Oda Nobunaga, personnage historique clé de l’unification du Japon, débarque sur Netflix avec le documentaire-fiction Age of Samurai. La production à gros budget tente de retracer la carrière épique des trois unificateurs du Japon au XVIe siècle : Oda Nobunaga, Toyotomi Hideyoshi et Tokugawa Ieyasu en s’appuyant, en principe, sur le travail des historiens. La reconstitution fait déjà grincer les dents des amateurs d’histoire japonaise par ses nombreuses reconstitutions approximatives et erronées. L’image donnée d’Oda Nobunaga apparaît particulièrement caricaturale, celle d’un monstre sanguinaire, archétype parfait du méchant manichéen de blockbuster américain. Comme Napoléon, Oda Nobunaga fut pourtant un personnage complexe dépeint de manières très différentes selon les auteurs et les époques. Et encore aujourd’hui, il existe à la fois une légende noire et une légende dorée de celui que l’on surnomma, non sans raison, le « Roi-Démon du Sixième Ciel » (Dairokuten Maô). Alors, qui était Oda Kazusa-no-Suke Saburô Taira-no-Ason Nobunaga ?

Le Nobunaga échevelé et barbare représenté dans la série Age of Samurai (Netflix).

Portrait d’un tyran au cœur des guerres civiles

Pour comprendre qui était Nobunaga, il faut le replacer dans son contexte historique, celui du Sengoku Jidai (XVIe siècle). Durant cette période le Japon connut une anarchie militaire, le pouvoir central des shoguns Ashikaga s’étant effondré sous les coups des guerres civiles incessantes tandis que dans les provinces le pouvoir était accaparé par des seigneurs de la guerre, les daimyôs. Dans ce contexte de guerre de tous contre tous, les daimyôs se créèrent des principautés indépendantes sur lesquelles ils exerçaient une autorité absolue. Cette autorité reposait sur le droit du plus fort et le Kiryô no Jin, le charisme personnel du seigneur, seul capable d’inspirer la fidélité (Chû) et le service (Hôkô) à ses vassaux samouraïs. Pour cette raison, de nombreuses principautés s’effondrèrent dès la mort de leur fondateur où se déchirèrent entre héritiers rivaux, les trahisons et renversements d’allégeance étaient monnaie courante.

Le clan Oda était particulièrement menacé. Les Oda avaient usurpé l’autorité sur la province d’Owari (aujourd’hui Aichi, où se trouve Nagoya) et étaient entourés de rivaux plus puissants, les Saitô à l’Ouest, les Imagawa à l’Est, les Takeda au Nord. Le clan lui-même était divisé entre les partisans de l’héritier légitime, Nobunaga et ceux de son frère Nobuyuki ou de son oncle Nobutomo que de nombreux vassaux jugeaient plus aptes à gouverner. Nobunaga était alors connu comme Owari no Ôustuke (le fou d’Owari), un jeune homme excentrique, sans manières, toujours à parcourir la province avec sa bande, et beaucoup pensaient qu’il serait la perte de son clan. Nobunaga fut ainsi contraint de mener pendant 8 ans des guerres contre son frère et son oncle avant de les éliminer et devenir le seul maître d’Owari. Ce genre de massacres en famille n’étaient cependant pas rares pour l’époque : son voisin, Saitô Yoshitatsu de Mino, avait par exemple tué ses frères et son père (le beau-père de Nobunaga).

Bataille d’Okehazama (1560), Imagawa Yoshimoto attaqué par les samourais ennemis. Source : wikimedia

Oda Nobunaga avait alors fait ses preuves et put compter sur la fidélité (relative) de ses vassaux. Il n’était cependant encore qu’un petit seigneur parmi d’autres. Il devint célèbre en 1560, lors de la bataille d’Okehazama. Nobunaga dut faire face à l’invasion de l’armée des Imagawa en route vers Kyôto, dont les 40 000 hommes (selon les estimations hautes) auraient dû écraser rapidement les 3000 guerriers (tout au plus) des Oda. Nobunaga profita de la dispersion des troupes ennemies pour attaquer par surprise, sous la pluie, le camp de son adversaire afin de le tuer. Sans leur général, l’écrasante armée Imagawa se dispersa et Nobunaga gagna à 26 ans sa réputation de génie militaire.

