Au Japon, trois genres de théâtre traditionnel existent : le Nô, le Kabuki et le Bunraku. Officiellement, tous trois sont réservés aux hommes (même si récemment des troupes féminines de Kabuki ont vu le jour). Mais au début du XXème siècle, c’est une troupe de théâtre exclusivement féminine spécialisée dans la revue et les spectacles musicaux qui a vu le jour dans la ville de Takarazuka dont elle porte aussi le nom. Aujourd’hui, Poulpy vous présente la compagnie théâtrale Takarazuka « Takarazuka Kagekidan » 100% composée de femmes japonaises ! Une étonnante singularité au Japon.

Si la troupe est composée uniquement de femmes, c’est paradoxalement un homme qui fut à l’origine de son existence. Ichizô Kobayashi fut un industriel qui a fondé la compagnie ferroviaire Hankyu et la Tôho, une société de production et de distribution de films (dont les nombreux films Godzilla). C’était aussi un homme épris des arts et de théâtre. La troupe fut à l’origine fondée pour faire la promotion d’une nouvelle station thermale qu’il avait inaugurée à Takarazuka, ville terminus de sa ligne de chemin de fer partant du centre d’Osaka.

C’était la toute première fois au Japon qu’une troupe de théâtre ne comportait que des actrices. Et la devise choisie par Ichizô Kobayashi lui-même : « pureté, droiture et beauté » reflète son caractère éminemment féminin. Son but était de créer un nouveau théâtre populaire alliant des formes traditionnelles comme le kabuki avec de la musique occidentale accessible à tout public, un objectif auquel la compagnie est restée fidèle. Les actrices sont surnommées les « Takarasiennes » en référence à leur élégance, rappelant celle des Parisiennes. Le résultat est plutôt surprenant et reste largement méconnu des occidentaux.

https://www.instagram.com/p/Bw4WSnZAoTs/

À l’origine, seules seize femmes la composaient, puis la compagnie s’est agrandie au fil du temps au point de compter 420 membres féminins de nos jours. Avec son extension, la troupe fut divisée en plusieurs groupes nommés poétiquement « Fleur », « Lune » et « Neige ». En 1933 s’est ajouté le groupe « Étoile », en 1998 « Ciel » et « Senka » un groupe spécial réservée aux actrices les plus anciennes. Depuis 2001, un dernier groupe a vu le jour le « Shin Senka » (nouveau Senka) qui comprend les stars montantes des autres groupes avec lesquels elles apparaissent sur scène.

Pour espérer rentrer dans la compagnie, les jeunes filles entre 15 et 18 ans doivent passer par l’école de musique « Takarazuka Music School » où un difficile concours d’entrée recrute seulement quarante élues par an sur plus d’un millier de postulantes. Il faut dire que le style est si particulier qu’il nécessite une formation adaptée. Une fois admises, les attendent deux années de formation faites d’une discipline exigeante, d’une hiérarchie stricte et des cours variés pour développer un large éventail de talents scéniques : théâtre (évidemment), mais aussi danse moderne, classique, japonaise, chant, pilate, claquettes et piano.

https://www.instagram.com/p/BxGST7ugOPs/

Dans le théâtre Kabuki joué par des hommes, le rôle le plus prisé est celui de la femme « onnagata ». Et inversement dans le théâtre Takarazuka, c’est le rôle masculin « otokoyaku » qui est le plus prestigieux. Il n’a pas vocation à être « réaliste » mais à représenter un idéal masculin imaginaire : romantique, sensible, charmant, drôle, gentleman… bref, on va pas se mentir, ce que n’est pas le Japonais moyen n’est pas toujours.

Point particulièrement délicat, afin de faire perdurer l’illusion auprès des fans, les actrices « otokoyaku » doivent conserver leur look (vêtements masculins, coiffure) en dehors de la scène. Chaque groupe comporte un duo de stars, un rôle féminin « musumeyaku » et un rôle masculin « otokoyaku ». Le rôle masculin nommé « Top Star » est nettement plus mis en valeur que celui féminin seulement « Top Musumeyaku » (soit Top rôle fille). De plus, lorsque l’actrice « Top Star » décide de se retirer, l’actrice Top Musumeyaku doit faire de même. Une certaine illustration de la société japonaise où les décisions sont prises par les hommes, les femmes devant les suivre selon la tradition. Après des années de travail et de sacrifices, les actrices arrivent au sommet de leur carrière vers la trentaine (soit environ 15 ans d’efforts). Elles tiennent alors les premiers rôles avant de quitter la compagnie dans les trois années. Les anciennes membres (à ce jour la compagnie a formé 4 426 actrices !) poursuivent souvent des carrières indépendantes réussies à la télévision, au cinéma ou dans la chanson.

