Dans notre série de portraits de femmes japonaises au destin remarquable, fictives ou réelles, nous allons vous conter aujourd’hui l’une des histoires de Yokaï les plus terrifiantes et troublantes que connaît le Japon, au point de compter parmi les influences principales des films de fantômes nippons. Il s’agit de la légende de Kasane (累). Au menu : meurtre, violence et possession démoniaque…

L’histoire que nous allons vous conter aujourd’hui est celle du Yokaï le plus populaire de l’ère Edo (江戸時代). Elle serait tirée de faits réels s’étant produits dans l’actuelle préfecture d’Ibaraki (茨城県) au XVIIeme siècle, entre 1612 et 1672.

Si l’histoire la plus commune de Kasane est celle d’une femme trompée et très jalouse qui se suicidera pour revenir hanter son mari, l’histoire originelle est bien plus noire et tortueuse… Naturellement, le mythe est probablement éloigné des événements tels qu’ils se sont réellement produits… ou peut être pas tant que ça ? C’est ce que nous allons découvrir ensemble.

Notre histoire débute dans le petit village tranquille d’Hanyu (羽生), il y a de cela plusieurs siècles. Dans ce coin paisible vivait un fermier du nom de Yoemon. L’homme possédait de vastes terres et disposait d’une fortune confortable pour un fermier. Il épousa Osugi, une mère célibataire qui avait eu un fils, prénommé Suke, d’une précédente union.

Le pauvre Suke ne sut trouver grâce aux yeux du nouveau compagnon de sa mère. Pour cause, l’infortuné bambin était, dit-on, d’une laideur extrême. Son visage était difforme et ses jambes mal formées. Yoemon haïssait son beau-fils, à tel point qu’un jour, il décida tout bonnement de se débarrasser du pauvre enfant. Il profita d’une marche avec celui-ci pour l’assassiner ! Alors qu’ils passaient sur un pont, il poussa soudainement l’enfant dans la rivière. Suke, ne sachant pas nager, se noya sous ses yeux satisfaits.

Débarrassé de cet enfant dont il ne pouvait plus supporter la vue, l’homme décida de refaire un enfant avec son épouse. C’est dans ce contexte épouvantable qu’un an plus tard vint au monde une petite fille dont le destin marquera le Japon à jamais. Ils la nommèrent Rui (累). Coup du sort, Rui avait hérité de la laideur exceptionnelle de son défunt demi-frère, à tel point que tous crurent que la pauvre enfant était habitée par l’esprit de Suke, revenu d’entre les morts sous l’apparence de sa sœur difforme. C’est à cette époque qu’elle hérita du surnom de Kasane, une lecture différente du kanji de son prénom, afin de signifier la renaissance de son frère défunt en elle. Le mythe prenait forme.

Kasane ne fut pas jetée d’un pont, mais son histoire est probablement pire encore. Alors que Kasane était toujours très jeune, ses parents décédèrent tous les deux, la laissant seule au monde, sans soutien, sa laideur agissant tel un répulsif envers les autres villageois qui la pensaient maudite. Celle dont on avait renié le nom, déjà fortement accablée par sa misérable existence, finit par tomber gravement malade. Serait-elle donc venue, sa triste fin, seule et conspuée de tous, dans la solitude de sa demeure familiale ?

« Le fantôme de Kasane » – Utagawa Kunisada, 1852

Mais par un incroyable jeu du sort, un vagabond de passage du nom de Yagoro, se présenta à son domicile afin de prendre soin d’elle bénévolement. Mais qui était donc cet homme providentiel, semblant sortir de nulle part afin d’aider celle que tout le monde avait jusqu’alors considéré comme un monstre porteur de malheur ?

Comme on pouvait s’y attendre, les intentions de Yagoro étaient bien loin d’un simple altruisme désintéressé. Celui-ci avait eu vent de l’important héritage de Kasane, et comptait bien en tirer profit !

