Au Japon, on désigne par le mot « Karoshi » (過労死) la « mort par surmenage » pouvant prendre plusieurs formes : AVC, arrêt cardiaque, suicide… Près de 200 décès par an en moyenne sont officiellement attribués à cet excès de zèle. Un chiffre largement sous-estimé selon les associations qui l’évaluent à 10 000 au moins chaque année. Une chose est certaine : le travail « à la japonaise » ne fait plus rêver. Les jeunes générations de japonais tentent désormais de s’extraire de cette relique du passé dans un pays où la culture du travail reste l’épicentre de la vie des individus, bien souvent au détriment de leur épanouissement personnel et de leur vie familiale.

Le mot « Karoshi » n’a pas d’équivalent exact dans la langue française. Et généralement, si un mot existe dans une langue, c’est qu’il est lié à la nécessité de décrire un phénomène visible ou une réalité dans la culture où il apparaît. Du salaryman à l’ouvrier d’usine, Le karoshi ne fait aucune distinction sociale et peut toucher toutes les strates de la population active japonaise dont certains membres se dévouent à leur entreprise jusqu’à mettre en péril leur propre santé physique, mentale, jusqu’à leur vie.

En 2020, le journal Asahi Shimbun sortait un article retentissant sur un cas particulièrement représentatif de karoshi, comme il en existe malheureusement des milliers au Japon. Cependant, ce cas précis mérite d’être cité, tant il est symptomatique des défaillances du pays en terme de régulation du travail et de la protection de travailleurs. Il y a 3 ans déjà, un peu avant la pandémie, un manager d’une grande chaîne de restaurants de Sushi mourrait soudainement au travail. L’enquête a révélé qu’il travaillait 300 heures par mois. L’article expliquait froidement :

Une enquête de l’inspection du travail a reconnu la mort par surmenage d’un homme qui passait le plus clair de son temps de vie éveillé à la gestion d’un restaurant de la chaîne Ganso Zushi à Tokyo.

Ganso Zushi est une chaîne de sushis sur plateau tournant à petit prix.

La famille a trouvé l’homme inanimé à son domicile au lendemain de son retour du travail, le 7 mai 2019, a annoncé sa famille lors du conférence de presse le 1er juin 2020. La cause du décès est due à un arrêt cardiaque.

Il avait 41 ans.

Le bureau de l’inspection du travail de Mitaka, dans la ville de Musashino (préfecture de Tokyo), a analysé le cas de cet homme et a constaté qu’il travaillait plus de 300 heures par mois dans ces restaurants de sushis, temps de pause inclus. Le bureau a donc établi que le décès de l’homme était attribuable au surmenage.

Cette reconnaissance permettra à la famille endeuillée de recevoir une réparation financière pour une mort imputable au travail.

La veuve a déclaré qu’elle souhaitait toutefois que l’exploitant du restaurant de sushis prenne des mesures afin d’éviter que de tels drames ne se reproduisent à nouveau à l’avenir au sein de la chaîne de restauration.

Son épouse déclarait dans ce même média : « Mon mari me disait qu’il voulait travailler jusqu’à l’âge de la retraite afin de pouvoir envoyer nos enfants dans les écoles qu’ils souhaitaient fréquenter ». « Je nourris l’espoir que les conditions de travail seront améliorées, afin que les gens ne connaissent jamais un adieu soudain avec leurs proches tel que je l’ai vécu. »

Son mari avait rejoint Sakai Sogyo Co, exploitant de la chaîne Ganso Zushi dans la région de Tokyo, en 2014. Il est devenu le gérant d’un restaurant près de la gare JR Nakano en juillet 2016, et a ensuite été chargé d’un autre point de vente près de la gare JR Kichijoji. Il travaillait six jours par semaine, gérant le personnel et servant les clients de tôt le matin jusqu’à minuit.

Le 25 mai, le bureau d’inspection des normes du travail de Mitaka a confirmé qu’il avait effectué en moyenne plus de 80 heures supplémentaires par mois pendant au moins six mois avant son décès.

