C’est bien connu, boire de l’alcool, qui plus est avec excès, est globalement néfaste pour la santé. Cela augmente les risques de contracter et de développer des maladies mentales et physiques, notamment le cancer. D’ailleurs, dans la population japonaise, il semblerait que même une consommation d’alcool respectant les recommandations de l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) soit liée à un risque accru de cancer, principale cause de décès dans l’archipel. Pourtant, en dehors d’une consommation raisonnable, les boissons alcoolisées jouent un rôle social important dans la société japonaise puisqu’elles sont perçues comme un moyen de renforcer les liens sociaux et professionnels. C’est également une occasion d’être entièrement soi-même, et même (beaucoup) plus, dans une société ou quasiment tout est réglementé par l’auto-contrôle. La dépendance de la société japonaise contemporaine à l’alcool comme moyen d’expression libre et acceptée est l’exécutoire le plus populaire. Enquête.

Le rapport social à l’alcool : une norme profondément ancrée dans la culture nipponne

Dans des archives chinoises du IIIème siècle, des historiens chinois décrivaient les habitants du Yamatai (Yamatai-koku ou Yamato no kuni – 邪馬台国), l’ancien royaume japonais, comme très enclins à l’alcool. Lesdites archives rapportent que les Japonais « sont très friands de boissons fortes » et que la consommation excessive d’alcool, même lors des funérailles, faisait fureur.

Pendant des siècles, l’alcool s’est mêlé à la culture locale et régionale permettant ainsi de nouer des amitiés et conclure des accords commerciaux au quotidien. Un proverbe japonais dit « quand vous êtes au village, faites comme les villageois ». L’histoire du pays révèle que boire de l’alcool a toujours été un mode de vie à part entière et que les anciens temples bouddhistes ont été, pendant des siècles, les principales brasseries de saké (酒). En effet, le saké est une composante importante du shintoïsme, la religion indigène du Japon, et certaines sectes du bouddhisme japonais autorisent même les moines à boire. Un héritage historique de la culture de l’alcool toujours aussi présent plusieurs millénaires plus tard.

Source : Hoshino Resorts Magazine

Aujourd’hui, l’alcool est un élément important et accepté de la vie quotidienne moderne nipponne et se matérialise par une consommation sociale, commerciale, religieuse, dans le cadre de coutumes traditionnelles ou encore d’évènements de la vie courante. A noter que l’âge légal pour la consommation de boisson alcoolisée est de 20 ans dans l’archipel. Faiblement taxé, l’alcool se retrouve partout et peut effectivement se servir à n’importe quelle occasion.

Par conséquent, il existe une variété d’établissements qui proposent des boissons alcoolisées dont les célèbres bars typiquement japonais : les izakayas (居酒屋). Au Pays du Soleil-Levant, les bars s’ouvrent et se ferment à leur guise et les licences pour commercialiser l’alcool sont faciles à avoir. Des alcools, même durs, sont vendus dans chaque Konbini, les fameuses supérettes omniprésentes ouvertes 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7. Enfin, même s’il est de plus en plus difficile d’en trouver dans la capitale, il existe des distributeurs automatiques de boissons alcoolisées ce qui favorise la consommation juvénile d’alcool.

Le mode de vie du citadin nippon et particulièrement celui du salaryman est ultra codifié. Pour y « échapper » et parce que boire est une exigence tacite professionnelle, les Japonais(es) boivent assidûment. Envie de prendre 2 jours de congés ? Faites la demande à votre patron après le travail autour d’une bière… Ainsi, le Japon est devenu la première Nation consommatrice au monde de boissons alcoolisées hors foyer. De cette manière, les izakayas sont autant des lieux de consommation que des moteurs de relations sociales. Boire est un moyen d’échapper aux règles de bienséance qui régissent la société japonaise, de « relâcher la pression » et de créer et solidifier des relations durables. Cela est devenu si courant qu’un mot fut créé pour qualifier ce phénomène : la nominication (nominikēshon – 飲 み ニ ケ ー シ ョ ン), un néologisme composé du verbe « boire » nomu (飲む) et du mot anglais « communication ». Un des codes de la nominication est l’idée que le buveur a très peu de pouvoir puisque ce n’est jamais lui/elle qui se sert mais bien une personne du groupe. Il n’est effectivement pas bien vu de se resservir soi-même. Il est également mal vu de refuser un énième verre. Cette pratique Japonaise d’après-travail est un acte social ritualisé et s’est imposé comme une précieuse compétence, au point d’empiéter sur la vie privée. Quel partenaire souhaite-t-il voir son épouse ou mari revenir souvent tard le soir, alcoolisé, incapable de partager un repas ou du temps avec ses enfants ? Si celui-ci (celle-ci) rentre à la maison ! Pourtant, les partenaires japonais ont tendance à tolérer cet alcoolisme passif chez leurs conjoints. Très codifié, la nominication se décline en plusieurs évènements, tous différents.

