Les salles de cinéma américaines sont en ébullition avec le duo Barbie et Oppenheimer dont le succès est indiscutable. Le phénomène étonnamment esthétique, du fait de ce contraste entre la couleur vive du premier et l’obscurité du second, va donner naissance au hashtag « Barbenheimer ». Celui-ci draine avec lui une multitude de « memes » banalisant des explosions nucléaires roses pour en faire un symbole sympa et commercial, à imprimer sur des tasses et des t-shirts… De quoi surligner l’extrême ignorance des américains concernant la réalité de l’horreur nucléaire, estiment des observateurs japonais. Pour cause, les véritables images d’Hiroshima et de Nagazaki ont savamment été occultées pour faire place à un spectacle explosif et esthétique, de quoi laisser toute une génération dans l’obscurité sur l’autel du divertissement. Petit retour au monde réel avec empathie pour le peuple japonais.

L’archipel reste profondément marqué par les attaques américaines sur Hiroshima et Nagasaki tuant en une fraction de seconde plus de 200.000 japonais, principalement des civils, hommes, femmes, enfants,… sans compter les morts liés aux effets à long terme de l’irradiation et d’autres horreurs difficilement descriptibles.

Mais ce n’est pas tant le film Oppenheimer qui pose question, bien que la souffrance des japonais ne soit pas directement affichée sur les écrans, manquant l’occasion de parler de ces évènements traumatisants. La polémique vient en réalité de l’association du film avec Barbie par les internautes américains eux-mêmes. Alors que la bombe nucléaire devait inspirer la crainte et la retenue, ceux-ci en ont fait un symbole « cool » et amusant en l’associant à la légèreté du film Barbie.

« Cela va être un été mémorable » – Tweet Barbie (US).

La polémique est encore montée d’un cran après que le compte officiel du film Barbie a semblé encourager le phénomène #Barbenheimer en répondant à l’un des mèmes avec ces mots : « Cela va être un été mémorable ». Une réaction qui aura marqué les japonais, bien que le message ait été rapidement supprimé devant le tollé. « Nous, Japonais, n’oublierons jamais cet été-là », réagi un internaute japonais, joignant une photographie de vêtements d’enfants brûlés retrouvés dans les décombres de la bombe atomique. Le bad buzz était lancé et continue en ce moment même au Japon.

Image tirée du film Hiroshima (1953)

Ainsi est né le hashtag #NoBarbenheimer sur les réseaux japonais en réponse à ce qui est jugé comme une indécence totale envers les victimes de la bombe nucléaire. En effet, pour les américains, la concrétisation en pratique de l’explosion nucléaire n’est qu’un évènement historique lointain, très loin de l’autre côté du monde. Mais pour les japonais, c’est l’équivalent des attaques du 11 Septembre à New-York, en dix fois pire, en terme d’horreur et de dévastation. Ainsi, des japonais ont tenté de faire comprendre leur malheur en proposant un montage mixant Barbie et des images des attentats du World Trade Center. En effet, on comprend mieux le malaise avec cette nouvelle perspective…

Imaginez si un autre pays vendait des mugs avec cette image…

Les médias japonais ne se privent pas également de commenter ce bad buzz qui ravivent quelques traumatismes pas si anciens. Le Japan Times notamment propose un article sans concession signé Don Carleton, directeur fondateur du Briscoe Center for American History à l’Université du Texas, dont voici une adaptation française par nos soins.

« Barbenheimer » témoigne de l’ignorance américaine quant à la réalité nucléaire

Alors que nous approchons du 79e anniversaire des bombardements d’Hiroshima et de Nagasaki, l’Amérique est plongée dans un moment culturel confus et (comme certains l’ont argumenté) insensible. La sortie de deux films très différents, « Barbie » et « Oppenheimer, » le même jour, a donné naissance à la folie « Barbenheimer » où les deux films se rejoignent de manière étrange mais symbiotique.

Des records de recettes ont été battus à travers l’Amérique et il est devenu tendance parmi les cinéphiles d’exprimer un sens de l’humour ironique en voyant les deux films le même jour. De plus, d’innombrables blagues et « memes » – certains montrant « Barbie » et « Oppenheimer » juxtaposés en arrière-plan d’explosions atomiques – sont devenus viraux sur les réseaux sociaux. Cependant, cette satire a suscité une profonde offense et colère parmi de nombreux Japonais. Les choses ont atteint leur paroxysme plus tôt cette semaine lorsque Warner Bros. (les producteurs de « Barbie ») a présenté des excuses après que leur compte officiel sur les réseaux sociaux aux États-Unis a réagi positivement à un de ces memes Barbenheimer.

Ces mèmes ne sont pas une simple plaisanterie innocente, car les bombes atomiques ne sont jamais inoffensives. Les deux bombes larguées par les forces armées américaines sur Hiroshima et Nagasaki ont créé une souffrance humaine immense et intense. La tendance Barbenheimer passe donc sous silence la tragédie au cœur du film « Oppenheimer » et souligne le fait que peu d’Américains ont réellement pris conscience de l’énorme dévastation des bombardements atomiques. En grande partie, cela s’explique par le fait que peu d’Américains ont été confrontés à cette réalité.

En 2018, j’ai été approché par Hankaku Shashin Undo, l’Association des Photographes Anti-Nucléaires (ANPM), qui travaille depuis 1982 pour préserver l’héritage des photographes japonais qui ont documenté les bombardements et leurs conséquences immédiates à Hiroshima et Nagasaki au premier plan. En tant que directeur exécutif du Briscoe Center for American History de l’Université du Texas à Austin, un centre de recherche dédié à la promotion de la compréhension savante et publique de l’histoire des États-Unis, j’ai été intéressé par l’invitation de l’ANPM à collaborer.

