre tournant. Le 22 juillet 2016, comme elle s’y attendait, Shiori apprenait que le parquet avait décidé de ne pas poursuivre l’affaire en justice ce qui la plongea dans un profond désarroi.
Raconter l’histoire
Shiori fit appel de la décision du parquet auprès de la Commission des poursuites judiciaires. Un jury de onze citoyens tirés au sort doit décider avec un minimum de 6 voix si la décision du parquet est juste ou si l’enquête doit être rouverte. Cette démarche permit à Shiori d’avoir accès aux preuves collectées par la police. En réinterrogeant elle-même le chauffeur de taxi elle réalisa que son témoignage était incomplet dans le dossier, les demandes d’être déposée à la gare n’y étaient pas retranscrites. De plus le chauffeur n’avait pas été interrogé de nouveau après le transfert du dossier alors que la police avait affirmé qu’elle réexaminerait tous les éléments. Mais ces éléments n’y changeront rien. Le verdict de la Comission sera rendu le 22 septembre 2017, l’affaire est définitivement classée sans suite.
La police n’est pas la seule entité avec laquelle Shiori a dû se battre. À l’époque où l’arrestation de Yamaguchi fut suspendue, elle proposa à Reuters de faire un reportage sur le sujet. Sa proposition fut rejetée, cette affaire risquant de ne pas intéresser les clients de Reuters qui sont des médias étrangers. Lorsque le dossier fut transmis au parquet, elle prit contact avec la chaîne NTV par l’entremise de Kiyoshi Shimizu, un journaliste y travaillant qui avait fait innocenter un homme condamné pour meurtre et dont la déontologie personnelle accordait de la place aux victimes qui ne peuvent faire entendre leur voix. Les journalistes de NTV ont réalisé une interview filmée de Shiori et voulaient enquêter sur les raisons de la non-application du mandat d’arrêt et sur la légitimité de l’enquête. Mais la date de diffusion de l’interview ne cessa de reculer pour ne finalement pas se faire. Cette expérience fit s’interroger Shiori sur la liberté dont disposent effectivement les médias de son pays. Une double chape de plomb tombait sur son histoire, créée d’abord par le parquet qui ne voulait pas poursuivre l’affaire puis par les médias qui refusaient d’en parler.
L’idée de tenir elle-même une conférence de presse pour raconter son histoire fit son chemin dans l’esprit de Shiori. Dans le même temps un hebdomadaire, le « Shûkan Shinshô » l’avait contactée pour l’interviewer et le 18 mai 2017 le magazine parut. Dans son interview Shiori, anonymisée, manifestait à travers le récit de son expérience sa volonté de réformer le système judiciaire, policier, l’assistance aux victimes et de modifier la loi. L’enquête menée par les journalistes du magazine permit de répondre à une question qui n’avait cessé de hanter Shiori : la raison pour laquelle le mandat d’arrêt n’avait pas été exécuté, ce qui aurait pu tout changer. L’ordre était venu du sommet de la hiérarchie policière, du directeur de la section des enquêtes criminelles qui était à l’époque des faits Itaru Nakamura. Celui-ci déclara aux journalistes que « Dans a position de directeur, c’est ce qu’il y avait à faire ». Shiori essayera d’obtenir des explications plus détaillées, sans succès.
