1er janvier 2024. Le lendemain d’une fête porteuse d’espoirs et de vœux de bonheur tourne à la catastrophe. Un puissant tremblement de terre de magnitude 7,5 a ébranlé la péninsule de Noto, dans la préfecture de la côte nord d’Ishikawa. La catastrophe, en plus de causer la mort d’au moins 78 personnes, a fait ressurgir des fantômes du passé. Une autre catastrophe, humaine cette fois. Comme en 2011, de nombreuses femmes ont été violées, certains hommes japonais profitant de la confusion et du choc de l’évènement.

Pour un certain nombre de victimes, en particulier les femmes japonaises, la catastrophe se termine parfois en double peine. De récents témoignages apparus sur Twitter, au lendemain du tremblement de terre, font véritablement froid dans le dos. De nombreuses femmes, mais aussi des enfants, déclarent avoir été victimes de violences sexuelles, que ce soit au milieu des décombres ou dans les abris provisoires, au sein même de lieux qui devraient pourtant être des sanctuaires pour les victimes du séisme.

Sur Twitter, dès le lendemain du tremblement de terre et de l’évacuation de plusieurs régions, des témoignages de japonaises ont afflué. Léa, expatriée Française et chercheuse à l’Université de Tokyo, a contribué à mettre en lumière cette réalité, hélas, pas si nouvelle que ça. En effet, le phénomène des viols et agressions sexuelles survenant un tremblement de terre est connu depuis l’ère Edo, bien que peu documenté et tout aussi peu médiatisé. Pour cause, il donne une image sombre d’un Japon à la population généralement perçue comme gentille et résiliente pendant les grandes catastrophes. Si l’entraide et la cohésion est réelle, des hommes profitent de la confusion pour commettre des crimes sexuels.

Dans un message rapporté par Léa, une Japonaise témoigne : « Durant le séisme de Hanshin (Kobe), alors que j’étais encore en primaire, j’ai vu deux hommes d’âge mûr violer une jeune femme d’environ 20 ans. On m’a crié de partir, et secoué par la peur, je n’ai osé en parler à personne. En tant qu’enfant, je ne comprenais pas vraiment ce qui se passait, mais le visage en pleurs de la jeune femme reste gravé dans ma mémoire. C’est un traumatisme que je porte toujours. »

Dans notre recherche d’informations au sujet de ce phénomène, nous découvrons que la NHK avait produit un article glaçant en février 2020. Celui-ci faisait déjà état de faits similaires connus ayant eu lieu pour certains il y a plus de 25 ans ! En voici la traduction par nos soins.

les débris de la ville de Wajima, préfecture d’Ishikawa, au lendemain du séisme.
Crédit photo: AP

Victimes de violences sexuelles en temps de catastrophe naturelle

Les témoignages des zones sinistrées révélés par le séisme de 2011

(28 février 2020)

 

« Une femme qui a perdu son mari lors du séisme a été confrontée à une demande explicite du chef d’un refuge : « (Ton mari étant décédé) C’est dur, hein ? Je te donnerai des serviettes et de la nourriture, viens les chercher cette nuit ! ». Lorsqu’elle est allée les chercher, elle fut victime de violences sexuelles. »

« Un homme dans un logement temporaire devenait de plus en plus instable mentalement, attrapant des femmes pour les déshabiller dans des endroits sombres. Les personnes autour voyant la scène ont simplement commenté : « Elle est jeune, c’est inévitable » détournant le regard sans lui venir en aide. »

Une autre femme témoigne : « J’ai été agressée sexuellement par plusieurs hommes. La peur d’être tuée en faisant du bruit, d’être jetée à la mer (…) m’a empêchée d’en parler à qui que ce soit… »

Ces témoignages proviennent de femmes ayant subi des violences sexuelles dans des refuges et des logements temporaires après le séisme de 2011. C’est une réalité difficile à croire en tant que femme, mais il s’agit d’événements réels. Si vous ou vos proches deviez subir de telles atrocités lors d’une catastrophe… Seriez-vous capables de vous exprimer ?

Bientôt 9 ans après le séisme du Japon oriental de 2011 (13 ans bientôt), ce mois-ci, la hotline gratuite « Yorisoi Hotline » ouverte 24 heures sur 24, a réalisé une analyse basée sur plus de 360 000 consultations reçues entre 2013 et 2018 sur la ligne dédiée aux femmes. Les résultats ont révélé que plus de la moitié des consultations provenant des trois préfectures sinistrées (Iwate, Miyagi, Fukushima) concernaient des violences sexuelles.

