L’histoire du Japon au début du XXe siècle est marquée par un progrès industriel à marche forcée et une ouverture vers l’Ouest. Un esprit d’expansionnisme anime les forcesl Impériales Japonaises qui se positionnent en protecteurs auto-déclarés de l’Asie Orientale. Cette volonté de développement « sans condition » dans tous les domaines amènera à la création de l’horrible unité 731. Un lieu longtemps tenu secret qui conjuguera les mots « tortures et médecines » en Mandchourie dans les années 1930. Aujourd’hui, cette unité, à l’instar de nombreux crimes de guerre du Japon impérial, n’est toujours pas enseignée dans les programmes d’histoire Japonais…

Tokyo, 1995. Une correspondante du journal Libération, Frédérique Amaoua, rédigeait un article qui allait connaître un retentissement certain. Celui-ci dévoilait l’existence de l’Unité 731 et la nature terrifiante de ses expérimentations « médicales » durant la Seconde Guerre Mondiale. Le sujet était encore peu abordé jusqu’ici et un repenti, Shinozuka Yoshio, lui avait accordé un entretien inédit. Il était l’un des seuls japonais à oser s’exprimer publiquement sur le sujet, encore peu assumé par le Japon. Beaucoup nient même carrément son existence. Nous allons nous pencher sur l’étendue de l’horreur commise par les japonais de l’unité 731 et ses répercussions sur la société japonaise qui ferme les yeux encore de nos jours sur cette unité et ses crimes de guerre.

On ne saurait cependant vous parler de la création de l’unité 731 sans une mise en contexte historique. En effet, son histoire est intimement liée à celle du Mandchoukouo, un état fantoche contrôlé par le Japon où des atrocités seront perpétrées avant et pendant la guerre.

Extrait de « Men behind the Sun »

L’état improbable du Mandchoukouo

1945 sonne le glas du conflit mondial et des alliances qui ont mené le monde à six années de combats sanglants dans toutes les parties du monde. L’Axe est défait. Le Japon capitule après les attaques des États-Unis et le largage des bombes atomiques d’Hiroshima et Nagasaki du 6 août au 9 août 1945. Cette capitulation entraîne l’arrêt brutal de l’expansionnisme japonais en Asie. Cette conquête impérialiste avait commencé en Asie orientale depuis le début du XXe siècle et suite à la défaite de la Dynastie des Qing face à la révolte des Boxers (révolte de Yihétuàn) en 1900. Le dernier Empereur de la Dynastie des Qing, Pu-Yi, dont le nom de règne est Xuantong, sera le témoin de cette Chine du Kuomintang, puis de Tchang Kaï-Chek, qui devient peu à peu le jouet de puissances extérieures. Son destin est lié à l’unité 731, puisqu’il fut nommé Empereur du Mandchoukouo, dès lors que les Japonais s’emparent de ce territoire en 1931.

Les Japonais placent l’Empereur Pu-Yi à la tête de l’État à partir de 1932 afin de garantir le contrôle sur la région. Après une enquête sur le terrain, la Société des Nations décrète que le Mandchoukouo, état fantoche, doit devenir un protectorat cette même année, ce qui amène les Japonais à quitter l’organisation internationale en représailles de ce qu’ils considèrent comme un affront. Les Japonais font immigrer une population Coréenne et Japonaise importante, déplaçant ainsi les peuples conquis vers le Mandchoukouo aux dépens de la population locale. Et qui de mieux que l’ancien Empereur de Chine, pour dominer ces peuples déplacés, lui-même ayant été privé de son pouvoir ?

Pu-Yi a un lien quasi intime avec les Mandchous. En effet, des tribus de la région ont vaincu les Ming en 1644 et son destin est intimement lié, depuis sa naissance, avec le Mandchoukouo. Alors enfant, il fut conduit à la Cité Interdite sur ordre de l’Impératrice Douairière Cixi qui était mourante. L’Empereur Guangxu, oncle de Pu-Yi et époux de Cixi, quittait le monde le 14 novembre 1908, suivit de Cixi le lendemain, faisant du petit garçon soudainement le dernier maître de la Chine. Son père, le prince Chun, est alors propulsé régent du Royaume. Cependant, une révolution éclatant en 1911, oblige sa tante, l’Impératrice Douairière Longyu, à signer le décret d’abdication, le 12 février 1912.

Récupérer son titre d’empereur devient essentiel pour Pu-Yi, alors qu’il fut prisonnier pendant quelques temps dans la Cité Interdite. Lorsque la République de Chine est mise en place, l’Empereur sera considéré comme un souverain étranger, régnant uniquement sur la fameuse cité. Mais il s’agit d’un souverain fantoche. Chassé de son palais en 1924, il s’allie aux Japonais qui vantent la Mandchourie comme le pays des cinq races (Japonais, Mongols, Chinois, Mandchous, Coréens). En tant qu’Empereur du Mandchoukouo, à partir de 1931, Pu-Yi se comporte à l’image des Japonais conquérants : il est cruel et affame ses serviteurs. Il fermera systématiquement les yeux sur les nombreux crimes des Japonais dont il a vent.

