S’il est aujourd’hui essentiellement composé de troupes masculines, saviez-vous que l’emblématique Kabuki, ce théâtre traditionnel japonais chanté et dansé, fut l’invention d’une femme à la vie peu banale ? Entre sa fugue d’un sanctuaire shintō et ses performances de danses excentriques qui l’ont conduite à devenir l’ennemi du shogun de son temps, Izumo no Okuni est un personnage très singulier du Japon médiéval qui a bousculé les mœurs de son époque et qui fait aujourd’hui partie des grands noms de la culture japonaise. Sans elle, le théâtre Kabuki n’existerait tout simplement pas.

Au commencement, il y avait une femme !

Okuni, Japonaise née dans la province d’Izumo à la fin du 16ème siècle dans un Japon féodal dominé par le shogunat et les samouraïs. Bien que les éléments de sa vie connus avec certitude soient plutôt rares, de nombreux documents s’accordent pour dire que cette fille d’une famille de forgerons a travaillé au sanctuaire d’Izumo comme “miko” assistant les prêtres.

Le sanctuaire d’Izumo. Crédit : Wikimedia Commons

Mais alors qu’un jour son temple l’envoie à Kyoto récolter des fonds, son destin va basculer. Okuni ne le sait pas encore, mais elle ne rentrera jamais chez elle.

Du sanctuaire aux planches de théâtre

À Kyoto, le rôle d’Okuni est simple, avec d’autres miko, elle danse pour récolter des fonds pour son sanctuaire comme de coutume à l’époque.

Mais Okuni se démarque rapidement par ses performances très originales au point de connaître un franc succès auprès des locaux. Et alors que son sanctuaire sonne la fin de sa mission, la jeune femme refuse d’y retourner ! Encouragée par son succès, elle décide de prendre son indépendance et rester à Kyoto pour y vivre libre. Cependant, elle prend tout de même soin de continuer à envoyer de l’argent à Izumo, par gratitude…

« Okuni Kabuki-zu Byōbu », Le plus vieux portrait connu d’Izumo no Okuni peint sur un paravent à 6 panneaux (sur scène, sur le 3ème panneau). Crédit : Wikimedia Commons

D’assistante religieuse, la voici à présent danseuse indépendante ! Et alors que le succès grandit, ses danses deviennent de plus en plus excentriques et suggestives, jusqu’en 1603, où tout bascule. Okuni installe une scène de fortune dans le lit d’une rivière asséchée de Kyoto : à l’aube de la nouvelle ère Edo, et pour la première fois dans l’histoire du théâtre japonais, elle revêt un costume d’homme et se met en scène dans une pièce où elle flirte avec une serveuse de maison de thé. Une forme de satire politique avant l’heure. C’est le succès immédiat !

Okuni. Détail de l’image précédente. Crédit : Wikimedia Commons

Le théâtre des gens du peuple

Dès lors, Okuni enchaîne les représentations populaires, incarne des samouraïs et se met en scène dans des parodies de prières bouddhistes qui hypnotisent les passants. Son talent serait sans limite, disait-on. C’est la première fois que les japonais découvrent un théâtre qui parle de leur vie quotidienne et qui ne traite pas des problèmes de la haute bourgeoisie japonaise, comme c’est le cas du théâtre de l’époque, le . Okuni venait de créer un théâtre populaire et vivant ! Le premier du Japon.

Bientôt, de nombreuses troupes de théâtre s’inspirant des thèmes traités par Okuni fleurissent un peu partout à travers le pays et se baptisent “Okuni Kabuki”, dérivés du japonais “Kaboku” qui signifie : inhabituel, étrange. Le fondement même du Kabuki est l’expression d’une forme de bizarrerie, ce qui est étrange aux normes. Ce théâtre “pour le peuple” s’exporte même jusque dans les plus hautes sphères du pays lorsqu’en 1607 Okuni se produit au château d’Edo (ancien nom de Tokyo), la capitale. Elle est au sommet de son Art.

