Hokusai est sans doute l’artiste dessinateur d’estampes japonaises le plus renommé au monde. Avant tout connu pour ses paysages, dont la fameuse grande vague d’Hokusai, il a également réalisé de superbes Ukiyo-e à l’effigie de yôkai, ces créatures fantastiques du folklore japonais. Bien qu’Hokusai ait réalisé plusieurs estampes de yôkai, nous allons parler d’une série d’estampes méconnue du grand public intitulée « Hyaku Monogatari » : les « cent histoires de fantômes ».

Qui est Katsushika Hokusai ?

Impossible de ne pas connaître cette magnifique estampe du mont Fuji intitulée La grande vague de Kanagawa. Il s’agit sans doute de l’œuvre la plus célèbre de Katsushika Hokusai 葛飾北斎 (1760-1849), un « peintre » japonais d’estampes imprimées sur bois sculpté appelées ukiyo-e 浮世絵 ou les images du monde flottant. Ses très nombreuses œuvres ont inspiré des artistes aussi renommés que Van Gogh ou Monet. La grande vague de Kanagawa est tirée d’une série d’estampes connue sous le nom de « Trente-six vues du mont Fuji ». Ces estampes ont été réalisées entre 1831 et 1833 et sont en réalité au nombre de 46.

La grande vague de Kanagawa, par Hokusai. Source : commons.wikimedia.org

Les Hyaku Monogatari

Hokusai s’est également attaqué aux yôkai, dont les estampes les plus connues sont celles réunies dans la série Hyaku Monogatari 百物語. Entendez, les cents histoires de fantômes. Même si le titre de cette série laisse penser qu’il y a cent estampes, Hokusai n’en n’aura produit seulement cinq ! Le terme Hyaku Monogatari est en fait une référence au Hyakumonogatari Kaidankai 百物語怪談会, un jeu japonais où l’on cherche à se faire peur en se réunissant la nuit à plusieurs.

Dans ce jeu de rôle social, chacune des personnes présentes raconte à son tour une histoire de fantôme, tout en s’éclairant à la lumière d’une bougie. Le but est évidemment d’effrayer un maximum les invités. Les cinq estampes de cette série sont intitulées Sara-yashiki, Warai-hannya, Oiwa-San, Kohada Koheiji et Shunen. Elles présentent quatre histoires populaires de yôkai, ainsi qu’une dernière beaucoup plus abstraite…

Warai-hannya à gauche et masque nô de Hannya à droite. Sources : commons.wikimedia.org

Warai-hannya

Cette œuvre représente une femme démon, appelée Hannya, tenant une tête de bébé dans la main et arborant un sourire assez sadique (warai signifie souriant). Hannya 般若 est un personnage très populaire au Japon, on trouve de nombreux masques à son effigie. Ces masques sont notamment utilisés dans le théâtre nô où Hannya est un personnage récurrent.

Les Hannya sont des Oni, les démons du folklore japonais, féminins. En général, il s’agit de femmes trompées qui deviennent des Oni à cause de leur jalousie et qui cherchent à tout prix à se venger. L’Hannya d’Hokusai fait penser à l’histoire de la divinité bouddhiste Kishimojin (Hariti en sanskrit).

Hannya lors d’une représentation du théâtre Nô

Kishimojin 鬼子母神 était une ogresse cannibale qui avait de très nombreux enfants, alors pour pouvoir les nourrir elle enlevait les enfants des autres femmes. Désespérées, les autres mères ont alors prié Bouddha pour que le massacre prenne fin. Ce dernier décida de cacher un des enfants de l’ogresse pour la punir. Kishimojin chercha son enfant partout sans succès, jusqu’à finalement implorer l’aide de Bouddha.

La divinité lui fit alors comprendre que ce qu’elle ressentait n’était rien comparé à ce que pouvait ressentir une mère à qui elle avait enlevé son enfant pour le dévorer. Kishimojin décida de se repentir, elle accepta de se nourrir de grenades à la place d’enfants et de devenir la protectrice de ces derniers, ainsi que des accouchements. On peut d’ailleurs voir sur l’estampe d’Hokusai que la tête que tient Hannya dans sa main a la forme d’une grenade.

Sara-yashiji à gauche et Kohada Koheiji à droite, par Hokusai. Sources : commons.wikimedia.org

Sara-yashiki

Cette estampe représente Okiku, une des trois principales histoires de fantômes japonais. Okiku était une jolie servante au service d’un samouraï du nom d’Aoyama. Ce dernier voulait se marier avec elle, mais comme elle refusait systématiquement, il eut l’idée de la manipuler. Il cacha une des dix assiettes d’un service d’une très grande valeur appartenant à son clan. Quand Okiku s’aperçut de la disparition de l’assiette, elle alla voir Aoyama pour expliquer son erreur. Il lui répondit qu’il acceptait son pardon, à condition qu’elle veuille bien l’épouser…

« 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9…où est la dernière ? »

Okiku refusa à nouveau, ce qui mis le samouraï en rage. Pour la punir, il tortura la jeune femme à mort et jeta son corps sans vie dans un puits. Chaque nuit, on pouvait alors entendre le fantôme d’Okiku – sous une forme caractéristique de serpent humain – sortir du puits et compter « 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9…où est la dernière ? » avant de pousser un cri effrayant. Sur le point de devenir fou, Aoyama fit venir un moine bouddhiste qui trouva la solution pour apaiser Okiku. Lorsqu’elle compta ce soir-là, il ajouta « 10 » au nombre total, ce qui la fit disparaître… Est-ce si simple de se débarrasser d’un démon ?