Cependant, notre héroïne, d’une manière assez naïve et empreinte de gratitude envers ce vagabond providentiel, le demanda en mariage et lui proposa d’hériter du domaine familial. L’opportunité était bien trop alléchante pour être refusée et, ni une, ni deux, Yagoro et Kasane convolèrent en juste noces.

L’histoire aurait pu s’arrêter ainsi, et finir par un traditionnel « et ils vécurent heureux, et eurent beaucoup d’enfants… » mais… Non, ici, nous ne sommes pas dans un conte de Perrault, chers Lecteurs, mais plutôt dans ce qui se fait de plus atroce dans la mythologie japonaise et que nous allons tenter de vous narrer de la manière la plus « douce » possible (bien que nous ne vous promettons pas de vous épargner un micro-traumatisme).

Prêts ?

Pour un temps, tout allait bien. Nos deux tourtereaux, fraîchement mariés, s’attelaient quotidiennement aux taches inhérentes à la vie de fermiers. Très vite, Yagoro n’allait plus pouvoir supporter la laideur de sa jeune épouse. Hériter d’un vaste domaine, d’accord, mais devoir partager sa vie avec une telle abomination ? Jamais ! Comme Yoemon avant lui, il voulut en finir avec Kasane.

Il emmena sa naïve compagne avec lui aux champs afin de ramasser des haricots. De façon très peu galante, il lui fit porter toute la récolte sur le dos, de telle manière que la pauvre jeune femme ne pouvait marcher correctement sous cet imposant fardeau. Profitant de son déséquilibre, Yagoro poussa Kasane dans la rivière et sauta avec elle.

Utagawa Kuniyoshi, 1852

Il la piétina, mettant tout son poids sur sa poitrine pour la noyer, puis, tira son corps inanimé hors de l’eau. Mais tout cela n’était pas suffisant ! Kasane, particulièrement forte, respirait encore. Bien décidé à finir sa sale besogne, il écrasa son épouse de tout son poids tout en enfonçant des pierres et du sable dans sa bouche. On vous avait prévenus…

Mais pour notre ancien vagabond, cela n’était pas suffisant : il fallait être sûr que son épouse ne revienne jamais à la vie afin qu’il puisse jouir de l’héritage seul et, qui sait, peut-être aux bras d’une femme plus belle ?

Il continua sa tâche en enfonçant ses pouces dans les yeux de Kasane afin de les lui crever et, pour l’achever une bonne fois pour toutes, l’étrangla jusqu’à ce que la dernière étincelle de vie quitta son corps martyrisé. Occupé à la tâche, Yagoro ne s’aperçut pas qu’il était observé tout ce temps. Mais les villageois, témoins de la scène, n’intervinrent pas. Ceux-ci, comme d’un commun accord silencieux, détournèrent le regard. Entends-tu gronder dans l’ombre la colère de Kasane ?

Utagawa Kuniyoshi, 1852

Ainsi Kasana n’était plus. Son corps mutilé fut abandonné aux charognards. La vie continua tranquillement au village sans que personne ne semble s’émouvoir de l’horrible assassinat qui venait de se produire sous leurs yeux. En effet, pour eux, la vie d’une personne aussi laide n’avait aucune valeur… Allaient-ils bientôt regretter.

Yagoro était maintenant débarrassé de ce fardeau, et très vite se remaria tout en jouissant de son juteux héritage acquis dans le sang. Le jeune couple allait écouler des jours paisibles, mais peu de temps après, son épouse mourut d’une manière soudaine et inexpliquée. L’homme, ne se démontant pas face à l’adversité, se remaria une fois encore. Mais sa troisième épouse mourut subitement à son tour. Optimiste et riche, il se maria à nouveau ! Cinq fois au total, mais toutes ses épouses connurent le même sort peu de temps après leurs noces.

L’homme, dont il faut tout de même saluer ici la pugnacité, se remaria une sixième et dernière fois. Mais cette fois-ci, sa nouvelle épouse ne connut pas le même sort, et lui donna même une petite fille qu’ils nommèrent Kiku. Ainsi pouvait commencer à s’écouler des jours paisibles dans le domaine qui jadis appartenait à la pauvre Kasane… « Et là, ils vécurent heureux et eurent plein d’autres enfants, pas vrai ? » Non. Ce n’est toujours pas un conte de Perrault.