Parmi eux, le nomikai (réunion pour boire – 飲み会) est un phénomène de société qui consiste à boire, assez fréquemment, pour se rencontrer entre amis ou entre collègues de bureau. Refuser d’y participer est considéré comme impoli, au même titre que d’y participer sans boire d’alcool ou de refuser un verre proposé. Décliner un nomikai peut être perçu comme un refus de s’intégrer au groupe par celui-ci et peut valoir le fait d’être mal-vu, voire ostracisé. Profondément ancrée dans la culture nipponne, cette pratique mène, au même titre que les autres nominications, souvent à l’ivresse et n’est que très rarement remise en cause, si ce n’est par des campagnes exposant les abus, puisqu’elle est socialement et légalement acceptée.

Le nijikai (二次会) est la nominication qui se déroule après le nomikai. Non obligatoire, le nijikai constitue une sorte d’after-party. Également non obligatoire, le sanjikai (三次会) se tient, quant à lui, après le nijikai et peut être considéré comme l’after de l’after. Parallèlement aux nomikais, il existe également une multitude de konpa (コンパ), c’est-à-dire des évènements non-professionnels pour boire et destinés à développer des amitiés ou à approfondir des relations avec des membres d’un même groupe ou avec le sexe opposé et où les jeux de beuveries sont fréquents. Enfin, les nomihôdai (飲み放題) sont des sessions de quelques heures où l’on peut boire à volonté pour un forfait. Nombre d’établissements, dont les karaokés, proposent ce service.

Source : Smatterist

L’attachement de la culture japonaise au saké (l’alcool désigné d’une manière générale) se manifeste à la fois par une tolérance générale pour les excès qu’il engendre et par la pratique qui consiste à servir sans fin son partenaire sans que le souhait en soit formulé. Marcher dans n’importe quelle métropole de nuit sans croiser une personne ivre et évanouie est presque impossible. Pour cause, l’ivresse est une pratique courante qui n’est pas un délit au Japon et elle est même tolérée par la police, si ce n’est acceptée. Durant une nomikai par exemple, « il est absolument normal et ça ne pose pas de problème d’être complètement ivre. De la même façon, les choses qui auront été dites ou faites durant ces circonstances ne sont pas prises sérieusement, sont pardonnées, ou sont ignorées lors du retour au lieu de travail. Par conséquent, il y a parfois des démonstrations franches et émotionnelles (exhibitionnisme, insultes, larmes… ), entre collègues, qui affranchissent les barrières sociales ou hiérarchiques, ce qui n’aurait jamais lieu dans un contexte professionnel et sur le lieu de travail. Le phénomène est appelé bureikô (無礼講) en japonais » ce qui signifie littéralement « session sans politesse ». Un terme hautement symbolique ! L’alcool fait tomber les masques des japonais.

Selon l’OMS, le taux d’alcoolisme dans la plupart des pays développés est en baisse alors qu’il stagne ou augmente au Japon d’une année à l’autre depuis 2016.

L’évolution récente des modes et des méthodes de consommation

Ces 30 dernières années, l’alcoolisme féminin et l’alcoolisme juvénile sont en forte progression au Japon. De plus en plus de femmes boivent régulièrement, notamment car elles sont plus nombreuses à intégrer le monde de l’entreprise, et l’âge de consommation de boissons alcoolisées est lui de plus en plus précoce.

Ceci étant, des données ministérielles de l’État du Japon font état d’une diminution générale de la consommation d’alcool. Une consommation privilégiant, par ailleurs, un « alcool doux » : la bière, boisson alcoolisée bon marché, qui représente plus de 75% de la consommation d’alcool, s’imposant ainsi comme l’alcool préféré dans le pays.