Affiche de propagande impériale.

Pu-Yi sera finalement, à la fin de la Seconde Guerre Mondiale, capturé par les Soviétiques. Maintenu en captivité par l’URSS, il doit faire face à des jugements tout comme les criminels de guerre ayant sévi en Mandchourie. Les procès ont lieu à Khabarovsk, en 1949. Un an plus tard, Pu-Yi est remis à Mao Ze-Dong par Staline. Parmi les crimes de guerre dont les japonais se sont rendus coupables, il en est un qui n’apparaîtra que bien des années plus tard… Pour cause, tout comme les nazis, les japonais feront en sorte de détruire toutes les preuves matérielles de leurs exactions après la défaite.

L’Unité 731 : La banalité de l’horreur

En faisant une recherche sur Google Scholar, pour débusquer des articles scientifiques dédiés au sujet, on trouve un titre intrigant : « torture et médecine ». L’auteur en est le Père Vladimir Gaudrat, abbé de l’abbaye Notre-Dame de Lérins, médecin, membre de la commission torture de l’ACAT-France. Le Père Gaudrat souligne que la réalité des expérimentations de l’Unité 731 a été tenue secrète par les Américains jusque dans les années 1980. Il indique également que la médecine a été utilisée pour deux raisons : l’avancée de la science médicale, mais également, l’avancée de la science de la guerre, notamment pour développer des armes bactériologiques.

Le Japon, alors maître du Mandchoukouo, a utilisé ce territoire comme un champ d’expérimentation qui causera plus de 300 000 victimes. Des pathologistes japonais ont pratiqué des tortures tellement insoutenables que la mort était une délivrance pour les victimes principalement Chinoises de l’unité 731. Après des semaines de tortures sur des sujets divers, dont des femmes enceintes et des enfants, les pathologistes ouvraient les corps par une découpe en Y et continuaient à profaner les cadavres, avant de les incinérer. Certains prisonniers étaient également disséqués vivants ! Tout ça, au nom de la science et de la supériorité raciale des japonais.

Ishii Shirô, né le 25 juin 1892, est le responsable de ces expérimentations où l’on atteint les limites de l’humanité. Ayant reçu son diplôme en 1920 et doté du titre de Lieutenant-Chirurgien, il obtient un doctorat en microbiologie au sein de l’Université de Kyoto. Ultranationaliste, il soutient l’idée de l’Asie de l’Est sous protection du Japon jugé supérieur aux autres nations. Un rapport sur la condamnation par la Conférence de Genève des armes bactériologiques en 1925 amène le Lieutenant-Général à voir le potentiel de ces armes, notamment pour éliminer les éventuelles menaces aux ambitions de l’expansionnisme Japonais. Grâce à des protecteurs hauts placés, il obtient des postes prestigieux. Ishii Shiro devient le champion de la cause Ultranationaliste et de ses protecteurs. Peu importe les méthodes employées, Ishii Shiro se doit de rendre le Japon plus fort devant les puissances adverses. C’est dans ce contexte nationaliste et patriotique radical que la fin va justifier les moyens…

En façade, selon la propagande de guerre, tout va bien. Le Japon va unifier l’Asie… On peut voir sur cette affiche une jeune chinoise avec une drapeau japonais.

Un seul problème freine toutefois Ishii dans ses expérimentations : le lieu où elles doivent être réalisées. À Tokyo, de telles expérimentations humaines pourraient être vues et faire tache d’huile, même si l’Empereur Hirohito est un amoureux des sciences. Aussi, un nouveau territoire porteur d’espoir pour les Japonais serait l’idéal et quoi de mieux que le Mandchoukouo, loin des yeux ? Carrefour géographique, gouverné par un seigneur de guerre affilié au Kuomintang, c’est l’endroit idéal pour pratiquer la « médecine » sur des cobayes humains. Et la région n’en manque pas.

Un incident politique bienvenu permet au Japon d’assurer sa domination sur le Mandchoukouo et le ministre de l’Armée, Araki Sadao (1877-1966), donne la permission au Commandant de créer son Unité et de commencer ses expérimentations. En 1932, un premier laboratoire de recherche sur les épidémies est en état de marche à Harbin. 300 hommes travaillent au sein de ce complexe, permettant à son créateur de dépasser les limites de l’humanité, alors que son but officiel est d’améliorer le métabolisme des soldats Japonais et donc la résistance du corps humain.

Mais, à la suite de la révolte de certains prisonniers, le laboratoire va déménager à Ping-Fang. Quelles étaient les expérimentations les plus réalisées par le dirigeant de cette unité ? Nous vous en avons déjà donné un petit aperçu. Cependant, l’une des pires était probablement la résistance au gel. Des hommes et des femmes (non-japonais, évidemment) étaient exposés au gel, la nuit, nus et mouillés pour accélérer le refroidissement des cellules. Leurs doigts étaient cassés pour vérifier s’ils avaient bien gelé. Par la suite, l’Unité 731 ne se contenta plus du secret de leur laboratoire, ce furent des villages entiers qui furent décimés. De la nourriture infectée était donnée aux habitants locaux afin de tester leur résistance aux armes bactériologiques.