Ce total dépassait le seuil des critères utilisés pour identifier le « karoshi » ou mort par surmenage.

L’entreprise Sakai Sogyo a refusé de commenter le décès de l’homme, indiquant que la personne en charge des ressources humaines n’était pas disponible.

Ce témoignage aussi froid que choquant va générer quelques débats au Japon sur une tragédie bien trop longtemps tolérée en silence.

« On crève au travail pour enrichir un patron »

Bien que les mœurs tendent à évoluer vers un modèle moins contraignant, il faut reconnaître que, toute sclérosée qu’elle est de par son attachement à ses « traditions » sacrificielles et un honneur parfois mal placé, la société japonaise n’évolue que très lentement et beaucoup souffrent en silence. En effet, les japonais s’expriment très peu sur leurs souffrances, par pudeur et pression sociale. Pour rendre la vie supportable, ceux qui souffrent le plus au travail vont parfois trouver refuge dans l’alcool, le Nomikai, encourageant ces comportements auto-destructeurs. Les témoignages sont donc rares et un silence terrifiant règne dans les entreprises.

L’expérience vécue par un expatrié Français lors de son séjour à Nagoya contribue à illustrer, d’un regard extérieur, cet alarmant tableau. Damien (nom d’emprunt) témoigne anonymement pour nous :

« Il m’arrivait, lors de mes trois ans passés dans l’archipel, de travailler parfois plus de 80 heures par semaine (dans le secteur agro-alimentaire) sur des périodes ponctuelles d’un mois, au point d’en avoir conservé des séquelles physiques, près de 6 ans après.

La moyenne de mon temps de travail en périodes dites « calmes » tournait autour des 50 heures en moyenne, étalées sur 5 à 6 jours hebdomadaires.

Pour avoir déjà tenté de demander à certains de mes supérieurs hiérarchiques un jour de repos ou un aménagement temporaire, les réponses que j’ai obtenues à l’époque furent équivalentes d’une entreprise à l’autre : on vous fait comprendre que la demande d’un jour de repos équivaudrait à perdre votre poste, ou votre rémunération pour le mois complet, vous contraignant de manière sournoise à dépasser toujours plus vos limites au nom de la réussite économique de l’entreprise et de la productivité.




Par la suite, j’ai récupéré une place dans une entreprise spécialisée dans la coupe de la viande après que le poste se soit libéré suite au suicide par pendaison en 2014 de mon prédécesseur.

Un suicide lié aux terribles conditions de travail qui lui furent (et à moi par la suite…) imposées. Il a laissé derrière lui une veuve et trois enfants en bas âge…

 Une stèle à son honneur a été érigée en dehors de l’entreprise mais, cyniquement, l’entreprise a toujours fermement nié son implication dans le décès de cet employé.

Notre chef d’atelier de l’époque passait son temps à le traiter de bon à rien, soulignant le fait qu’il était bien trop lent et que s’il ne faisait pas plus d’effort, alors il ferait tout pour lui faire perdre son emploi. Je pense qu’il est utile de préciser que le poste en question était extrêmement physique avec une manutention permanente de pièces de bœufs pouvant parfois peser jusqu’à 80 kg, le tout dans un environnement à 2°c, pour des durées quotidiennes comprises entre 6 et 12 heures selon les périodes ! Ce n’était jamais assez. Il fallait toujours travailler plus.

J’ai été témoin en décembre 2014, dans cette même entreprise, de l’effondrement d’un collègue sur son plan de travail en plein milieu d’une journée de travail pendant une période particulièrement intense en terme de demande dans la filière bovine.

Afin d’absorber la cadence, il nous a été demandé de réaliser des journées de travail « spéciales » commençant à 6h30 du matin, pour finir vers 22h, et ce 6 jours sur 7 ! Il a été transporté à l’hôpital dans un état alarmant, mais nous n’avons jamais su ce qu’il lui était arrivé exactement, si ce n’est que pendant son transport à l’hôpital, il aurait perdu du sang par le rectum.