Le destin rattrapa finalement notre assassin en le frappant dans la chair de sa chair. Au treizième anniversaire de sa fille, sa femme décéda subitement. Mais la série d’événements inexplicables ne devait pas s’arrêter là : un jour, soudainement, Kiku tomba gravement malade, au point d’en perdre connaissance. Puis, dans un spectacle particulièrement inquiétant, la pauvre enfant se mit à convulser. De sa bouche jaillit de l’écume, et de ses yeux coulèrent un torrent de larmes. Tout son corps, secoué de spasmes, semblait être traversé d’une vive douleur. Malgré sa terrible et spectaculaire agonie, rassemblant ses dernières forces, Kiku supplia qu’on abrège ses souffrances.

Soudain, les cris de la jeune Kiku se transformèrent en une voix que Yagoro ne pensait jamais réentendre de son existence. Une voix qui s’adressa directement à lui d’un ton accusateur : « Je ne suis pas Kiku, je suis ta femme ! Celle que tu as assassinée. Tu m’as poussée dans l’eau, piétinée et noyée. Impossible que tu ais pu m’oublier ! Je vous ai tous maudit, toi et tes six épouses. C’est moi qui les ai tuées… Je suis Kasane ! »

Image de Kasane contrôlant Kiku.

Le corps possédé de Kiku se releva par magie et se jeta sur son père. Il n’en fallut pas plus à Yagoro, pris d’un terrible effroi, pour abandonner sa fille et prendre la fuite en direction du temple du village dans l’espoir d’y trouver refuge. Comble de l’hypocrisie, celui-ci tenta d’expliquer aux autres villageois qu’il ne comprenait pas ce que disait sa fille, que tout cela n’avait aucun sens et que jamais il n’aurait assassiné sa femme. Mais des villageois ayant été témoins de la scène plusieurs années auparavant, et étant désireux de sortir l’innocente Kiku des griffes de l’esprit vengeur, jetèrent notre assassin hors du lieu sacré afin que celui-ci puisse faire face à Kasane et répondre de ses actes.

Yagoro terrassé par la peur, mais n’ayant rien perdu de sa verve, continua à clamer son innocence. L’esprit de Kasane commença à énumérer publiquement les noms des villageois qui furent témoins de son assassina et qui ne firent rien pour lui venir en aide. Elle savait que la raison de leur inaction ce jour-là n’était qu’une des manifestations du dégoût qu’ils ressentaient envers elle. Puis, elle accusa tous ceux qui n’avait pas été témoins du meurtre, mais allaient rester dans le silence en apprenant son meurtre.

Afin d’enfoncer encore plus le clou de leur culpabilité, Kasane lança à la foule : « Tous vos ancêtres sont avec moi, en enfer ! ». Puis, méthodiquement, elle commença à énumérer les noms de ceux-ci en listant leurs péchés. Et continuant d’alimenter la malédiction et la terreur, elle commença à énoncer et révéler publiquement les péchés des personnes présentes. Face à la peur et l’humiliation, tous n’eurent d’autres choix que d’admettre leur culpabilité et réclamer pardon à l’esprit de Kasane… Même notre pathétique assassin, Yagoro !

Le yokaï de Kasane leur demanda d’ériger une statue de Bouddha en pierre et de faire une cérémonie en son honneur afin de mettre un terme à ses souffrances dans l’au-delà. Mais pour financer ce grand projet, elle exigea que soit vendues les terres qui jadis appartenaient à son père. Les villageois lui annoncèrent alors que les terres avaient déjà été vendues, ce qui fit exploser de rage notre yokaï qui éleva le corps de Kiku dans les airs !

