Hiroshige, considéré comme le dernier grand maître de l’estampe, est avant tout connu pour ses sublimes estampes représentant des paysages, comme ceux de sa série des cinquante-trois stations du Tôkaidô. Cependant, il nous a aussi gratifiés de quelques œuvres sur le thème des yôkai, dont certaines assez peu connues, qui méritent que l’on s’y attarde…

Utagawa Hiroshige 歌川広重 (1797-1858) est, avec Hokusai, le peintre japonais d’estampes (ukiyo-e) le plus connu au monde. De son vrai nom Andô Tokutarô, Hiroshige est souvent surnommé le dernier grand maître de l’estampe, car cet art s’essouffla peu de temps après sa disparition, lors de l’ouverture du Japon à l’Occident.

« Dans sa carrière, Hiroshige a peint plus de 5 400 œuvres »

Dans sa carrière, Hiroshige a peint plus de 5 400 œuvres, dont la célèbre série des Cinquante-trois stations du Tôkaidô, mais aussi celles des Cent vues d’Edo ou des Soixante-neuf stations du Kiso Kaidô. Ce sont en partie ces nombreuses œuvres qui ont émerveillé et influencé le mouvement du japonisme dans la peinture impressionniste.

La fin de sa vie est assez surprenante car, en 1856, il décide de prendre sa retraite et de devenir moine bouddhiste. 

Deux estampes tirées de la série des cinquante-trois stations du Tôkaidô. Source : wiki commons

Hiroshige est avant tout connu pour ses estampes de paysages, reconnaissables grâce à leur magnifique teinte bleue (bleu de Prusse), présentant des scènes de vie quotidienne se déroulant au fil des saisons.

Cependant, comme Hokusai et Kuniyoshi, il a également été inspiré par les créatures du folklore japonais, connues sous le nom de yôkai. Parmi ces œuvres, il y a bien sûr celle de la réunion des kitsune pour le Nouvel An, mais aussi quelques-autres d’assez méconnues…

La réunion des kitsune pour le Nouvel An

Kitsune est un terme qui désigne à la fois les renards « ordinaires » et les renards du folklore japonais.

Dans le folklore, il existe deux types de kitsune : les messagers du kami Inari, qui sont de bons kitsune, et les yôkai qui sont souvent espiègles et connus sous le nom de yako 野狐 (voir notre article sur les kitsune).

Estampe « Les feux des renards à la veille du Nouvel An sous l’Arbre d’Ôji », par Hiroshige 1857. Source : wiki commons

Sur cette sublime estampe, plusieurs kitsune sont ainsi réunis sous un même arbre, éclairés à la lumière de leur kitsunebi (狐火, feu follet). La réunion des kitsune pour le nouvel an est issue d’une légende selon laquelle tous les kitsune de la région de Tokyo (Kantô) se rassemblent pour se rendre au sanctuaire Ôji Inari-jinja et célébrer l’arrivée de la nouvelle année.

Ils s’y rendent sous apparence humaine, car les kitsune aiment se déguiser en humain comme l’illustre cette deuxième œuvre d’Hiroshige : le kitsune déguisé en moine.

Le kitsune qui se déguise en moine

Sur cette estampe, assez peu connue, un kitsune est déguisé en moine, avec la tête en forme de piège à renards.

Cette estampe fait référence à la légende du moine Hakuzôsu, dont l’histoire fut ensuite adaptée en pièce de théâtre kyôgen (forme comique du théâtre traditionnel japonais), connue sous le nom de Tsurigitsune 釣狐.

Le kitsune est un yôkai qui adore se déguiser, principalement pour jouer des tours aux humains, mais aussi pour les remettre dans le droit chemin parfois, comme c’est le cas dans cette scène.

Estampe représentant un kitsune déguisé en moine, Hiroshige 1845. Source : wiki commons

Selon la légende, le moine Hakuzôsu, résidant au temple Shôrin-ji (Ôsaka), a un jour trouvé un renard blanc à trois pattes capable de lire l’avenir. Comme le neveu du moine était connu pour installer des pièges à renards afin de chasser ces pauvres bêtes, le kitsune blanc prit les traits du moine Hakuzôsu et rendit visite à ce neveu.

Après une longue tirade, le neveu fut convaincu et décida de ne plus chasser les renards. Le kitsune blanc s’en alla alors et reprit sa véritable apparence, avant de tomber malheureusement dans un des pièges du neveu… Ce dernier accourut et se rendit compte de la supercherie, heureusement le renard parvint à s’échapper du piège à temps.

Peut-être avez-vous remarqué la forme particulière de cette étampe ? C’est parce qu’il s’agit en fait d’une estampe destinée à devenir un uchiwa, un éventail traditionnel japonais. Ce type d’éventail était particulièrement populaire pendant l’époque Edo et il était coutume de les décorer avec des estampes.

Hiroshige a lui-même créé plus de 650 estampes destinées à orner des uchiwa. De nombreuses estampes qui n’ont pas eu le temps d’être assemblées aux uchiwa ont été retrouvées et exposées dans des musées, comme celle-ci.

