Alors que Tokyo va accueillir les Jeux Olympiques en 2020, et par conséquent des millions de touristes, un rapport vient donner une image assez peu reluisante du rapport des Japonais avec les étrangers : la moitié des étrangers vivants à Tokyo auraient été victimes de discriminations au moins une fois. De là à dire que les Japonais auraient un petit penchant xénophobe ? On s’est penché sur la question.

L’enquête a été menée par le Centre d’Information Anti-Racisme auprès de quelques centaines de ressortissants étrangers installés au Japon. Elle a été réalisée par questionnaire direct dans le quartier de Shinjuku (celui qui concentre le plus d’étrangers) entre février et mars 2019. Avec comme résultat, sur l’ensemble des ressortissants interrogés, la moitié des sondés déclarant avoir été victimes de discriminations. Un chiffre qui ne peut qu’interroger alors que le nombre de résidents étrangers à Tokyo s’établit à plus de 550 000 en janvier 2019, un chiffre record. S’il est évidemment difficile de confirmer la représentativité statistique de l’échantillon, le phénomène pose question, d’autant plus dans un lieu où la présence d’étrangers est pratiquement normalisée, contrairement à la campagne.

Parmi les comportements discriminatoires relevés, le fait de ne pas s’exprimer en japonais est l’un des plus courants. Et, corollaire de ce point, le fait de parler une autre langue même pour venir en aide à quelqu’un. Un homme d’origine chinoise travaillant dans un conbini s’est ainsi fait « attaquer » par un collègue lorsqu’il a renseigné un touriste chinois dans sa langue maternelle. Aussi, plusieurs autres étrangers travaillant comme caissiers dans des boutiques ont été confrontés à des clients désirant être servis par des personnes japonaises. Un Népalais employé dans un magasin s’est vu dire frontalement par un client qu’il n’aimait pas voir des étrangers travailler comme caissiers avant de réclamer une autre personne (japonaise) pour le servir…

Chaque année des touristes font scandale en arrachant des branches en guise de souvenir…

En dehors du travail, les étrangers rencontrent également des difficultés dans la vie quotidienne, en particulier pour louer un logement. Parfois, ils se retrouvent interdits d’entrée dans certains établissements. Nombre de bars refusent toujours les étrangers comme clients, de peur que ceux-ci ne respectent pas les codes et les règles du lieu. Il est avéré que les Japonais sont encore nombreux à ne pas désirer avoir de voisin étranger. Ces propos et comportements ouvertement racistes, qui auraient fait scandale dans un autre pays, ne provoquent aucun remous particulier au Japon. Les étrangers les ont d’ailleurs à ce point intériorisés comme étant la norme qu’ils n’ont pas le réflexe de les rapporter aux autorités chargées de ces questions.

Si nous avions dû, à titre personnel, répondre à cette même enquête, nous aurions effectivement dû admettre avoir été victimes à plusieurs reprises de comportements xénophobes de la part de Japonais. Par exemple, au moment de devoir louer un appartement, nous avons essuyé de nombreux refus sur simple prétexte qu’un des deux membres de notre couple n’était pas japonais. Le fait d’avoir une compagne japonaise n’aidait en rien. En pratique, les sociétés de logement ne prenaient même pas la peine de nous faire visiter les appartements. Ils téléphonaient devant nous au propriétaire pour le prévenir qu’un étranger voulait louer : dans deux cas sur trois, c’était un « NON » direct et glaçant.

Autre expérience troublante, mais plus rare, en présence de Japonais (hommes) alcoolisés. Libérés par l’alcoolisation, les langues se délient et les masques tombent. Par trois fois, alors que nous passions un bon moment en couple dans un bar, un ou des Japonais se sont mis à faire des réflexions odieuses et insultantes envers nous, sans autre raison qu’une forme de jalousie face à un couple mixte. Certains se mettent à vous regarder avec mépris et insistance. Sans doute cette image de l’étranger qui « vole » une femme japonaise toujours présente dans certains imaginaires…

Une dernière expérience troublante nous ramène deux ans en arrière. Il devait être 22 heures dans un bar irlandais de Tokyo. Soudain, je réalise avoir oublié mon téléphone dans la poche intérieure de ma veste posée sur un cintre à la vue de tous. Au moment d’ouvrir le manteau, un Japonais s’interpose et plonge la main dans mon manteau en s’excusant lourdement. Il était sobre. Sur le moment, je crois à une farce et insiste avec le sourire pour avoir mon téléphone. Mais celui-ci continue de trifouiller dans la poche de mon manteau. Je ne comprends pas et lui demande ce qu’il fait. Alors il me repousse et l’accuse d’être en train de voler un téléphone dans une veste. Ce Japonais pensait que je venais voler dans un manteau et à voulu s’interposer héroïquement. Il aura fallut une dizaine de minutes pour lui faire comprendre que le téléphone était à moi, celui-ci voulant même appeler la police pour s’en assurer. Un tel comportement envers un autre Japonais aurait été inimaginable. Son seul motif : le fait que je ne sois pas visuellement japonais.

