Les histoires de yûrei, les apparitions de spectres japonais, sont très populaires depuis l’époque Edo. Il en existe de nombreuses, plus passionnantes les unes que les autres, mais vous allez voir que l’histoire de Botan dôrô est assez originale dans son genre. Botan dôrô, ou la lanterne pivoine, est une histoire de fantôme, mais avant tout une histoire d’amour très ancienne…

Botan dôrô, la lanterne pivoine

Botan dôrô nous raconte l’histoire d’un jeune homme, appelé Saburo, qui rencontre un jour une magnifique jeune japonaise appelée Otsuyu. Les deux tombent immédiatement amoureux et projettent de se marier, mais Saburo va tomber malade et ne pourra pas voir sa bien-aimée pendant plusieurs mois. Une fois guéri, Saburo retourne voir sa dulcinée mais découvre alors que sa promise est décédée pendant qu’il était malade

Netsuke à l’effigie de la lanterne pivoine, réalisé par Shikamasa-san.

Complètement dévasté, Saburo profite des célébrations d’O-bon, la fête des morts japonaise, pour prier les dieux et souhaiter le retour d’Otsuyu qu’il aime tant. C’est alors qu’il aperçoit sa fiancée, accompagnée de sa vieille servante. Enfin réunis, ils passent leur première nuit ensemble, éclairés à la lumière de la lanterne pivoine tenue par la servante d’Otsuyu.

Saburo et Otsuyu vont se voir de cette manière pendant plusieurs nuits, toujours accompagnés de la servante et de sa lanterne, jusqu’à ce qu’un serviteur de Saburo un peu trop curieux décide de jeter un coup d’œil par la fenêtre. Quelle ne fut pas sa surprise lorsqu’il vit Saburo avoir une relation avec un squelette, le cadavre décomposé de sa bien-aimée, pendant qu’un second spectre squelettique se tenait près de la porte avec une lanterne…

Illustrations de Botan dôrô par Tsukioka Yoshitoshi (gauche) et Lafcadio Hearn (droite)

Le serviteur, effrayé par cette vision, s’enfuit aussi vite que possible pour se rendre dans un temple proche et raconter tout ce qu’il a vu au moine. Ce dernier décide de se rendre chez Saburo et de lui montrer la tombe de sa fiancée afin de l’aider à revenir à la réalité, aussi dure soit-elle. Saburo accepte alors la mort d’Otsuyu et, avec l’aide du moine, place des O-fuda (talismans shinto de protection) autour de chez lui et récite des prières pour empêcher Otsuyu et sa servante de revenir le voir.

Comme prévu, lorsque les deux femmes reviennent le soir même, elles ne purent plus pénétrer dans la maison de Saburo. L’homme, toujours amoureux, vivait très mal le fait d’être séparé de sa tendre et commença à dépérir. Ses serviteurs, ne pouvant le laisser mourir, décidèrent alors d’enlever les O-fuda magiques pour laisser entrer Otsuyu à nouveau. Ils quittèrent ensuite les lieux pour laisser les amants se retrouver en paix.

Le lendemain, à leur retour, les gardes retrouvèrent Saburo mort dans son lit, enlaçant le corps inanimé d’un squelette… Pourtant, le visage de Saburo était enfin apaisé. Il arborait un sourire radieux.

Les deux autres histoires de fantômes les plus populaires, vues par le grand Hokusai (à gauche : Okiku, à droite : Oiwa). Source : commons.wikimedia.org

Les différentes versions de Botan dôrô

Botan dôrô fait partie des trois histoires de fantômes les plus populaires du Japon. Les deux autres histoires sont celles du fantôme d’Oiwa (Yotsuya Kaidan) et du fantôme d’Okiku (Banchô Sarayashiki). Les histoires d’Oiwa et d’Okiku sont davantage axées sur l’idée de vengeance et de rancœur, contrairement à celle d’Otsuyu qui est avant tout une histoire d’amour qui, par la tragédie, se termine dans une forme de sérénité.