Le mariage des kitsune

Hiroshige fut particulièrement inspiré par les kitsune. Connu sous le nom de Kitsune no yomeiri 狐の嫁入り, cette autre oeuvre met en scène le « mariage des kitsune », un thème très populaire au Japon.

Selon la légende, lorsque l’on voit des petites lumières au loin la nuit, cela signifie que des kitsune sont en train de se marier. Cette croyance vient du fait qu’autrefois les mariages avaient lieu de nuit, et non de jour. Le cortège des mariés étaient alors éclairé par des petites lanternes, qui rappellent les petits feux follets que produisent les kitsune (kitsunebi).

Procession pour un mariage de kitsune, Hiroshige 1840-42. Source :

« Kitsune no yomeiri » est aussi de nos jours une expression météorologique utilisée pour désigner la pluie qui se met à tomber subitement alors qu’il y a du soleil, car on dit que c’est une diversion provoquée par les kitsune pour pouvoir se marier sans que les humains ne puissent les déranger.

Les Ôtsu-e, ces personnages satiriques

Fini les kitsune, on passe maintenant à des personnages assez mal connus de l’art japonais, issus du style Ôtsu-e 大津絵. Le terme Ôtsu-e désigne un type d’art venant de la ville d’Ôtsu, située sur le lac Biwa.

Ce style est caractérisé par des dessins assez simplistes, voire primitifs, ayant des thèmes assez satiriques, moraux et/ou pédagogiques. Par la suite, les dessins Ôtsu-e furent aussi utilisés comme images de protection, contre les maladies ou les tremblements de terre par exemple.

Personnages de style Ôtsu-e qui célèbrent Obon, la fête des morts japonaise, Hiroshige 1847-1851. Source : wiki commons

Parmi les personnages emblématiques de cet art, l’oni (démon du folklore japonais) déguisé en moine bouddhiste, comme celui que l’on peut voir sur l’estampe d’Hiroshige, est particulièrement populaire. L’art Ôtsu-e s’exerça entre les 17 et 19e siècles. Il fut dans un premier temps réservé aux habitants de la ville, mais comme il s’agissait d’un lieu très fréquenté, petit à petit les voyageurs ont commencé à ramener ces dessins comme souvenirs de voyage.

Ainsi des artistes connus, comme Hiroshige, s’emparèrent du style et des personnages pour en faire des estampes. Les peintures originales de style Ôtsu-e n’étaient pas signées et étaient réalisées avec des matériaux pauvres, ce qui fait que très peu ont survécu jusqu’à nous.

Bakeneko, le yôkai chat à l’apparence humaine

Si vous pensiez que l’obsession pour les chats était liée à l’essor d’internet et bien détrompez-vous… Les chats intriguent, amusent et inspirent les artistes depuis bien longtemps, pour preuve cette estampe d’Hiroshige intitulée « chats qui traversent pour manger ». Au vu de l’apparence humaine de ces trois chats, on peut même les suspecter d’être des yôkai appelés bakeneko 化け猫…

Estampe intitulée « chats qui traversent pour manger », fondation Hiraki Ukiyo-e, Hiroshige. Source : artsy

En effet, les bakeneko sont des chats qui deviennent des yôkai au bout d’un certain nombre d’années. Les chats sont particulièrement concernés, c’est grâce à ces longues queues qu’ils peuvent se tenir debout et prendre une apparence humaine. Si l’image de ces trois chats est très amusante, les bakeneko peuvent être assez dangereux… heureusement ils sont faciles à reconnaître, car s’ils portent un morceau de tissu sur la tête pour se camoufler, on peut tout de même voir leurs oreilles pointues en sortir…

Yokaido de Shigeru Mizuki

Entre 2001 et 2003, Shigeru Mizuki, un artiste connu pour ses nombreuses illustrations de yôkai, a décidé de rendre hommage aux célèbres estampes de la série des cinquante-trois stations du Tôkaidô, réalisées par Hiroshige.

En tant que maître des yôkai, Shigeru Mizuki n’a pas résisté à ajouter quelques-uns des yôkai les plus populaires dans ces estampes, pour notre plus grand bonheur.

Estampe réalisée par Shigeru Mizuki en hommage aux estampes d’Hiroshige. Source : actuabd

Cet ouvrage, publié en France en 2018 par les Éditions Cornelius, porte le nom de « Yokaido », un jeu de mots entre Tôkaidô et yôkai. Sur l’estampe ci-dessus tirée de l’ouvrage, on peut voir nos fameux kitsune parader sous le regard d’Ame Onna, un yôkai effrayant associé à la pluie.

Même si elles ne font pas toutes partie des plus réputées d’Hiroshige, ces estampes sur le thème des yôkai et autres légendes japonaises méritaient tout de même d’être présentées.

– Claire-Marie Grasteau


Image d’en-tête : détail de l’estampe « Les feux des renards à la veille du Nouvel An sous l’Arbre d’Ôji », Hiroshige 1857.