À cette époque, le succès attirait le succès et un général victorieux voyait venir à lui les alliés et de nouveaux vassaux désireux de se mettre au service du plus fort. C’est à cette période que Nobunaga s’allia avec le futur Tokugawa Ieyasu (encore appelé Matsudaira Motoyasu) et qu’entra à son service un jeune fils de paysans, Tôkichirô (le futur Toyotomi Hideyoshi). Avec de nouveaux moyens, Nobunaga compléta la conquête de la province voisine de Mino pour devenir une puissance régionale. Nobunaga n’était pas très éloigné de Kyôto et ses succès le rendirent chaque jour plus populaire. Le prétendant au titre de shogun, Ashikaga Yoshiaki, lui demandant de l’aider à prendre le pouvoir à Kyôto, Nobunaga sauta sur l’occasion et accomplit en 1568 le Jôraku, la marche vers la capitale où il planta sa bannière en tant que garant du pouvoir du shogun.

Devise personnelle d’Oda Nobunaga : « Tenka Fûbu » (traduction : « Couvre ce qui est sous le ciel avec l’épée »). Source : wikimedia

Nobunaga était dès lors sorti de sa région pour jouer dans la cour des grands à Kyôto et s’impliquer dans des luttes de pouvoir complexes. Il se fit aussi l’ennemi d’autres clans qui souhaitaient imposer leur propre hégémonie : Asakura, Miyoshi, Takeda et Uesugi. La période de 1568 à 1575 vit Nobunaga affronter plusieurs coalitions composées de ses rivaux réunis par le shogun Yoshiaki qui n’acceptait pas le contrôle grandissant exercé par son protecteur. Il s’opposa en particulier au Ikkô-Ikki, la branche armée de la secte Jôdô Shinshû qui avait constitué une véritable principauté religieuse où les sôhei, les moines guerriers, encadraient des foules de paysans-soldats fanatisés luttant pour instaurer le Bupporyô, le domaine du Bouddha. L’Ikkô-Ikki était devenu la terreur des samouraïs durant plus d’un siècle.

En 1570, Nobunaga fut trahi par son beau-frère Azai Nagamasa et manqua de peu d’être pris au piège avec son armée. Il parvint cependant à s’enfuir de justesse. C’est seulement alors, encerclé et trahi par les siens, que Nobunaga se montra sans pitié. L’armée Azai-Asakura fut détruite en 1570 à la bataille d’Anegawa et en 1573 le château des Azai à Ichijotani tomba. Nobunaga récupéra sa sœur Oichi et, selon la légende, il fit dorer et laquer le crâne de son beau-frère pour servir d’exemple. Toute défaite ou marque de faiblesse aurait réduit son prestige et amené ses vassaux à l’abandonner ou à conspirer contre lui.

Attaque de l’Enryaku-ji du Mont Hiei par les samurais de Nobunaga. Source : wikimedia

Nobunaga était aussi en lutte contre les moines du Mont Hiei. Le Tendai du Mont Hiei était alors l’ordre le plus riche et puissant du Japon, disposant de sa propre armée et imposant ses volontés jusqu’à l’empereur. Considéré comme une terre sainte, le Mont Hiei faisait partie de la coalition contre Nobunaga et accueillait ses ennemis malgré ses menaces et ultimatum. En 1571, Nobunaga envoya son général Akechi Mitsuhide raser le Mont Hiei et tuer tous ses habitants. L’incendie était si important qu’il se vit depuis Kyôto, terrorisant le dévots bouddhistes et transformant définitivement Nobunaga en monstre surnommé le Roi-Démon du Sixième Ciel, un titre qu’il finit par revendiquer lui-même.

En 1573, le shogun Yoshiaki fut déposé. Sans shogun, Nobunaga devenait le seul seigneur hégémonique du Japon avec un seul programme : Tenka Fûbu (Couvre ce qui est sous le ciel avec l’épée), c’est-à-dire la domination du Japon. Nobunaga eut la chance de voir son principal ennemi, Takeda Shingen, le meilleur général de l’époque, mourir d’une maladie avant d’avoir pu l’affronter. En 1575, il repoussa les Takeda à la bataille de Nagashino et les détruisit finalement en 1582. En 1580, après une longue guerre d’extermination, le quartier général de l’Ikkô-Ikki à Ishiyama Hongan-ji se rendait à son tour. Durant la même période, Nobunaga anéantissait les communes paysannes de la province d’Iga qui menaient contre lui une guérilla organisée par les ninjas locaux.