Autres faits notables : quelques campagnes de préventions contre les risques liées à l’abus d’alcool existent tout de même. Cependant, ces quelques affiches ne pèsent pas lourd face à l’influence des lobbys de l’alcool. La publicité en faveur de l’alcool est littéralement omniprésente à la télévision. Par exemple, en 2014, une publicité mettant en vedette des ivrognes évanouis dans les rues de Tokyo était devenue virale contrairement à une campagne de « sensibilisation » diffusée à la même période, exposant timidement les côtés obscurs de la consommation d’alcool et omettant l’énorme enjeu de santé publique qu’elle suscite. Autant dire, des types torchés en pleine rue, ça fait rire… Comme le précise Amélie-Marie Nishizawa, sur son blog Amélie-Marie in Tokyo, « la présence de l’alcool est partout dans la rue ou à la télévision à travers des publicités positives » en raison de « la puissance du lobby de l’alcool et de la faiblesse du gouvernement japonais qui peine toujours à légiférer ou à prendre des décisions qui vont à l’encontre du modèle de consommation national et des grandes entreprises ». Pourtant l’alcool fait autant voire plus de dégâts sur la santé que le tabac dont la promotion est interdite à la télévision.

Cependant, des citoyen(ne)s tentent, depuis peu, de bousculer les codes qui érigent l’acceptation de la consommation d’alcool comme une exigence absolue. Ce sont les Teetotalers. Qui sont ces personnes ? Les teetotalers sont, comme le rapporte le Japan Times, les personnes ayant « une disposition génétique souffrant de divers effets secondaires, notamment des joues rouges et des nausées lorsqu’elles boivent » et ceux qui « citent des raisons de santé ou de grossesse, tandis que d’autres n’aiment pas l’alcool ou ses effets sur eux, et certains aiment boire mais ont décidé de réduire ». Pour la majorité, ils font partie de la jeune génération (18-30 ans) qui commence à s’abstenir en sus des gekonomistes (gekonomisutos) : les personnes allergiques à l’alcool (environ 5% des Japonais).

Au pays du Soleil-Levant, les teetotalers sortent de l’ombre en affichant publiquement les raisons qui les poussent à ne pas consommer de saké et apprennent ainsi et surtout à dire NON à cette exigence culturelle liée au travail et aux rapports hiérarchiques. D’ailleurs, on peut imaginer les dégâts que peut faire cette culture de l’alcool au travail quand des femmes se trouvent dans un rapport de subordination vis à vis de leur patron masculin. Sur les réseaux sociaux, de nombreux abstinents se sont symboliquement réjouis de la nomination de Yoshihide Suga en tant que Premier Ministre de l’État du Japon, lui aussi teetotaler et qui plus est un gekonomiste. Une position assez surprenante pour le représentant d’un parti très conservateur.

Cette renonciation en totalité ou en partie a créé de nouveaux besoins qui ne restent pas ignorés car de nombreux bars pour non-buveurs proposent désormais des cocktails sophistiqués sans alcool dans tout le Japon. De grandes marques de bière proposent également des versions « ZERO ALCOOL » de leurs produits. Ce jeune marché qui peut être perçu comme une anomalie au paradis de l’alcool est en pleine croissance. Car derrière cette problématique, on trouve surtout des milliers de personnes devenues dépendantes de l’alcool…

Crédit : Philip FONG / AFP

Les Alcooliques Anonymes jouissent d’une succursale au Japon qui accueille des réunions en anglais dans quelques villes, dont Tokyo et Osaka. Les deux principales associations de soutien aux Japonais(se) alcooliques sont le All Nippon Abstinence Association (Zen Nihon Danshu Renmei – 全 日本 断 酒 連 盟), fondée en 1963, et l’association Amethyst (ア メ シ ス ト) destinée uniquement aux femmes. Le point commun entre ces deux associations est qu’avant chaque réunion elles demandent aux participant(e)s de réciter leur propre vœu/serment d’abstinence (danshu no chikai – 禁酒 の 誓い).