L’exclusion expéditive des femmes du Kabuki

Les choses se gâtent pour Okuni alors que son Kabuki continue de se diffuser. Si certaines actrices se contentent de ne proposer que du théâtre, d’autres utilisent le Kabuki pour faire la promotion de leur activité de prostitution. Du moins c’est ce que les conservateurs de l’époque vont trouver à reprocher à cette nouvelle forme d’Art. En effet, ce mélange des genres qui ne plaît pas au shogun conservateur de l’époque qui décide de sanctionner ce théâtre. Le Kabuki est alors accusé de “perturber les bonnes mœurs de la société”. Oui, les réactionnaires n’ont pas changés. Dans la foulée, l’interdiction de la pratique du Kabuki aux femmes sera promulguée (par des hommes) en 1629.

« La Vengeance d’un acteur » film de 1963. Crédit : animeigo.com

Pourtant créatrices du genre, voilà les femmes « excommuniées » du Kabuki jusqu’en 1868. Une longue mise au placard qui a eu d’importantes conséquences puisque de nos jours encore, même si l’interdiction a été levée, les principales troupes de théâtre Kabuki demeurent exclusivement masculines et les rares troupes féminines sont toujours vues d’un mauvais œil par les amateurs les plus conservateurs. La femme japonaise, forcément fautive, se soumet à l’ordre patriarcal qui décide, implicitement ou pas, de ce qui est bon ou mauvais pour elle. Voilà pourquoi encore aujourd’hui, ce sont des hommes déguisés en femmes qui jouent dans le théâtre Kabuki. Imaginez maintenant que ces mêmes conservateurs perçoivent le mouvement drag queen comme une nouvelle déviance de la société…

Bien que la date et les circonstances de la mort d’Okuni restent inconnues, des clins d’œil à ce personnage unique de l’histoire japonaise se glissent souvent dans la culture populaire japonaise. On la retrouve notamment dans des jeux vidéo, des mangas ou dans un drama adapté d’un roman par la télévision japonaise. En 2003, une statue à son effigie a même été érigée à Kyoto, proche de la rivière Kamogawa où elle avait, pour la première fois, présenté son Kabuki pour la première fois. Mais son théâtre est-il toujours le même ?

Statue d’Izumo no Okuni à Kyoto. Licence Creative Commons. Crédit : flickr

Comme on peut s’en douter, les hommes n’ont pas fait que remplacer les femmes dans le Kabuki. Ils ont aussi vidé cet art de sa substance populaire. Depuis la première représentation d’Okuni, le Kabuki a radicalement évolué. Alors que les femmes ont peu à peu été remplacées par les hommes sur les planches, de drastiques modifications ont été apportées à l’ancien théâtre de rue. Changements dans les costumes, interdiction d’utiliser des armes sur scène et sujet des représentations : au fil des siècles, le Kabuki a peu à peu perdu de son excentricité originelle pour se formaliser à l’extrême. Moins populaire, il s’adressera à une population plus fortunée.

Mais l’ouverture du Japon sur l’étranger au 19ème siècle a contribué à faire exploser sa cote de popularité à travers le monde notamment grâce à sa promotion par le gouvernement Meiji et au travail de grands artistes français comme Vincent Van Gogh ou Claude Debussy. À tel point que pendant l’occupation américaine suite à la Seconde Guerre Mondiale, le théâtre Kabuki fit régulièrement le bonheur des soldats stationnés au Japon. Mais sa pratique fut tellement rationalisée qu’elle n’a plus aucune chance d’évoluer.

Cependant, la modernité a vu naître le concept de « Super Kabuki », un théâtre beaucoup plus populaire qui allie les technologies de production modernes avec des codes empruntés au Kabuki traditionnel. Ce théâtre explosif et grandiose de par ses effets spéciaux semble sans limite dans l’inventivité, jusqu’à mettre en scène les personnages de One Piece capable de voler au dessus du public. Mais ici aussi, vous ne verrez aucune femme sur scène ! Ce jeu est strictement réservé aux hommes.

Aujourd’hui encore, le travail d’Okuni ravit le public du monde entier. Maquillage, costumes et histoires dramatiques, son théâtre “étrange” à l’origine destiné au peuple est devenu un véritable porte-parole de la culture traditionnelle japonaise et se diffuse aujourd’hui auprès des curieux du monde entier. Si elle fut pratiquement effacée de l’histoire de sa propre création, Okuni ne devrait pas être oubliée.

Léa Gorius / Mr Japanization

Photo d’en-tête : Statue d’Izumo no Okuni à Kyoto. Licence Creative Commons. Source : flickr.com