Au Japon, on ne dit pas que les cigognes livrent les nouveaux-nés, mais transportent le Bonheur ! En croiser une seule est un bon présage pour les japonais. Et pourtant, l’espèce s’est éteinte dans l’archipel après la seconde guerre mondiale dans une indifférence confondante. Son principal ennemi : la pollution, l’agriculture industrielle et ses pesticides… Depuis quelques années, des efforts drastiques ont été réalisés pour faire revivre l’animal à l’état sauvage. Du néant à sa renaissance, la cigogne nippone transporte avec elle une leçon d’écologie inattendue pour le Japon. Son histoire mérite d’être contée tant elle nous parle d’un monde à la croisée des chemins. Détour par Toyooka sur les traces d’un « miracle » écologique.

Si tout le monde a en tête l’image de la cigogne occidentale qui livre les bébés, sa cousine japonais est tout à fait singulière. Souvent confondue avec la grue, la cigogne nippone possède un bec parfaitement noir ainsi qu’un contour des yeux rouge caractéristique. Le rouge, le noir et le blanc, des couleurs qui inspirent l’iconographie du Soleil Levant.

Si cet animal fut longtemps adulé par les japonais dans l’histoire, l’espèce fut poussée à l’extinction totale par l’activité humaine. Un déclin qui se serait accéléré après la seconde guerre mondiale et l’explosion soudaine des nouvelles techniques agricoles de la révolution verte. L’économie moderne suivra cette logique prédatrice longtemps après : il faut produire, toujours plus, quoi qu’il en coûte !

Pour comprendre ce qu’il s’est passé et les efforts mis en œuvre pour sauver l’espèce de l’extinction, nous nous sommes rendus à Toyooka, située non loin de la magnifique ville thermale de Kinosaki Onsen, à deux heures au nord de Kobe. Nous y retrouvons Satake Setsuo, responsable de l’Oriental White Stork Society of Japan, une association spécialisée dans la protection de cet animal majestueux.

Portrait de Satake Setsuo. Photo : Mr Japanization.

Setsuo san a consacré une large partie de sa vie à la cigogne japonaise que l’on nomme ici Konotori. Il nous livre ses connaissances remarquables sur ce sujet dont les implications dépassent de très loin le sort d’un seul animal… Pour cause, en tant que grand prédateur au sommet de la chaîne alimentaire, son rôle est vital pour l’équilibre des écosystèmes. Malheureusement, la dernière cigogne japonaise sauvage connue serait morte en 1971. L’animal fut alors considéré comme complètement éteint à l’état sauvage. Un drame écologique qui fit peu de bruit.

Pollution : tout est connecté !

Les causes de la disparition rapide des cigognes japonaises après la guerre furent évidemment multiples. La raison principale est liée à sa profonde connexion historique avec les sociétés humaines. Contrairement à la cigogne occidentale, plus indépendante, les cigognes japonaises vivaient en équilibre avec les saisons de la production du riz depuis des siècles. En effet, le Konotori ne migre pas comme les cigognes étrangères et réalise ses cycles de vie sur l’île du Japon uniquement. Bien avant l’arrivée des pesticides, la cigogne était un prédateur naturel permettant de réguler les « nuisibles » dans les bassins des plantations. Sa présence symbolisait ainsi longtemps la prospérité et le bonheur. Mais l’usage massif de pesticides dans les rizières au 20eme siècle va briser cet équilibre fragile.

Les produits chimiques modernes vont en effet éradiquer nombre d’insectes et de créatures aquatiques dont se nourrissent les poissons, grenouilles et autres amphibiens qui, à leur tour, représentent la nourriture principale de ces oiseaux majestueux. Dans ces conditions, il ne faudra pas longtemps pour que les cigognes ne trouvent plus la nourriture suffisante pour survivre dans leur habitat semi-naturel : les rizières. Il faut dire que l’animal est particulièrement gourmand ! Un couple de cigognes en bonne santé avale environ 1 kilo de viande par jour (grenouilles, serpents, souris,..).

Photographie à la discrétion de la municipalité de Toyooka.

Sans nourriture suffisante, épuisés, beaucoup vont mourir de faim, d’autres ne pourront simplement plus se reproduire. « Il fut observé par les chercheurs que les oisillons n’avaient plus la force de percer leur coquille », explique Satake Setsuo. Les petits mourraient dans leur œuf avant même de voir la lumière du jour. Une tragédie pour cet animal comme pour l’humanité, indifférente. Mais ce drame écologique va générer un sursaut de conscientisation dans la population locale de Toyooka à partir des années 60. Une vaste campagne de préservation va peu à peu voir le jour.

Devant l’ampleur du drame, les autorités locales vont décider de capturer les quelques derniers spécimens en liberté dans l’espoir dans les faire se reproduire en captivité. C’est un échec cuisant. Les dernières cigognes domestiquées ne se reproduisent plus. Il faudra attendre 1985 pour qu’un petit miracle se produise. L’Union Soviétique va alors faire le don de 5 cigognes pour le programme de reproduction japonais en captivité, ce qui va permettre 4 ans plus tard de faire naître le premier poussin de cigogne.

En 2002, alors que toutes les cigognes du Japon sont en captivité à Toyooka (toujours dans le  cadre du programme de reproduction), une cigogne sauvage originaire d’un autre continent est venue se poser dans des rizières abandonnées de la région. Cette arrivée fut perçue comme un bon présage pour l’avenir. En 2005, le long programme de repeuplement portait enfin ses fruits : la première réintroduction officielle dans la nature avait lieu. 5 jeunes cigognes prennent leur envol. Et en 2007, les premières reproductions en milieu naturel furent observées. Un grand moment dans ce combat contre l’extinction.