Comme la plupart des histoires du folklore japonais, il existe différentes versions de Botan dôrô. Cette histoire est racontée pour la première fois au Japon dans l’ouvrage intitulé Otogi Boko. Publié en 1666 par Ryoi Asai, la version de cet ouvrage est inspirée d’une histoire chinoise. Elle est aussi un peu différente de l’histoire que nous avons choisie de raconter dans cet article.

Dans la version de Ryoi Asai le personnage de Saburo, qui se nomme Ogiwara, est un samouraï âgé qui rencontre Otsuyu pendant l’O-bon, alors qu’elle est déjà morte ! Il s’agit donc à l’origine d’une histoire d’amour entre un être-vivant et une personne déjà morte (nécrophilie) et non une histoire d’amour plus forte que la mort.

L’histoire connaît ensuite une adaptation en rakugo (spectacle humoristique), puis en pièce de théâtre kabuki. C’est la version kabuki de l’histoire que nous racontons dans cet article. La première version fut écrite en juillet 1892 par Kawatake Shinshichi III, puis une autre version, plus moderne, fut écrite par Ônishi Nobuyuki en 1974. Il existe également plusieurs films consacrés à l’histoire de Saburo et Otsuyu, dont le premier date de 1910 (version muette). Le plus connu est sans doute « La lanterne pivoine » 牡丹燈籠, réalisé par Satsuo Yamamoto en 1968.

Chaque version de Botan dôrô possède ses différences. Par exemple, dans certains récits c’est le serviteur qui enlève les talismans en échange d’argent (récompense promise par Otsuyu) ou alors Otsuyu et sa servante se sont suicidées parce qu’Otsuyu ne pouvait pas épouser Saburo.

Festival Awa-odori à Tokushima en 2012. Source : commons.wikimedia.org

Qu’est-ce qu’O-bon ?

L’intrigue principale de Botan dôrô se déroule pendant l’O-bon お盆, la fête japonaise des morts. L’O-bon est une fête bouddhiste qui dure traditionnellement trois jours, pendant lesquels, selon la croyance, les morts reviennent parmi les vivants.

Pour l’occasion, encore aujourd’hui, les Japonais prennent des congés et retournent chez eux, auprès de leur famille. Pour préparer la venue des ancêtres, les Japonais déposent sur les tombes de la nourriture ou des boissons que le défunt aimait beaucoup. Bien qu’il s’agisse d’un sujet plutôt sérieux, l’O-bon est davantage une fête pendant laquelle de nombreux événements sont d’ailleurs organisés. Par exemple, les danses appelées « Bon Odori » sont très populaires. Le Bon Odori le plus connu est sans aucun doute l’Awa Odori 阿波踊り, qui a lieu chaque année à Tokushima (Shikoku) du 12 au 15 août. Il est également de coutume d’allumer des lanternes un peu partout, surtout devant les maisons, pour guider les morts lors de leur retour parmi nous, d’où la symbolique forte de la lanterne dans l’histoire de Botan dôrô.

Selon les régions du Japon, l’O-bon ne se déroule pas au même moment. La fête a plus couramment lieu du 13 au 15 août (« Hachigatsu bon »), mais dans certains endroits elle a lieu du 13 au 15 juillet (« Shichigatsu bon »). Il y a aussi des endroits qui fêtent l’O-bon le 15ème jour du septième mois du calendrier lunaire, (« kyû bon »), ce qui fait que la date change chaque année (pour plus de détails, voir notre article consacré à l’O-bon)

Botan dôrô est à la fois une belle histoire d’amour et une histoire de fantôme assez effrayante. Elle a largement alimenté l’imaginaire des artistes japonais à travers les époques, notamment dans le théâtre kabuki. Imaginez-vous à la place du serviteur qui découvre Saburo en train d’avoir une relation sexuelle avec un squelette pendant qu’un autre tient une lampe… Peut-être savez-vous aussi maintenant d’où vient l’expression « tenir la lanterne » 😉

Claire-Marie Grasteau / Mr Japanization

Image d’illustration générée par IA / Mr Japanization