Extrait de « Men behind the Sun »

À la reddition du Japon, les Soviétiques brisent le pacte de non-agression de la Mandchourie et l’Unité 731 est démantelée après les attaques militaires. Le Colonel, Ishii Shirô, ordonne l’exécution des prisonniers restants, exige le silence de ses employés et retourne à Tokyo, totalement librement. Ishii ne sera jamais inquiété pour ses atrocités. Il négocie même le fruit de ses recherches auprès des Américains pour sauver sa peau et celle de ses collaborateur.

Alors qu’Ishii meurt d’un cancer de la gorge en 1959, après avoir donné des conférences pour vanter ses recherches bactériologiques aux quatre coins du monde, les secrets de l’unité 731 continuent d’être protégés, et ses travaux ne font aucunement l’objet d’enquêtes. Bien que des ossements humains aient été retrouvés sur le site de Ping-Fang, aucune investigation ne vient menacer l’unité et ses collaborateurs. Ce n’est qu’au début des années 1990s, durant une présentation de l’Unité autour d’une exposition, que d’anciens participants aux horreurs acceptent de parler. La société Japonaise semble, encore aujourd’hui, fermer les yeux sur les crimes de ces employés et le refus de faire face à la honte publique encourage le silence. Ce n’est qu’en 2002 que la justice s’en mêle et qu’elle reconnaît l’Unité 731 comme responsable d’une guerre bactériologique, et donc de crimes contre l’humanité. Peu à peu, l’Unité va ainsi révéler ses secrets. Aujourd’hui encore, les historiens continuent les découvertes macabres.

Ils n’avaient que 16 ans…

Grâce à l’entretien que la correspondante, Frédérique Amaoua, a pu obtenir en 1995, nous possédons le témoignage d’un ancien membre de l’Unité 731, vivant à Chiiba. Shinozuka Yoshio est l’un des rares repentis qui accepte de témoigner sur les objectifs réels d’Ishii et de son unité. À 16 ans, après avoir fait parti de l’École Médicale de Toyama, situé à Shinjuku, le jeune homme fut envoyé servir l’unité d’Ishii, en Mandchourie. Vieil homme aujourd’hui, il décrit précisément les conditions de recrutement de l’Unité dite Ishii, Kamo, puis 731. Celui que tout le monde percevait comme un éminent bactériologiste recrutait principalement des collaborateurs entre 16 et 18 ans. Shinosuka Yoshio avoue, dans cette interview, avoir perpétré des vivisections sur des personnes comme des militaires chinois. Shinosuka Yoshio n’a jamais contesté les ordres de ses chefs, pour lui, c’était comme s’il recevait un ordre de l’Empereur en personne. Ce tortionnaire repenti milite pour la paix depuis 1957.

Affiche du film « Men behind the Sun »

Récemment, le Youtubeur Nota Bene a réalisé une vidéo très complète sur le sujet. Les actions de l’Unité 731 sont contextualisées dans la grande marche vers la Seconde Guerre Mondiale. Il y démontre l’esprit d’expansionnisme des Japonais en Asie de l’Est et les protagonistes qui ont amené le Mandchoukouo à être un champ expérimental pour l’unité d’Ishii. Un film romancé datant de 1988 intitulé Men behind the Sun, dénonce également l’horreur perpétrée par cette unité médicale. Il est d’ailleurs disponible gratuitement en entier sur Youtube (âmes sensibles s’abstenir). Enfin, on recommandera de lire « L’homme qui mit fin à l’Histoire » de l’écrivain Ken Liu. Dans ce court roman, deux chercheurs réussissent a voyager dans le temps pour observer un moment clé de l’histoire sino-japonais. Ceci donnera l’opportunité à l’auteur de décrire l’horreur des expérimentations médicales, à travers les yeux des témoins, d’une manière exceptionnelle.

Cet épisode morbide fait inévitablement partie de l’Histoire du Japon. Pourtant, celui-ci continue de nier son existence. Les jeunes japonais n’étudient pas vraiment l’Histoire de leur pays, mais une version épurée, révisée et édulcorée de celle-ci. Cette réalité à de quoi inquiéter, car l’esprit nationaliste à l’origine de ces horreurs part d’un fondamental : la supériorité des japonais sur le reste de l’Asie et du monde. Et cette supériorité imaginaire commence par une éducation orientée où tous les aspects « problématiques » de l’histoire sont cachés à une population entière pour faire croire à leur perfection. Alors n’hésitez pas à questionner – de manière bienveillante – vos amis japonais sur la question de l’Unité 731. Ils seront nombreux à vous remercier pour cet éclairage nouveau sur une réalité qui leur est cachée depuis toujours.