Au cours des cinq dernières années, il y a eu moins de personnes qui ont demandé de l’aide qu’auparavant à ces associations. Il se pourrait bien que la cause ne vienne pas d’une pression atténuée sur les travailleurs mais plutôt en raison d’une plus grande consommation d’alcool doux et d’alternatives sans alcool. Aussi, comme l’indique le média Made for minds : « les attitudes ont changé lorsque le gouvernement japonais a durci la loi sur l’alcool au volant en 2007. En vertu de la nouvelle loi, un conducteur doit avoir un taux d’alcoolémie de 0% et la peine a été portée à une amende de plus de 8 000 € (8 700 $) et à une peine de prison pouvant aller jusqu’à cinq ans. L’amende pour toute personne dans la voiture avec un chauffeur qui a bu a été fixée à 4 000 euros et trois ans de prison. C’est à cette époque que les sociétés de bière ont commencé à produire des bières sans alcool à zéro pour cent et qu’un changement s’est fait ressentir ».

En conclusion…

L’alcool permet aux Japonais d’exprimer leurs émotions ainsi que leurs opinions plus ouvertement dans ce pays socialement très réglementé. Les frustrations sont tellement nombreuses qu’on ne peut pas nier l’utilité sociale de l’alcool dans cette société particulière. Cependant, la culture japonaise de la boisson ne se résume pas à lâcher prise. C’est aussi une question d’excès et d’acceptation. Une acceptation et une accessibilité déconcertantes additionnées à une pression structurelle à boire avec pour conséquence un niveau élevé d’ivresse publique. Le grand nombre de cancers de l’estomac et de l’oeusophage au Japon est une autre piste à considérer. Tous les évènements sont prétextes pour se réunir et boire plus que de raison pour extérioriser. Toutefois, les incivilités du fait de l’alcool restent paradoxalement très marginales au Japon et moins violentes par rapport aux autres pays.

Malgré des campagnes de sensibilisation contre l’abus de saké, l’alcoolisation des femmes et des jeunes a pris de l’ampleur depuis plusieurs années, au profit du lobby des boissons alcoolisées. Seule la consommation d’alcool chez les hommes, qui boivent pour l’écrasent majorité, reste inchangée depuis 2010.

La loi n’incrimine et ne fait nullement mention de l’ivresse, tant que l’ordre public est préservé. Elle est même socialement considérée comme un facteur apaisant. Un paradoxe interpelant quand on observe le traitement radical envers la consommation de cannabis. Cette clémence juridique pour l’alcool reflète la tolérance générale manifestée envers ceux qui pourraient dépasser certaines limites. L’alcool, boisson pourtant addictive et toxique, n’est pas considéré comme une drogue et l’alcoolisme n’est pas considéré comme un vrai problème de santé. Pourtant, l’alcoolisme tue. Il faut l’avouer, la société Japonaise a un problème en matière d’alcool dont la consommation dépasse de loin le cadre du plaisir personnel, mais celle-ci est trop attachée à ses « coutumes » pour l’admettre et légiférer afin de réduire les problèmes (colossaux) sous-jacents à l’abus d’alcool : les violences domestiques et psychologiques, le suicide, les divorces, la diminution de la fécondité, les agressions sexuelles et les accidents de la route. Pourtant, il reste pratiquement impossible de toucher au sujet de l’alcoolisme au Japon car il est tabou, nié, comme de nombreux sujets jugés polémiques. De ce fait, les statistiques sont rares si bien qu’il est impossible de dire combien de personnes en souffrent au Japon. Ce qui est certain est que le manque d’information sur les possibilités de traitement pour les personnes souffrant de dépendance à l’alcool en ont conduit beaucoup au drame.

Pour ce qui est des récentes évolutions des modes et des méthodes de consommation nipponne de saké, des données du ministère de la Santé, du Travail et des Affaires sociales (Kosei Rodo-sho – 厚生労働省) constatent qu’il n’y a pas vraiment de baisse du nombre de personnes qui consomment de l’alcool mais les Japonais(es) en consomment de moins en moins souvent et de plus en plus d’alcool à faible degré. Boire reste toujours une forme de socialisation courtoise même si les attitudes générales changent. La rigidité des nominications se relâche également avec le temps, en particulier chez les jeunes.

– Jordan MEHRAZ & Mr Japanization

Le terme saké fait référence à l’alcool en général (bières, vins, spiritueux, …) et non pas au célèbre nihonshu (alcool de riz japonais -日本酒) appelé à tort saké.

https://amepon.blogspot.com/2009/11/lalcool-au-japon.html