Dans le même temps, il échappa à plusieurs tentatives d’assassinat et à des révoltes de ses vassaux (Matsunaga Hisahide en 1577, Araki Murashige en 1578). En 1582, Oda Nobunaga faisait régner la terreur chez ses adversaires et commençait à planifier la conquête de l’Ouest du Japon pour les années à venir. Personne ne s’attendait à ce qu’il échoue… C’est à ce moment, dans un renversement complet de situation, qu’il fut trahi par Akechi Mitsuhide et tué lors de l’assaut du temple Honnô-ji à Kyôto. Oda Nobunaga se fit seppuku – suicide rituel – probablement durant l’assaut après avoir combattu et avoir été blessé. Du fait de l’incendie du temple, son corps ne fut jamais identifié. Il avait 48 ans.

Portrait le plus connu d’Oda Nobunaga à la fin de sa vie. Source : wikimedia

La carrière de Nobunaga fut marquée par les guerres, les trahisons et le sang, sa réputation de massacreur n’était certainement pas usurpée. Il est pourtant considéré au Japon comme bien plus qu’un simple tyran psychopathe. Au-delà du fou assoiffé de sang, peut-on distinguer un autre Nobunaga dans les faits historiques ?

Nobunaga le révolutionnaire

Quand les prêtres jésuites fréquentant le Japon à cette époque rencontrèrent Nobunaga, ils firent de lui un portrait étonnant, tranchant radicalement avec le mythe décrit précédemment. Les jésuites décrivèrent un homme sobre, d’une grande discipline et aux goûts élégants. La vie de Nobunaga écrite par son vassal Ôta Gyûichi dans le Shinchô Kôki, toujours publié aujourd’hui, parle d’un Nobunaga amateur d’arts et en particulier la cérémonie du thé et du sumo. L’homme disposait de la plus vaste collection d’œuvres de son temps. Il est par ailleurs dépeint à plusieurs reprises comme voyageant sans escorte dans sa province, parlant avec les gens du peuple, n’hésitant pas à danser et boire avec eux. Les deux sources sont jugées comme totalement authentiques et laissent entrevoir un autre personnage. Ces témoignages n’excluent évidemment pas ses crimes de guerre mais ajoutent d’autres facettes à sa personnalité plus complexe, moins caricaturale.

Nobunaga dessiné par le Jésuite Giovanni Niccolo. Source : wikimedia

Quand on laisse de côté l’aura démoniaque de sa légende noire, on peut juger Oda Nobunaga sur ses réalisations. On constate que le Japon que laissa Nobunaga sera plus prospère et stable qu’à son arrivée. Avant même de se lancer à la conquête du Japon, Nobunaga avait fait de sa province d’Owari une région riche. Il avait encouragé la création de marchés libres et développé l’artisanat. Le port de Nagoya accueillait désormais les marchands étrangers, dont les Portugais qui vendaient les richesses du monde. Les péages avaient été supprimés pour faciliter la circulation des marchandises et la sécurité à l’intérieur de la province était assurée par une politique de tolérance zéro. Les chantiers des nouveaux châteaux faisaient naître de nouvelles villes où se regroupait une population de samourais et d’artisans. La répartition des champs et des terres était rationnalisée et codifiée dans un cadastre permettant de calculer des impôts plus adaptés. L’objectif réel de Nobunaga était bien sûr de rationnaliser et renforcer l’économie de ses provinces pour entretenir ses forces militaires mais, alors que les guerres faisaient rage sur les différents fronts, les régions conquises bénéficièrent pour la première fois de la paix. Nobunaga appliqua cette formule à la ville de Kyôto à partir de 1568 et entreprit de la reconstruire alors qu’elle n’était plus qu’une ruine. Il n’existe malheureusement pas de témoignages directs de gens du peuple sur Nobunaga, ce qui nous empêche de savoir ce qu’ils pensaient vraiment de l’homme et de sa politique.

Tandis que les paysans pouvaient de nouveau travailler en sécurité et que les marchands faisaient leur affaires librement, Nobunaga remit également de l’ordre dans les rangs de ses vassaux. Il organisa ses samourais dans une hiérarchie stricte, allant de ses généraux aux simples fantassins avec des rôles bien précis et une logistique bien organisée qui lui permit de mener des guerres longues et lointaines. Nobunaga respectait les traditions vassaliques mais n’hésitait pas non plus à les dépasser en récompensant au mérite. C’est ainsi que le futur Hideyoshi passa de simple fantassin Ashigaru à celui de samourai avant de devenir l’un des quatre généraux du clan Oda. Nobunaga révolutionna l’art de la guerre au Japon en recrutant en masse des hommes nouveaux, parfois venus de la paysannerie. Il les arma, les entraîna et forma des troupes fidèles, reconnaissantes, bien nourries et capables de se battre dans des batailles à grande échelle alors que les samourais de l’époque se battaient en une succession de duels d’honneur.