Photographie par Mr Japanization

Pourtant, ce n’était là que le début du combat contre l’extinction. Pour sauver la cigogne complètement, il ne fallait pas juste la faire se reproduire en captivité, il fallait également sauver son milieu naturel, ce qui implique de changer profondément l’état d’esprit des agriculteurs de la région et des habitants. Si la guerre avait amené une économie prédatrice et sans respect pour le vivant, cette nouvelle ère devait promettre un retour au calme sans sacrifier la prospérité fragile de la région.

Objectif numéro un : créer de nouvelles zones humides et protéger celles existantes. 17 zones marécageuses seront créées dans la région. Des mesures ont été ainsi prises pour sauver les rivières et relier les cours d’eau aux rizières, mêmes celles abandonnées. Pour cause, il faut une eau peu profonde pour que l’animal aux longues pattes puisse se poser et chasser sur de vastes espaces.

Ensuite, il fut convenu de réglementer l’usage des pesticides. Pas une mince affaire dans un pays qui a totalement adopté le règne de libéralisme et sa fuite en avant productiviste. Il faudra des décennies pour que le « bio » soit perçu d’un bon œil, tant le déni est (et reste) profond. Enfin, il faudra familiariser la population à cette problématique pour leur faire adopter une consommation plus respectueuse du vivant. Ainsi, en pas loin de 40 ans, non seulement la cigogne fera son grand retour à l’état naturel, mais surtout, elle livrera avec elle un vent de changement des mentalités pour une société plus sereine.

Photographie par Mr Japanization

Aujourd’hui, ce virage écologique de la région a largement porté ses fruits, bien que le combat global ne soit pas gagné. On compte désormais 400 cigognes en liberté dans tout le Japon. Un signe optimiste mais un nombre insuffisant pour garantir la pérennité de l’espèce. Cependant, c’est chez l’habitant que le changement fut le plus remarquable. La cigogne – décrétée monument naturel du Japon – est devenue un symbole puissant de la région, attirant de nombreux curieux chaque année et garantissant ainsi de nouveaux revenus pour les habitants de Toyooka.

De nombreux agriculteurs ont changé leur méthode de production, laissant les animaux de leurs rizières vivre leur vie. Pour une vaste part d’entre eux, les intrants pétrochimiques furent remplacés par des produits biologiques qui n’altèrent plus le cycle de vie des rizières et limitent fortement les dégats. Ainsi, les micro-organismes complexes ont retrouvé leur place dans l’environnement, relançant toute une chaîne alimentaire invisible. La bonne nouvelle, c’est que les « nuisibles » sont éliminés naturellement par les nombreuses grenouilles qui revivent désormais avec les hommes. Conséquence ? La qualité de la production est ici exceptionnelle. Le riz de Kinosaki Onsen est réputé comme l’un des meilleurs du Japon ! De grands chefs l’utilisent pour cuisiner des plats raffinés. Écologie, gastronomie et santé semblent donc faire bon ménage.

Photographie par Mr Japanization

Un changement positif en entraînant un autre, de jeunes étudiantes de Toyooka se sont mobilisées pour rendre obligatoire l’utilisation du riz local biologique dans toutes les cantines scolaires de la région. Ce fut un succès ! Leur idée fut adoptée par les autorités locales et les écoles alimentent désormais chaque jour un vent de changement en donnant du travail aux agriculteurs respectueux du vivant, donc des cigognes. Mais ce n’est pas tout ! La prise de conscience des enjeux écologique allant bien au-delà de la cigogne, des entreprises de production de panneaux solaires s’installèrent à Toyooka dans la foulée, drainant un souffle économique bien nécessaire.

Aujourd’hui, plus de 50% des champs de riz de la région sont biologiques ou raisonnés. Il reste cependant impossible de forcer la moitié restante à changer, la localité n’ayant que peu de moyen de les inciter. Si le combat continue, le taux de réussite est véritablement exceptionnel et les initiatives écologiques débordent des esprits conscientisés aux enjeux de société actuels. Mieux consommer, respecter toutes les espèces, limiter les activités polluantes des humains et voilà le cycle de la vie qui reprend son cours pratiquement normal. Car il n’est pas question d’abandonner la civilisation au profit de la nature, mais simplement de retrouver un juste équilibre des choses, comme ce fut le cas depuis des siècles à Toyooka.

Il n’y a pas de petits combats…

La disparition massive des oiseaux à travers le monde est un des signes alarmants que l’humanité a perdu le sens des mesures et que nous courrons à la catastrophe. Les cigognes japonaises, en frôlant l’extinction, semblent avoir réveillé une pulsion de survie chez les habitants qui adulent aujourd’hui cet animal si symbolique. La perspective concrète de voir ce symbole de prospérité mourir sous leurs yeux a poussé une partie de la population à prendre des mesures radicales pour changer leur manière de voir le monde, de produire et de consommer.

Toyooka est probablement devenue l’une des régions les plus agréables à vivre et visiter au Japon, avec un faible taux de pesticide dans l’eau et l’air, et surtout de nombreux bains chauds naturels pour se reposer en cohésion avec le vivant. Ce n’est pas pour rien que c’est ici que viennent artistes et écrivains, depuis l’ère Edo, pour trouver de l’inspiration en pleine nature.

Photographie à la discrétion de la municipalité de Toyooka.

– Mr Japanization


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