Cependant, ces expériences n’ont pas été traumatisantes pour nous et sont à remettre en perspective. Nous croyons qu’il est possible de tirer des enseignements positifs de chaque expérience. Nous pouvons également essayer de comprendre pourquoi ces comportements existent et comment y répondre avec intelligence. Nous y reviendrons par la suite.

Manifestation anti-coréenne à Tokyo en février 2013. Source : L’Obs

Ryang Yong-song, un représentant du centre ayant mené ce sondage, appelle le gouvernement à mener une enquête approfondie sur les discriminations auxquelles les étrangers doivent faire face, à lutter contre elles et à sensibiliser l’opinion publique sur la question dès l’école.

Cette défiance envers les étrangers s’inscrit en outre à un moment où le pays mise beaucoup sur le tourisme comme source de revenus alors que le Japon est gravement endetté (la dette nationale s’établit à 250% du PIB). Au point de frôler la saturation comme nous en avions déjà parlé et d’exaspérer les populations locales. Mais les dépenses des touristes sont d’autant plus bienvenues que le pays souffre d’un manque de main-d’œuvre suite au vieillissement de sa population et de son non-renouvellement, la faute à un taux de fécondité historiquement bas.

Une main-d’œuvre que les Japonais sont réticents à aller chercher à l’étranger même si ce mois-ci deux nouveaux visas ont été crées pour attirer les travailleurs étrangers. La population préfère miser sur le développement des robots pour pallier au manque de bras.

Oui mais… ce n’est pas si simple

Comme expliqué plus haut, les comportements anti-étrangers au Japon ne nous sont pas méconnus. Les Japonais étant peu expressifs, la manière de faire remarquer que nous ne sommes pas les bienvenus est souvent détournée. Les difficultés pour s’insérer dans la société sont infiniment nombreuses, mais les actes « directs » de xénophobie restent rares. Forcément, ils sont plus visibles que les actes de bienveillance de la majorité, même sous de faux-semblant. Et pourtant, au risque de se faire l’avocat du diable, il faut noter que ces comportements restent minoritaires. Ils existent et doivent être dénoncés avec force, mais il ne rendent généralement pas la vie impossible. C’est bien souvent la peur et les préjugés qui génèrent ce type de comportements chez certains Japonais. Mais aussi la frustration. Frustration d’une crise économique dont le pays ne voit pas le bout. Frustration d’un travail épuisant qui offre très peu de vie sociale. Et nous le pensons sans détour, la frustration d’une sexualité très peu épanouie. Les raisons de trouver un coupable idéal à détester dans l’étranger ne manquent pas.

Photographie : Mr Japanization

Par ailleurs, le nombre de touristes étant en augmentation constante, il est difficile de nier que le choc culturel est manifeste et va s’amplifier avec l’approche des Jeux Olympiques. Les Japonais sont-ils prêts à ça ? Difficile de le croire. De nombreux faits-divers liés aux touristes sont largement médiatisés et attisent la méfiance, voire le rejet. Est-ce que la culture japonaise est menacée pour autant ? Peut-être, mais pas en raison des étrangers. En effet, si les maisons traditionnelles sont abandonnées, si la quantité de matsuri ne cesse de reculer, si les kimonos ne se portent plus, si les traditions japonaises se perdent au point même où ce sont parfois des étrangers passionnés qui reprennent le flambeau, si Macdonald, Starbucks et Ikea gagnent du terrain, ce n’est pas la faute aux 2% d’étrangers. Les 98% de Japonais laissent volontiers leur culture mourir à petit feu au profit de la mondialisation standardisée, comme l’ont fait avant eux d’autres régions du monde. Mais, ici comme ailleurs, l’étranger apparaît comme le bouc-émissaire idéal pour qu’aucun n’ait à affronter ses propres responsabilités.

S. Barret / Mr Japanization


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