Les soldats des Oda étaient réputés moins forts que les fils d’anciennes familles samourais mais ils étaient nombreux et disposaient d’innovations techniques voulues par leur seigneur. Oda Nobunaga dessina un nouveau type d’armure, l’Owari Gusoku, entièrement fait de plaques de métal standardisées, et ces armures étaient capables de résister aux nouvelles arquebuses introduites par les Européens. Nobunaga fut sans doute le premier à comprendre l’importance de ces armes, il en acheta et les fit produire en grandes quantités. À sa mort, le Japon comptait plus d’armes à feu en circulation que l’ensemble de l’Europe à la même époque. Il fut le premier au Japon à vouloir compenser le temps de recharge trop long par un tir en rotation comparable à ce qui existait en Europe. Cette tactique lui permit, avec seulement 3000 arquebusiers, de littéralement hacher la cavalerie des Takeda à Nagashino.

Détail de la bataille de Nagashino montrant les arquebusiers Oda. Source : wikimedia

Cette capacité d’innovation de Nobunaga fait partie de ses traits caractéristiques qui vont marquer l’histoire du Japon. Il fut le premier à faire preuve d’une première ouverture sur le reste du monde. Il reçut et protégea les Bateren, les missionnaires jésuites, de qui il tira des informations importantes sur le reste du monde et les innovations occidentales. Les Jésuites étaient à cette époque plus que volontaires pour assister Nobunaga. Dans l’idée de négocier ainsi leur présence, ils furent autorisés à fonder une église à Kyôto et le propre frère de Nobunaga, Nagamasu, se convertit au catholicisme. Nobunaga fut également parmi les premiers à porter des vêtements et des armures occidentales. Il en allait d’une part de calcul évidemment, car il fallait attirer les marchands portugais qui vendaient des armes efficaces au rôle déterminant en temps de guerre, mais il y avait aussi chez Nobunaga une véritable curiosité qui se situait à l’opposé de la politique de fermeture qu’eurent ses successeurs.

La capacité à organiser et à ordonner de Nobunaga correspondait à une vision du monde bien précise. Oda Nobunaga avait proclamé son intention de conquérir et d’unifier le Japon, ce qui passait par l’élimination de tous les pouvoirs locaux capables d’empêcher une véritable réunification : daimyôs ennemis, shogun, ordres religieux, communes paysannes, tous morcelaient le pays par leur autonomie et leurs privilèges. Nobunaga y opposa l’idée d’une autorité centrale absolue, les prémices de l’Etat. Il n’était d’ailleurs pas le seul à raisonner ainsi puisque cette marche vers la centralisation du pouvoir s’observait dans d’autres clans à la même époque.

Le projet politique de Nobunaga prévoyait en outre la restauration du prestige de l’empereur à Kyôto. Depuis un siècle, les empereurs vivaient tant bien que mal dans une ville de Kyôto ruinée. En 1500, l’empereur Go-Kashiwabara n’avait même plus eu assez d’argent pour payer les funérailles de son père, encore moins son couronnement. Nobunaga chercha et obtint le soutien de l’empereur Ôgimachi, restaura le palais impérial et assura le bien être du souverain et de la cour impériale. C’est sans doute aussi pour cette raison que Nobunaga traita le shogun Yoshiaki comme un intermédiaire importun. L’empereur offrit à Nobunaga les plus hautes récompenses de la cour, jusqu’à le nommer Daijô-Daijin, chancelier de l’empire.

Nobunaga préparait ainsi un Japon unifié sous une seule loi, sous l’autorité de l’empereur qu’il représenterait et gouvernant une classe de samourais domestiqués par la terreur. Ce nouvel ordre national devait être symbolisé par le château d’Azuchi, la nouvelle forteresse de Nobunaga ornée pour la première fois d’un immense donjon de cinq étages (Tenshûkaku). Ce donjon à la décoration luxueuse et soignée était orné de dragons, symboles traditionnels de l’autorité impériale.