En réponse à l’article du Shûkan Shinshô où il était également interviewé, Yamaguchi postera ses impressions sur sa page facebook, un post que « likera » Akie Abe, l’épouse du Premier ministre… Plus étonnant encore, Yamaguchi fit parvenir par erreur un mail au Shûkan Shinshô au sujet de l’affaire, un mail dont le destinataire était – vu le corps du mail – un certain Monsieur « Kitamura ». Il s’agissait de Shigeru Kitamura, directeur des services de renseignement du gouvernement japonais qui allait, à l’été de cette année, être nommé au poste de secrétaire adjoint du gouvernement. La présence de personnes aussi influentes dans l’entourage de Yamaguchi ne peut qu’interroger sur la façon dont l’enquête a pu être orientée…
Conférence de presse
Portée par le succès de cette publication, Shiori décida de témoigner publiquement à visage découvert lors d’une conférence de presse. Pour dénoncer à voix haute toutes les imperfections du système policier, de la loi, ainsi que l’attitude de la société qui pousse les victimes à se taire. Ne pas rester une victime anonyme comme dans l’article du Shûkan Shinshô donnerait plus de force au message qu’elle souhaitait diffuser. Qu’importe le fait qu’elle devrait exposer ses blessures en public, car pour reprendre ses mots « Me taire, c’est tolérer le crime qui a été commis ». Dans cette épreuve qu’elle s’infligeait volontairement elle ne put compter sur l’appui de sa famille, réticente à ce qu’elle s’expose publiquement. Sa petit sœur en particulier s’y opposa fortement, elles ne se sont d’ailleurs pas reparlé depuis qu’elle a eu lieu. Pourtant, si Shiori a tenu à donner cette conférence « c’était pour que ni ma sœur et ni aucune des personnes qui me sont chères ne subissent ce que j’ai vécu, c’était uniquement pour cela que je la donnais. »
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La conférence de presse eut lieu le 29 mai 2017, devant le Club des journalistes judiciaires réunissant des journalistes de grands médias japonais. Elle espérait que ces derniers s’intéressent sérieusement à la façon dont l’enquête avait été menée. Une question soulevée dans l’article du Shûkan Shinshô qui n’avait trouvé que peu d’écho dans ces médias. Kiyoshi Shimizu l’avait prévenue qu’aucun de ces journalistes n’écrirait d’article, une recommandation venue du gouvernement même, arguant de « source douteuse ». Il l’encouragea à ne parler que devant le Club des correspondants étrangers qui accueille aussi des journalistes risquant moins de subir des pressions. Mais bizarrement ce dernier refusa, le sujet étant trop « sensible et personnel » alors qu’il avait déjà accueilli des conférences de victimes de viol par le passé. Ce refus était une première.
La conférence de presse ne se déroula pas comme Shiori l’espérait alors qu’elle pensait s’en être tirée correctement. La rumeur qu’elle était soutenue par le parti démocrate se répandit sur le web. On déforma ses propos pour donner une dimension politique à sa conférence et la décrédibiliser. On supputa qu’elle était coréenne, comme si cela avait une importance dans l’affaire. On s’interrogea sur les bénéfices éventuels qu’elle cherchait forcément à obtenir (!). Pour certaines personnes, le seul fait de s’être rendue dans un restaurant avec Yamaguchi et d’avoir bu avec lui la rendait consentante à une relation sexuelle. Ses données personnelles furent rendues publiques et Shiori reçut nombre de messages d’insultes et de menaces de mort. La conférence de presse la vida de ses forces pendant une dizaine de jours. Elle sut se reprendre en main, pour ne pas être la victime qui s’effondre sous les critiques mais au contraire rester celle qui se bat pour une société où les violences sexuelles ne sont plus passées sous silence. Elle répondit aux demandes d’interviews qui lui furent soumises.
Après cette conférence de presse et les retombées négatives qu’elle avait dû essuyer, Shiori continua à travailler dans le monde du journalisme ce qu’on lui avait pourtant déclaré impossible au début de l’enquête. Elle réalise des documentaires et des reportages en collaboration avec des médias internationaux. Elle ne regrette pas de s’être livrée en pâture au jugement du public, ne serait-ce que pour les messages qui lui ont été envoyés par des femmes victimes de viol et qui n’ont jamais osé en parler. Depuis la prise de parole de Shiori Ito, d’autres affaires de viols ont surgi dans la presse japonaises dont une atteignant directement la sphère politique, abondamment reprise dans les médias. En février 2018 le mouvement #WeToo, en écho à l’américain #MeToo, fut lancée sous l’égide notamment de Shiori Ito. Les Japonaises semblent enfin décidées à ne plus se taire…
Le combat n’est pas fini !
Le douloureux combat mené par Shiori dépasse de loin le cadre de la traduction en justice de son agresseur. Malgré l’amendement de la loi en 2017, beaucoup reste à faire. Shiori se bat pour que les victimes puissent trouver de l’aide au plus tôt après l’agression, qu’elles soient davantage écoutées par les corps médical et policier. Que ces derniers soient mieux formés à l’écoute des victimes et qu’elles puissent se confier à des femmes si elles le préfèrent. Tout ce qu’elle n’a pas connu et qu’elle souhaite pour les générations à venir.
Elle se bat pour que cesse aussi la culpabilisation de la victime dont on critique toujours le comportement et la tenue. Dans la chambre d’hôtel où le viol eut lieu, alors que Shiori se rhabillait, Yamaguchi lui avait lancé une phrase révélatrice : « Jusqu’ici tu avais l’air d’une femme forte, mais là on dirait une enfant perdue. Tu es vraiment mignonne ». Des mots révélateurs de la volonté de dominer, de rabaisser sa victime qui animent les violeurs qui ne sont pas des hommes perdant la tête à la vue d’un certain type de tenue comme l’image persiste dans bien trop d’esprits.