Photographie de Yosuke Yamahata. 1945.

Au cœur de l’activisme de l’ANPM se trouve le désir d’éliminer le danger de la guerre nucléaire dans le monde – un motif que nous pouvons tous soutenir, indépendamment de notre opinion sur la décision américaine de larguer les bombes. En travaillant ensemble, nous espérions sensibiliser visuellement sur « ce qui s’est réellement passé » à Hiroshima et Nagasaki, afin qu’une nouvelle génération d’Américains puisse mieux comprendre les réalités de la guerre nucléaire.

ANPM a accepté de mettre en place une vaste archive numérique de photographies au Briscoe Center, et j’ai accepté de publier un livre et de créer une exposition d’images sélectionnées. Avec deux membres de mon équipe, j’ai visité Hiroshima et Nagasaki en 2018, rencontrant le personnel des musées, des journalistes et des hibakusha.

Le résultat fut le livre « Flash of Light, Wall of Fire« , publié en 2020, suivi d’une exposition. Tout au long du projet, notre objectif était simple : montrer aux Américains quelque chose qu’ils n’avaient jamais vu auparavant, c’est-à-dire des preuves visuelles complètes des ravages et des souffrances causés par les bombes atomiques.

Mais pourquoi les Américains n’ont-ils pas vu ces preuves jusqu’à présent ?

Après la Seconde Guerre mondiale, les photographies de Hiroshima et Nagasaki furent immédiatement censurées par l’armée japonaise, puis plus tard par les forces d’occupation américaines au Japon, ce qui signifie que très peu d’entre elles ont été publiées de part et d’autre de l’océan Pacifique. Après la fin de l’occupation dans les années 1950, lorsque les livres japonais documentant les bombardements ont commencé à être publiés et que les musées commémoratifs à Hiroshima et Nagasaki ont été fondés, peu de photographies ont trouvé leur chemin des Japon vers les États-Unis.

Si les Américains pensaient à la bombe, leur seul souvenir visuel était celui du champignon nucléaire, et non des horreurs infligées aux civils japonais. Ce vide a conduit à une étrange dichotomie culturelle dans les années 1950.

D’un côté, les Américains prenaient la bombe très au sérieux, avec la Guerre froide alimentant des moments d’hystérie politique et culturelle, allant du maccarthysme aux abris antiatomiques en banlieue. D’un autre côté, des modes culturelles telles que « Miss Atomic Bomb » et des bonbons à thème atomique détournaient la gravité des bombardements. Aujourd’hui, avec Barbenheimer, nous voyons que ce schéma résonne toujours – sérieux d’un côté, absurdité de l’autre, celui de tout mélanger dans la culture populaire.

Photographie par Yosuke Yamahata. 1945.

« Oppenheimer » est un film émouvant et sérieux qui soulève des questions importantes sur les conséquences des armes nucléaires à travers les expériences personnelles du physicien Robert Oppenheimer. Il inclut des scènes bouleversantes de l’explosion du site d’essai Trinity en juillet 1945 au Nouveau-Mexique, ainsi qu’une scène captivante où Oppenheimer envisage brièvement les effets humains terrifiants des bombes pendant un discours de « victoire ».

Cependant, il n’y a aucune tentative de dépeindre les terreurs résultantes du point de vue des habitants d’Hiroshima et de Nagasaki. Le réalisateur Christopher Nolan explique cette décision en partie : « (Oppenheimer) a appris les bombardements d’Hiroshima et de Nagasaki à la radio, comme le reste du monde. » Il serait déraisonnable de critiquer Nolan pour ne pas inclure de scènes plus longues et plus graphiques de cette nature, étant donné sa vision axée sur la perspective d’Oppenheimer.

Mais sans ces scènes, et sans aucun enregistrement visuel dans notre mémoire collective, il est plus facile d’éviter les conséquences d’Hiroshima et de Nagasaki lorsque notre point de vue provient des portes de la soute à bombes de l’Enola Gay ou du Bockscar.

En revanche, il est impossible de nier la terreur et la tragédie des bombardements lorsque l’on considère le point de vue de Yoshito Matsushige, Yosuke Yamahata, Elichi Matsumoto, Shigeo Hayashi et d’autres photographes présents sur le terrain en 1945. Ainsi, lorsque le Briscoe Center accepta de recevoir, d’exposer et de publier les photographies offertes par l’ANPM, l’objectif était de solliciter l’esprit américain à « contempler » la scène SOUS le champignon nucléaire…, pour ainsi dire.

Photographie de Yoshito Matsushige. 1945.

Malheureusement, la pandémie de COVID-19 perturba notre projet (de même que les commémorations du 75e anniversaire au Japon) et atténua l’impact du livre et de l’exposition du centre. Néanmoins, le 80e anniversaire qui se profile et offre une opportunité renouvelée aux historiens, archivistes et conservateurs du monde entier.

Le moment Barbenheimer met en évidence le travail qui reste encore à accomplir. Si les Américains envisagent de prendre les dangers nucléaires très réels de notre époque avec plus de sérieux que les générations précédentes (sans parler d’avoir une vue plus claire sur les souffrances infligées aux habitants d’Hiroshima et de Nagasaki), ils doivent être confrontés aux preuves visuelles saisissantes de ce qui s’est réellement produit.

Dans son ensemble, les Américains observent encore l’histoire d’Hiroshima et de Nagasaki de loin – visuellement, émotionnellement et intellectuellement. Alors que nous approchons du 80e anniversaire des bombardements, il est temps de faire un nouvel effort pour changer cette perspective. – Don Carleton.

Les USA où l’art de tout transformer en produit de consommation.

– Mr Japanization