Reconstitution du donjon du château d’Azuchi, préfecture du Mie. Source : wikimedia

En définitive, Nobunaga n’était pas seulement un destructeur, il était aussi de la trempe des bâtisseurs d’empire dont l’objectif était de créer un Japon unifié et prospère sous ses ordres. Cette idée forme la base de sa légende dorée qui fait de lui un anticonformiste révolutionnaire pour son époque. Les cruautés touchèrent surtout des samourais et ses ennemis déclarés pour qui il n’avait aucune pitié. Il n’est pas à exclure que Nobunaga se servit de cette réputation de cruauté pour démoraliser ses adversaires et bénéficier d’une aura d’invincibilité faite pour décourager ses ennemis. Faire vivre le mythe, de son vivant, représentait un atout important sur le terrain de la guerre. Il est donc difficile de pénétrer la psychologie d’un personnage historique de cette importance, mais on notera le sens des paroles d’Atsumoriune pièce du théâtre nô – que Nobunaga aimait particulièrement :

Ningen gojûnen,

Geten no uchi wo kurabureba,

Yume maboroshi no gotoku nari.

Hitotabi sei wo ete,

Metsusenu mono no arubekika.

La vie d’un homme est de 50 ans,

comparée au Geten (Ciel/Paradis),

elle n’est que rêves et illusions.

Une fois la vie reçue,

il n’y a rien qui ne périsse.

 

Portrait de Nobunaga toujours visible au château de Gifu.

La fabrique de la légende

Lorsqu’en 1582 le temple Honnô-ji part en fumée avec Oda Nobunaga, l’avenir du Japon s’en voit radicalement modifié. On ne sait pas exactement pourquoi Akechi Mitsuhide s’est soudainement retourné contre son seigneur, ayant été l’un de ses principaux vassaux pendant plus de 15 ans. Oda Nobunaga aurait maltraité son vassal à plusieurs reprises et Mitsuhide semble avoir été en faveur d’un retour au pouvoir du shogun. Beaucoup d’autres théories et fantaisies se sont rajoutées au fil des siècles pour faire de la mort de Nobunaga l’un des mystères de l’histoire du Japon. Immédiatement après l’incident d’Honnô-ji, Mitsuhide fut attaqué et tué à son tour par Hashiba Hideyoshi (futur Toyotomi).

La mémoire d’Oda Nobunaga devenait alors un enjeu politique. Hideyoshi s’en empara pour se présenter comme le successeur de Nobunaga, dont il avait vengé la mort. Il capta ainsi l’héritage des Oda, écartant au passage les fils survivants de Nobunaga. Hideyoshi encouragea la valorisation de la mémoire de son seigneur pour se légitimer tout en faisant l’inventaire des excès et des crimes de Nobunaga mis en avant pour valoriser le gouvernement plus conciliant de son successeur. Hideyoshi fut par bien des aspects le continuateur de l’œuvre de Nobunaga et termina l’unification du Japon. À sa mort en 1598, il laissait un pays globalement pacifié. La dernière guerre pour la domination entre les Toyotomi et Tokugawa Ieyasu fut une affaire rapide ne concernant que les samourais et réglée à la célèbre bataille de Sekigahara en 1600.

C’est seulement quand Tokugawa Ieyasu se fit nommer shogun en 1603 que commença la période de la légende noire de Nobunaga. Ieyasu avait pris le pouvoir par la force aux Toyotomi, il ne pouvait se légitimer qu’en présentant Hideyoshi, et donc Nobunaga, que comme des tyrans implacables. Le gouvernement juste et stable de Ieyasu devait contraster avec les excès et la cruauté de Nobunaga. Le changement n’était pas difficile, il lui suffisait de donner la parole aux bouddhistes qui conservaient la mémoire horrifiée du Roi-Démon et de ses impiétés. L’histoire d’Oda Nobunaga fut alors réécrite du point de vue de ses adversaires, en particuliers les samourais dans une véritable condamnation de la mémoire : il devint ainsi le monstre sanguinaire des récits, jusqu’à aujourd’hui sur nos écrans via Netflix. Au XVIIe siècle, cette image se renforça à travers la riche littérature de l’époque Edo. Les nombreuses estampes de l’époque vont finir d’enraciner son aura dans l’imaginaire collectif japonais. Oda Nobunaga était un « méchant » trop idéal pour ne pas être utilisé dans les romans et au théâtre. Un grand nombre d’anecdotes et récits furent inventés à cette époque et se greffèrent à l’histoire réelle, devenant difficile de les départager. L’histoire du crâne doré d’Azai Nagamasa, très visuelle, fut probablement imaginée à ce moment, car aucune source contemporaine n’en parle. Même après la chute des Tokugawa en 1868, Nobunaga resta un personnage réprouvé de l’histoire japonaise.