Tout comme l’imagerie populaire qui ne conçoit le violeur que comme un inconnu de la victime, l’agressant violemment. Shiori elle-même n’a pas immédiatement réalisé qu’elle venait de vivre un viol, tant était ancré en elle cet archétype pourtant on ne peut plus faux : d’après des statistiques gouvernementales japonaises de 2014 les violeurs inconnus de leurs victimes ne représentaient que 11,1% des cas.
Au Japon, selon les chiffres de l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime de 2013, le pourcentage de viols pour 100 000 habitants est de 1,1% au Japon. Il serait erroné d’en conclure que le nombre de viols est bas. Ce chiffre veut simplement dire que le nombre de viols déclarés est faible. Et au vu des obstacles qu’a rencontrés Shiori, couplés à une mentalité patriarcale tenace au Japon, on n’est guère surpris que le nombre de victimes soit plus élevé que ce pourcentage le laisse penser.
Shiori souhaite que soit repensée la question du consentement pour faire éclater le « mur du consentement » auquel elle s’est heurtée. Au Japon, il faut que la victime (lorsqu’elle est âgée de plus de 13 ans) prouve qu’il y a eu violences et menaces à son égard. Il faut aussi qu’elle ait clairement exprimé son refus. Or c’est une condition qui ne prend pas en compte la situation de sidération et la paralysie qui saisit beaucoup de victimes de viol. De plus lorsque le violeur est connu de la victime et se trouve dans une position d’autorité vis à vis d’elle, il peut user de pressions psychologiques qui ne sont pas toujours reconnues lors des procès.
Aussi, le système judiciaire doit s’informer sur les drogues du viol, un sujet encore trop peu connu au Japon. Ces somnifères ou tranquillisants utilisés par les violeurs causent souvent des pertes de mémoire chez les victimes en particulier quand ils ont été mélangés à de l’alcool. Les victimes ne peuvent donc pas expliquer en détail ce qui leur est arrivé alors que l’agresseur peut simplement dire que le rapport a été consenti. Or comme on l’a vu, si le violeur n’avoue pas, les chances de le faire condamner sont très minces. D’où la nécessité d’informer le public et de mener des analyses sanguines le plus vite possible après un viol.
Enfin, les notions mêmes de « viol » et de « quasi-viol » n’ont pas lieu d’être pour Shiori. Le mot « quasi » laisse penser que ce n’est pas tout à fait un viol, on amoindrit un crime alors que les conséquences pour les victimes sont identiques. Or comme Shiori le déclare : »Il n’y a pas de viol à peu de chose près, un viol est un viol ».
De nombreux points abordés ci-dessus ne sont pas spécifiques au Japon. Le combat de Shiori Ito sort des frontières de l’Archipel et les mentalités doivent encore changer dans de nombreux pays concernant le viol pour les deux sexes, ce crime subi en toute impunité par des centaines de milliers de femmes, mais aussi d’hommes, dans le monde.
MAJ décembre 2019 : le combat se gagne
Si elle n’avait pu obtenir un procès au pénal comme nous l’avons relaté, la plainte qu’elle avait déposée au civil vient d’aboutir. Ce mercredi 18 décembre le tribunal civil de Tokyo vient de condamner M. Yamaguchi à 3,3 millions de yens de dommages et intérêts. Un jugement qui marque la reconnaissance du crime qu’elle a subi et surtout la culpabilité de son agresseur. Toutefois l’affaire ne s’arrêtera pas sur ce jugement, le condamné ayant décidé d’interjeter appel.
Mais dans un pays où le viol demeure un tabou tel que les victimes osent rarement porter plainte (et dans le cas contraire sont peu soutenues par les institutions policière et judiciaires) ce jugement peut déjà être vu comme une grande victoire et -on l’espère- le signe que les mentalités commencent à changer, pour que les victimes de viol puissent enfin obtenir justice.
MAJ janvier 2022
La décision du tribunal civil de Tokyo a été confirmée le 25 janvier par la Haute Cour de Tokyo. A titre de réparations, M. Yamaguchi a donc été condamné à verser à Shiori Ito la somme de 3,3 millions de yens (25 800€) auxquels se sont ajouté 20 000 yens (155€) pour couvrir ses dépenses médicales.
S. Barret / Mr Japanization
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