Un moine errant du nom de Yuten eu vent de ce cas de possession particulièrement singulier au village de Hanyu et décida de s’y rendre afin de pratiquer un exorcisme sur Kiku. Arrivé aux chevets de notre pauvre victime expiatoire des péchés de son père, le moine fit tout ce qui était en son pouvoir, priant de toutes ses forces, de toute son âme… Mais rien n’y fit. Même cet habitué des cas de possession ne pouvait rien face à la colère de l’esprit de Kasane dont le besoin de vengeance était au paroxisme.

Ne se laissant pas intimider, Yuten intima l’ordre à Kiku de réciter des prières, mais Kasane l’en empêcha en lui maintenant les mâchoires scellées. Mais dans une ultime tentative, le moine saisit la jeune Kiku par les cheveux et, usant de toutes ses forces, la mit face contre terre. Il lui ordonna de se mettre à genoux et de commencer à prier. Cette dernière tentative désespérée fonctionna. De la bouche de Kiku jaillirent les prières libératrices et l’esprit de Kasane fut chassé de son corps.

La mission de Yuten était enfin terminée; mais alors qu’il s’apprêtait à repartir sur les routes, Yagoro le rattrapa : Kiku était à nouveau possédée par l’esprit de Kasane ! Le moine revint le plus rapidement possible et plaqua immédiatement la jeune fille face contre terre pour refaire le processus d’exorcisme extrême. Mais ce sont des chuchotements, à peine audibles, qui sortirent de sa bouche. Notre moine errant tendit l’oreille et relevant la tête, posa la question aux observateurs : Qui est Suke ? Personne, ni même Yagoro n’avait entendu ce nom auparavant. Un vieillard pu cependant témoigner : « Il y a soixante ans courait la rumeur que le premier fils de l’épouse du fermier Yoemon, le père de Kasane, a été assassiné et jeté dans la rivière. Il s’appelait Suke »

L’esprit confirma son identité au moine et expliqua qu’il était resté dans le corps de la jeune fille après que Kasane en eût été chassée. Le moine alla graver le nom de Suke sur la tombe familiale, permettant à l’esprit de pouvoir y entrer, et d’enfin libérer totalement l’innocente Kiku de sa possession.

Tout les habitants du village, sous le choc de ces étranges événements, se mirent à prier. Depuis ce jour, jamais ne revinrent les esprits de Kasane et de Suke. La vie reprit son cours « normal » à Hanyu… mais jamais vraiment tout à fait comme avant. De bouche à  oreilles, l’histoire de Kasane traversa le temps jusqu’à nos jours et inspira de nombreux artistes.

Légende… Ou pas totalement ?

Cette histoire vous a-t-elle fait frissonner ? Avez vous ressenti cette sensation glaciale parcourir votre colonne vertébrale à l’idée que Kasane ait probablement existé à une époque reculée et que son meurtre tragique ait alimenté bien des contes à travers le temps ? Aussi surprenant que cela puisse paraître, il existe quelques traces physiques de l’existence de Kasane en dehors des livres. Regardez donc cette photo, avec attention :

source : https://japanmystery.com/ibaraki/kasane.html

Une simple pierre tombale, comme il en existe des milliers dans l’archipel. Celle-ci est visible dans le temple Hanyusanhozoji (羽生山法蔵寺) à Hanyu, en préfecture d’Ibaraki. Sur sa surface sont gravés trois noms : Kasane, Kiku et Suke ! À l’intérieur du temple serait exposées les reliques ayant servis à l’exorcisme pratiqué par Yuten. Plus troublant encore, la rivière Kasanegafuchi (累ヶ淵) se situe à quelques pas à peine de cette stèle. Ce serait – selon les dires – le lieu où fut assassinée notre pauvre Kasane.

Nombre de mythes japonais anciens prennent racine dans des faits tragiques de la réalité, façonnés par des centaines d’années d’histoires horrifiques contées aux enfants comme aux adultes. Et à travers les mots et les sentiments qu’ils portent, la vie tragique de Kasane continue d’exister dans les songes ainsi que sa douleur et son sentiment intarissable de vengeance devant la folie et l’ignorance des hommes.

– Gilles CHEMIN