https://www.instagram.com/p/BxM8W26gmTn/

À l’image des « idols », les actrices de Takarazuka peuvent compter sur le soutien de fans dévoués, organisés en plus de 300 fan-clubs dédiés à une actrice en particulier ou à un groupe. Le fan-club officiel compte pas moins de 100 000 membres et constitue une source d’informations plus fiable à ce sujet que les médias ordinaires. Après un spectacle, des centaines de fans peuvent attendre la sortie de leur actrice préférée pour seulement la voir ou lui offrir un présent parfois coûteux. Les fan-clubs s’arrangent pour que leurs membres aient les meilleures places lors des représentations. Certains organisent même leurs propres productions sur le modèle de leurs idoles !

Les fan-clubs concourent aussi au bien-être de leur actrice favorite. Lors de déplacements de la troupe, les fans se cotisent pour payer une chambre d’hôtel à leur actrice préférée, ils s’occuperont aussi de prévoir ses repas et son transport. Les plus grandes stars de la troupe ont ainsi des fans qui seront bénévolement des véritables assistants personnels en charge de la conduire, de faire son ménage, sa lessive ou du secrétariat. Un engagement inconditionnels des fans qui permet à la compagnie d’effectuer d’importantes économies.

https://www.instagram.com/p/BxG9-1EFEaT/

Le succès de la troupe – qui ne s’est jamais démenti – est arrivé dès les années 1920 avec le genre de la revue, un style occidental qui allie danse et chant dans de spectaculaires tableaux. Ses productions sont principalement des histoires d’amour romantiques. Chacun des cinq groupes (Fleur, Lune, Neige, Étoile, Ciel) joue dix spectacles par an, chacun faisant intervenir entre 60 et 70 actrices auxquelles se joignent des membres des groupes Senka selon les besoins. Les spectacles sont toujours donnés tout au long de l’année au Grand Théâtre Takarazuka de Takarazuka et théâtre Takarazuka de Tokyo où ils font systématiquement salle comble.

Par ailleurs, un orchestre joue toujours en direct renforçant le grandiose de la représentation. La troupe part également en tournée dans le pays voir à l’étranger (Paris, Taïwan). Les spectacles sont aussi diffusés à la télévision et vendus sous forme de DVD ainsi que des magazines, des photographies des actrices dans le magasin officiel de la troupe au théâtre de Takarazuka. Contrairement à ce à quoi on peut s’attendre, le public de Takarazuka est lui aussi à 90% féminin, ce qui s’explique par l’attrait du rôle masculin idéalisé alors que dans la vie quotidienne, en raison des longs horaires de travail harassantes de leur mari, elles ne les voient que très peu. Dans le théâtre Takarazuka, la sensibilité féminine est mise en avant alors qu’elle souvent dissimulée au quotidien, les personnages féminins peuvent y être aussi courageux et intelligents que les hommes sans perdre de leur charme. Des particularités qui permettent aux spectatrices d’y trouver un moment d’évasion et une réponse exacerbée à certaines frustrations de la vie.

https://www.instagram.com/p/BxEnA1RAi3V/

Le répertoire de la troupe puise son inspiration dans de nombreux domaines : les comédies musicales avec « 1789 les amants de la Bastille », la littérature japonaise avec le « Dit du Genji » ou occidentale avec « Guerre et Paix », « Le Rouge et le Noir » qu’on ne présente plus, des films avec Bonnie & Clyde, les romans avec « Le Portrait de Dorian Gray », et naturellement le théâtre avec la pièce « Roméo et Juliette ». On note une inspiration occidentale assumée que l’on retrouve aussi dans les musiques et le maquillage.

Parmi les productions les plus célèbres de la troupe, on trouve « La Rose de Versailles » adaptée du manga éponyme connu en France via l’anime « Lady Oscar ». Présenté pour la première fois en 1973, la pièce est régulièrement reprise, la dernière fois ayant eu lieu en 2015. Chacun des cinq groupes de la compagnie en a présenté une version différente si bien qu’en deux années cette pièce fut jouée 560 fois pour un total cumulé d’1,4 million de spectateurs. Bien que méconnu des touristes, la popularité de ce théâtre n’est plus à faire pour les japonais.

https://www.youtube.com/watch?v=1zByfsZ_fxs

La compagnie dispose d’un compte youtube officiel et d’une page facebook où les fans peuvent suivre les dernières actualités. À explorer pour découvrir cet aspect peu médiatisé d’un Japon à la culture en évolution permanente.

S. Barret


Pour un média libre et indépendant sur le Japon, soutenez Poulpy sur Tipeee !