Deux employées de Yorosoi Hotline

La hotline a été créée en mars 2012 dans le sillage du séisme de 2021, dans le but de résoudre concrètement les problèmes des personnes confrontées à diverses difficultés liées à la catastrophe, tout en écoutant leurs préoccupations. Les consultations les plus courantes portent sur les « problèmes familiaux », les « préoccupations mentales et physiques », les « relations humaines » et les « problèmes professionnels ». Environ 60% des demandeurs sont des femmes. Parmi elles, les consultations spécifiques portant sur des faits de violence domestique, de viol et d’abus sexuels constituent une grande majorité.

Lors de l’analyse des consultations reçues au cours des cinq dernières années (de 2013 à 2018) sur la ligne dédiée aux femmes, il a été constaté que plus de la moitié des consultations provenaient des trois préfectures sinistrées (Iwate, Miyagi, Fukushima) et que plus de 40% des victimes appartenaient à la tranche d’âge de 10 à 20 ans.

Tomoko Endo, la directrice de « Yorisoi Hotline », explique que les séquelles des violences domestiques et sexuelles des victimes de viols (durant la période post séisme), persistent encore de nos jours. De nombreuses victimes ne parviennent pas à partager leurs souffrances avec quelqu’un, et les endurent seules parfois pendant des années. Neuf ans après la catastrophe, en 2020, certaines de ces femmes commencent seulement à appeler pour demander de l’aide. Face à cette réalité, Endo-san appelle à des mesures futures.

(Directrice du bureau de la ligne téléphonique gratuite « Yorosoi Hotline », Tomoko Endo)

Tomoko Endo, Directrice de la Yorisoi Hotline, commente :

« À chaque fois qu’une catastrophe survient ailleurs, certaines femmes se retrouvent confrontées à des flashbacks et souffrent d’anxiété et de peur. Ce qui se traduit souvent par des troubles de stress post-traumatique et d’insomnie. Nous constatons une tendance à l’augmentation des appels de consultation. Bien que nous orientions les appelants vers la police, les hôpitaux ou des organisations de soutien privées en fonction de la nature de leurs préoccupations, il est essentiel que la société dans son ensemble s’engage à éradiquer la violence, afin d’empêcher que les femmes et les enfants ne deviennent des personnes vulnérables aux catastrophes (plus que les autres). »

Des violences sexuelles qualifiées de « rumeurs » lors du séisme de Hanshin-Awaji 

En réalité, la question des violences sexuelles en période de catastrophe avait déjà été soulevée il y a 25 ans, lors du séisme de Hanshin-Awaji (17/01/1995). Mme Reiko Masai, la représentante de l’organisation à but non lucratif « Women’s Net Kobe » ayant pour but la protection des femmes et des enfants à Kobe, a lancé une hotline destinée à un public féminin pour écouter les préoccupations générales de leur vie quotidienne.

Mme Reiko Masai commente : 

« Lorsque j’ai commencé la ligne de conseil téléphonique, j’ai reçu de nombreuses consultations concernant des cas de violence domestique. Des femmes se plaignaient de la difficulté de vivre avec des maris qui avaient des problèmes de travail après la catastrophe, et qui les frappaient et les maltraitaient physiquement. Plus tard, lors d’une petite réunion, une mère célibataire vivant dans un logement temporaire m’a révélé avoir été victime de violences sexuelles. Lorsqu’on lui a demandé si elle l’avait immédiatement signalé à la police, elle a répondu en pleurant: ‘Quand on n’a nul part ou aller, comment est-il possible d’en parler à qui que ce soit?’ Cela m’a vraiment choquée et je n’ai jamais pu oublier cette phrase. »

Les infirmières qui visitaient les abris et d’autres groupes de citoyens ont également reçu de nombreuses plaintes de violences sexuelles. Cependant, à l’époque, il n’y avait pratiquement aucun organisme de consultation spécialisé dans ce type de violence. Les victimes ne pouvaient donc même pas faire entendre leurs voix. Ainsi, Mme Masai a organisé des rassemblements et des marches de protestation avec la collaboration de plusieurs groupes de soutien, sous la bannière « Nous ne tolérons pas la violence ».

Cependant, à l’époque, les plaintes étaient rares, et il y avait peu de preuves factuelles. Ce qui a conduit certains médias à qualifier les violences sexuelles de « rumeurs ». Mme Masai et ses partisans ont même été critiqués publiquement pour leur œuvre d’information et de soutien aux femmes.