Oda Nobunaga en « méchant » au théâtre Kabuki. Estampe de Kuniyoshi Utagawa. Source : wikimedia

Son image ne fut réhabilitée, en quelque sorte, qu’à partir du début du XXe siècle. Il devint malgré lui la personnification du guerrier japonais invincible dans les milieux nationalistes et l’armée. Paradoxalement, ce fut le Nobunaga de la légende noire qui fut érigé en modèle, sa brutalité et ses méthodes expéditives devant inspirer le cœur des officiers de l’empereur et justifier la guerre et la violence au nom de la prospérité du Japon. Nobunaga comme modèle de la voie du samouraï « moderne » resta populaire jusqu’aux attaques nucléaires de 1945 qui pulvérisèrent l’imaginaire de toute puissance des impérialistes japonais. Pourtant, le « mythe sombre » du personnage continue à être pris en exemple dans certains milieux d’extrême-droite qui aspirent à la remilitarisation du Japon. Un paradoxe plutôt cocasse sachant que le mythe fut en grande partie construit par ses ennemis. L’opinion générale de la population est quant à elle beaucoup partagée sur l’interprétation du personnage de Nobunaga alors que les travaux récents des historiens ont permis de remettre en perspective sa légende noire et le réhabiliter jusqu’à un certain point.

Oda Nobunaga incarné par Sometani Shôta dans Kirin ga Kuru.

Que reste-t-il d’Oda Nobunaga de nos jours ? Le seigneur de la guerre a largement été récupéré aujourd’hui comme une figure de la culture populaire. Nobunaga était déjà un sujet passionnant à l’époque Edo dans les romans, les estampes et au kabuki. Il l’est toujours pour les mangas, animés et jeux-vidéo. Il y a quelques années, la mode était aux récits de voyages dans le temps au Japon. Une partie de ces récits incluait ou était centrée sur Nobunaga qui se retrouvait soudainement avec un cuisinier, une bande de lycéens, ou une experte en agriculture pour expliquer ses prouesses, quand il n’était pas lui-même présenté comme un voyageur temporel !

Les dramas japonais ne furent pas en reste pour mettre en valeur Nobunaga, fou sanguinaire ou héros admiré selon les circonstances. Le Taiga Drama de 2020, Kirin ga Kuru, centré sur Akechi Mitsuhide le présenta forcément sous l’apparence d’un déséquilibré mental. La plupart des productions jouant l’exagération puisent à pleines mains dans les anecdotes inventées au XVIIe siècle pour discréditer la mémoire du « fou d’Owari » ou exagérer le souvenir de son règne guerrier. Avec la série Age of Samuraï, Netflix ne fait que reprendre des recettes qui existent depuis quatre siècles, en y apportant un manque de finesse flagrant pour ceux qui s’intéressent à l’histoire japonaise avec sérieux. Nobunaga reste sans aucun doute le personnage le plus cité par les Japonais comme figure historique majeure et parfois encore admirée. Il reste pour beaucoup de Japonais l’un des seuls ancrages historiques communs à tous et facilement reconnaissable, symbole d’une époque révolue.

Nobunaga reste le grand méchant préféré des Japonais, ici en Roi-Démon dans l’animé Sengoku Basara tiré du jeu éponyme.

Les grandes dates de la vie d’Oda Nobunaga

1534 : Naissance dans la province d’Owari.

1551 : Succède à son père Oda Nobuhide

1559 : Élimine son oncle Nobutomo et reste seul maître d’Owari.

1560 : Remporte la bataille d’Okehazama contre Imagawa Yoshimoto.

1568 : Marche sur Kyôto en soutien au shogun Ashikaga Yoshiaki.

1571 : Destruction du temple Enryaku-ji sur le Mont Hiei.

1573 : Mort de Takeda Shingen, destruction des Azai et Asakura, le shogun Yoshiaki est envoyé en exil.

1575 : Victoire de Nagashino contre les Takeda.

1578 : Construction du château d’Azuchi.

1580 : Capitulation de l’Ikkô-Ikki.

1582 : Destruction du clan Takeda, incident d’Honnô-ji.

A lire pour approfondir le sujet

– Les Paterson, Oda Nobunaga : The Battle of Okehazama, 2008.

– Pierre-François Souyri, Les guerriers dans la rizière, la grande épopée des samourais, 2017.

– Ôta Gyûichi, Shinchô Kôki, The Chronicles of Lord Nobunaga, 2011 (passages disponibles en ligne sur Google Books).

Romain Albaret / Mr Japanization


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