Kohada Koheiji

Kohada Koheiji est un acteur de kabuki (théâtre japonais) qui ne trouvait aucun bon rôle. Un jour, on lui proposa un rôle de fantôme, alors il décida d’étudier ce rôle en profondeur pour devenir le meilleur fantôme sur scène du Japon. Ses efforts ne furent pas vains puisqu’il joua un parfait fantôme et acquit une certaine renommée dans l’archipel. Sa femme Otsuka en revanche avait honte de lui et décida, avec son amant Adachi Sakurô, qui était lui aussi acteur de kabuki, de s’en débarrasser… Pendant une tournée en province, Adachi en profita pour tuer Kohada et jeter son corps dans un marais.

Kohada devint alors un (vrai) fantôme et comme il avait appris tout ce qu’il y avait à savoir pour hanter les hommes, il fit vivre un véritable enfer à sa femme et son amant. On peut par exemple voir sur l’estampe d’Hokusai que le squelette de Kohada tire une sorte de moustiquaire pour les surprendre alors qu’ils sont au lit. Cette histoire est inspirée d’un fait réel et fut d’abord publié en 1803 avant d’être adaptée en différentes pièces de kabuki. Dans le véritable fait divers, Kohada se suicide car il était mauvais acteur. Comme sa femme a honte de ce suicide, elle essaye de le couvrir en meurtre avec son amant et cache son corps dans un marais… Oui, couvrir un suicide en meurtre froid pour éviter de devoir porter la honte, ça ne se voit qu’au Japon.

Oiwa-san à gauche et Shunen à droite, par Hokusai. Sources : commons.wikimedia.org

Oiwa-san

L’histoire du fantôme d’Oiwa fait également partie des trois principales histoires de fantômes japonais. Le rônin Tamiya Iemon était marié à la très belle Oiwa. Un jour, une certaine Oume tomba amoureuse de lui. Son grand-père, médecin, eut l’idée d’empoisonner Oiwa grâce à une crème pour le visage. En découvrant le visage défiguré de sa femme, Iemon engagea quelqu’un pour la violer, afin d’avoir une raison « valable » pour divorcer de cet être disgracieux à ses yeux. Notez la profondeur de leur amour…

Tout ne se passa pas comme prévu. Le violeur fut si effrayé par le visage d’Oiwa qu’il ne put réussir son odieuse tâche. Oiwa, qui ne s’était pas encore vue dans un miroir, découvrit alors son visage ravagé par le poison. En voulant cacher son visage avec ses cheveux, ces derniers s’arrachèrent par poignées…. Oiwa se saisit alors d’une épée pour tuer son mari, mais se blessa mortellement dans la précipitation.

Mais l’horreur ne s’arrête pas là ! L’esprit d’Oiwa revint hanter son mari lors de sa nuit de noce en prenant la place de sa nouvelle femme. Effrayé, il tua sa véritable femme en pensant s’attaquer à Oiwa. Il s’enfuit de ce crime, mais Oiwa le poursuivit en prenant possession des lanternes le long de la route et ne lui laissa aucun répit jusqu’à la fin de ses jours. Vous pouvez retrouver cette histoire plus en détails dans notre article qui lui est consacré.

La même histoire mais vue par Utagawa Kuniyoshi.

Shunen

La dernière œuvre de cette série de cinq estampes est peut-être la plus surprenante et sujette à interprétation, car elle ne représente pas à proprement parler un yôkai. On peut y voir un serpent près d’une tablette ancestrale, appelée ihai 位牌. Shunen signifie « ténacité » et le serpent est un symbole d’obsession et de jalousie, le thème de cette estampe est donc l’obsession, même après la mort (que la tablette ancestrale suggère).

Beaucoup pensent qu’Hokusai s’est représenté lui-même avec ce serpent, car il était obsédé par son travail d’artiste jusqu’à la fin de ses jours. D’autant plus que sur le bol on peut voir un manji, le symbole du bouddhisme, utilisé par Hokusai comme signature.

« Bien que sois en fantôme, je foulerai avec légèreté les champs d’été »

Hokusai croyait aussi beaucoup au surnaturel. D’ailleurs, avant de mourir, il a rédigé un haïku (poème japonais) que l’on pourrait traduire par « Bien que sois en fantôme, je foulerai avec légèreté les champs d’été ».

Bien qu’Hokusai ne soit pas le seul artiste d’Ukiyo-e à avoir choisi de rendre hommage aux yôkai dans ses estampes, elles sont tellement magnifiques et étranges qu’elles nous font forcément regretter qu’il n’y en ait pas plus de cinq dans cette série…

Hokusai a vécu jusqu’à l’âge avancé de 88 ans. La majeure partie de ses grandes œuvres mondialement connues furent réalisées pendant les dernières années de son existence. L’histoire ne nous a malheureusement pas légué de portrait détaillé et clair de Katsushika Hokusai. On ne peut que se l’imaginer sur base des descriptions qui en sont faites et des dessins antiques. L’équipe de Mr Japanization a tenté une reconstitution à l’aide de ces images d’archives et d’une intelligence artificielle. De quoi rendre hommage à l’un des plus grands artistes de notre planète.

Claire-Marie Grasteau

Image d’en-tête : Le démon rieur, Sarayashiki, le fantôme de la lanterne.


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