« Quand nous avons été attaquées, c’était vraiment choquant, j’en tremblais… » Explique Mme Masai. Elle poursuit : «  Certains articles disaient : ‘Si l’information selon laquelle il y a eu des viols dans la région sinistrée est vraie, diffuser cette information à l’échelle nationale équivaut à un second viol.’ Cela m’a profondément perturbée. »

La coopération de soutiens nationaux et d’experts va mener à une première enquête (sur le sujet) au Japon en 2011.

Peu de temps après le séisme de l’est du Japon en 11 mars 2011, Mme Masai a reçu de nombreuses offres de coopération. Des experts nationaux et internationaux, des organisations non gouvernementales (ONG) et d’autres groupes se sont unis pour former un réseau de soutien aux femmes. La première enquête sur la réalité des violences faites aux femmes et aux enfants en période de catastrophe au Japon a été réalisée grâce à cette collaboration.

Cette première enquête a mis en lumière des données terrifiantes : 

Des femmes et des enfants de 10 à 60 ans avaient été victimes de violences domestiques et sexuelles dans divers endroits. Ce qui a particulièrement attiré l’attention, ce sont les « violences à but de compensation » où, en échange de l’aide aux femmes vulnérables qui avaient perdu leur mari, leur famille, leur emploi, ou leurs biens lors du tremblement de terre ou du tsunami, des relations sexuelles étaient demandées.

La professeure Keiko Ikeda, de la Faculté de l’éducation de l’Université de Shizuoka et du Centre intégré de prévention des catastrophes, qui a participé à l’enquête, souligne que : « Les problèmes structurels de la société japonaise deviennent évidents en période de catastrophe. » Elle indique également qu’à l’étranger, des recherches et des études sur la violence en période de catastrophe ont été menées depuis bien longtemps, avec des mesures concrètes mises en place pour les éviter. Cependant, au Japon, jusqu’au séisme de 2011, il y eu peu de discussions à ce sujet.

(Professeure Keiko Ikeda, Faculté de Shizuoka et Centre intégré de prévention des catastrophes)

La professeure Ikeda commente : « En période de catastrophe, les disparités économiques telles que l’emploi et le revenu s’accentuent, et la difficulté à assumer des rôles tels que la prise en charge et l’éducation des enfants s’ajoute. Les personnes vulnérables deviennent de plus en plus vulnérables. Les femmes et les enfants, qui sont nombreux à devoir dépendre des autres pour survivre en période de catastrophe, sont souvent dans une situation de désavantage, et cette disparité crée des opportunités de violence. Il est très important de connaître les détails de chaque incident, où et dans quelles circonstances il s’est produit, afin de développer des mesures concrètes. Le séisme de 2021 a été une grande leçon pour la création d’une société résiliente face aux catastrophes. » 

Pour éviter que ce genre de méfaits ne se reproduisent, le rapport de l’équipe d’enquête a inclus des mesures spécifiques et des recommandations qui ont été présentées au gouvernement :

  • Sensibilisation et renforcement du soutien pour prévenir la violence immédiatement après la catastrophe.
  • Amélioration des abris (protection de la vie privée, etc.).
  • Soutien aux victimes et création de mécanismes de coopération (administration, police, services médicaux, centres de soutien aux femmes, etc.).
  • Participation des femmes et collaboration avec les hommes dans la prévention des catastrophes et les mesures de reconstruction (égalité des sexes dans les lieux de prise de décision).

Par la suite, le plan de base de prévention des catastrophes du pays et les « Directives pour la prévention des catastrophes et la reconstruction » de la Cabinet Office ont explicitement mentionné la nécessité de garantir la sécurité en période de catastrophe et de promouvoir la participation des femmes dans le processus de reconstruction. Après le séisme de Kumamoto, des campagnes de sensibilisation à la prévention des violences domestiques et sexuelles ont été menées immédiatement après la catastrophe, et certaines municipalités ont révisé leurs plans de prévention des catastrophes et la gestion des abris en intégrant les opinions et les perspectives des femmes, ainsi qu’en formant des leaders en prévention des catastrophes féminins.


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Reiko Masai a conclu l’entretien avec les journalistes de NHK par ces mots :

« Quand j’ai participé pour la première fois à la manifestation de la ‘Flower Demo’ qui s’est étendue dans tout le pays, j’ai entendu une femme victime dire en pleurant : ‘C’était bien de pouvoir en parler ici…’ En entendant cela, j’ai réalisé que si les victimes peuvent s’exprimer lorsqu’elles ont un endroit sûr, alors c’est une bonne chose. J’ai pensé que nous avions bien fait d’en avoir parlé il y a 25 ans.