Bien qu’il s’en soit sorti, il a préféré ignorer ce signal d’alarme et a repris ses habitudes au sein de l’entreprise peu de temps après l’incident, et je ne saurai dire à l’heure actuelle ce qu’il est advenu de ce collègue ; en effet, c’est peu de temps après, en février 2015, que je me suis décidé à quitter cette horrible entreprise avant d’y laisser à mon tour la vie. 



Suite à cette désastreuse expérience, j’ai fait le choix de me réorienter temporairement dans un petit emploi dans la restauration, le temps de refaire le point sur ma vie. Je pensais ne plus avoir ni à subir, ni à être le témoin impuissant de la machine à broyer les individus qu’est le monde du travail nippon… Malheureusement, j’avais tort.

C’est dans ce contexte que je fis la rencontre de Tanaka-san, qui était alors manager de la brasserie dans laquelle j’ai travaillé durant quelques mois en 2015.

J’étais admiratif du courage et de l’abnégation de cette jeune femme de 26 ans, enchaînant des journées avec un rythme effréné, 6/7 jours de 8h à 23h, faisant fi de la fatigue et de sa propre vie privée… 
Parfois, elle fermait une partie de la salle pendant les heures creuses afin de faire une petite sieste, allongée sur une banquette. Ses yeux étaient en permanence rouges et elle se plaignait continuellement de maux de tête, se rassurant simplement en disant « ça fait partie du travail » … Le propriétaire du restaurant n’avait de cesse de chanter les louanges de celle qu’il considérait comme « l’exemple à suivre » par tous, encourageant ce type de comportement parmi les employés qui étaient tous – du moins en façade – admiratif du sens du devoir de notre jeune manager. Tanaka finira par subit un violent burnout en 2016, la contraignant à s’arrêter brutalement – peut être à temps – qui sait ?

Si les japonais souffrent, les expatriés ne font pas exception : nombreux se font essorés de la même manière dans tout le pays ; c’est particulièrement le cas avec les communautés chinoises et philippines, encore plus corvéables que les japonais. Ceux-ci sont de plus les victimes d’un racisme profondément ancré dans les mœurs locales. Véritables laissés-pour-compte, les étrangers asiatiques se font exploiter dans des emplois pénibles et ingrats, mais se taisent dans l’espoir d’obtenir un hypothétique permis de séjour permanent, Graal qu’ils seront finalement bien peu à obtenir.

 »

Contrairement aux japonais n’ayant pas d’autre choix que de subir à vie, Damien finira par quitter le Japon avec son épouse, profondément épuisé dans son corps et son âme. Tout autour de nous, les amis japonais qui subissent la violence d’un modèle qui les exploite en silence, toujours avec le sourire, se compte par dizaines. Une réalité loin de la vision idéalisée d’un pays imaginé parfait, souvent distillée par des influenceurs « Japon » richissimes dont l’expérience est totalement déconnectée de la réalité sociale du terrain. Il est donc essentiel de rappeler cette réalité froide aux candidats à l’Eldorado Nippon : nul n’est à l’abri d’être un jour victime de karoshi.

Une lueur d’espoir ?

On fera enfin remarquer que l’ère post-Covid s’annonce peut-être devenir étonnamment l’opportunité pour la nouvelle génération de briser quelques vieilles barrières mentales qui profitent surtout aux patrons et détenteurs de capitaux. En effet, le télé-travail généralisé durant ces deux années consécutives a donné le goût de la liberté à de nombreux japonais. Certaines entreprises plus progressistes ont profité de la situation pour codifier le télé-travail et le rendre plus systématique, même après la pandémie. Cette nouvelle approche du travail permet de mieux équilibrer ton temps de vie privé avec son temps de vie productif pour l’entreprise. Mais d’autres voient cette évolution d’un mauvais œil et espèrent ramener rapidement les japonais dans leur culture du labeur maximum, un sacrifie humain qui fait jusqu’à rêver de grands patrons américains comme Elon Musk. Il faudra donc quelques années encore pour avoir assez de recul sur ces ajustements culturels. D’ici là, au Japon, on continue de mourir par karoshi.