J’espère que nous aurons une société où les personnes victimes de violence pourront parler librement. Je crois que le respect mutuel entre hommes et femmes, et la discussion et la réflexion à partir de divers points de vue, conduiront à une société où tout le monde peut vivre en toute sécurité et avec dignité. » 

Manifestation contre les violences sexuelles, Kobe, 11/12/2019

L’article de NHK se conclut par un message porteur d’espoir. Mais surtout qui laisse présager la fin de l’omerta concernant ce type de crime, hélas encore bien trop répandu (et très peu documenté) au Japon :

Pour cette série spéciale, nous avons contacté des bénévoles et des experts de tout le pays pour recueillir de précieux avis et témoignages. À chaque entretien, on nous a souvent dit : « C’est la première fois que quelqu’un aborde ce problème. Merci beaucoup. » En tant que journalistes, nous sommes pleins de regrets et de honte pour avoir longtemps ignoré ces problèmes.

Il y a 25 ans, après le séisme de Hanshin-Awaji, Reiko Masai a été l’une des premières à prendre la parole, à demander des mesures. Aujourd’hui encore, elle reçoit des critiques du genre « Arrêtez de dire des choses ridicules comme s’il y avait eu des violences sexuelles ! ». Nous exprimons notre gratitude envers les prédécesseurs qui ont, malgré les vents contraires, mis au jour ces « voix enfouies » et les ont présentées à la société avec un effort et une passion évidents. Afin de ne pas laisser cette flamme s’éteindre, nous souhaitons continuer à transmettre ces messages avec persévérance.

Des victimes fragiles… passées sous silence.

Malheureusement, à la vue des récents témoignages, on comprend à quel point le chemin est encore long au Japon pour que les femmes soient véritablement protégées, sans oublier les enfants, également la cible d’agresseurs sexuels. Partout où se produit un événement tragique, des charognards criminels sortent de l’ombre en quête de proies faciles, profitant de la désolation et du manque de sécurité. Le Japon ne fait pas exception, malgré ce qu’essaient de vous faire croire certains influenceurs aveuglés par l’amour qu’ils portent au pays.

À l’heure actuelle, le Japon reste très en retard sur la prise en charge des violences faites aux femmes, mais aussi aux enfants, avec des lois ne pénalisant parfois que très peu les prédateurs. Dans certains commissariats, des femmes victimes de violences sexuelles peuvent se voir refuser leur plainte. Dans les cas les plus extrêmes, elles recevront des commentaires ahurissants dignes des siècles passés : « Il ne fallait pas s’habiller comme ça » ou encore « Il fallait pas sortir seule la nuit ». La culpabilisation des victimes, le déni de réalité du public et l’omerta médiatique permettent la perpétuation de telles horreurs.

Nous avons déjà ici même sur le site, effectué un travail d’information important sur l’impunité d’une grande partie des crimes sexuels au Japon, dont voici une liste non-exhaustive :

– Le récit renversant de Shiori Ito, victime d’un viol resté impuni

– Omerta sur les crimes sexuels : une japonaise raconte son viol impuni

– Japon : Elles brisent le silence sur les violences sexuelles

Le seul espoir qui nous est permis à ce jour est que les mesures proposées à partir de 2020 ainsi que la mise en lumière de ces faits de déprédations aient un effet vertueux sur les potentielles victimes vivant de fait depuis le 1er janvier dans une situation de précarité et d’incertitude absolue. La double peine.

Certains témoignages font également état de scènes de pillages, mais aussi de profanations de cadavres. Mais aussi de scènes de viols en pleine rue. Des faits quasi systématiques dans de nombreux pays du globe en période post-catastrophe naturelle. Nous pensons par exemple aux scènes de pillages et de violences après le séisme de 2010 en Haïti, ou après le passage de la tempête Harvey aux États-Unis en 2017. Le but n’est donc pas dénigrer spécifiquement le Japon, mais de faire une piqûre de rappel sur la réalité afin de ne pas sombrer dans l’idéalisation d’un lieu si fantasmé à l’étranger.

– Gilles CHEMIN / Mr Japanization

Sources :

NHK : https://www.nhk.or.jp/minplus/0011/topic027.html?fbclid=IwAR1Ti6-oKaUHMS8ekmy_0BCjm5_Yb2s3D9nzmaeB9RxBwhH3c5ozcSzE65k

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