Le bestiaire du folklore japonais est sans doute l’un des plus riches au monde. Il est composé de nombreux monstres en tous genres : ogres mangeurs d’hommes, créatures aquatiques qui s’en prennent aux enfants, femmes possédant un long cou qui se déplace ou encore fantômes vengeurs… Parmi tous ces monstres, appelés communément yôkaï, ceux qui peuvent se dissimuler sous une apparence humaine sont peut-être les plus effrayants… En effet, là où les créatures effrayantes ne trompent personne, les yôkaï humanoïdes reflètent le pire en l’Homme, comme l’expose le cas d’Onibaba.

La sorcière d’Adachigahara, connue aussi sous le nom d’Onibaba, est probablement l’un des yokaï les plus redoutés. Sous son apparence de vieille femme avenante et inoffensive, elle attire les voyageurs égarés chez elle pour les tuer par surprise, dévorer leurs membres et boire leur sang… avec une faible pour les femmes enceintes !

La sorcière d’Adachigahara sur le point de tuer une femme enceinte, par Tsukioka Yoshitoshi. Source : commons.wikimedia.org

La légende de la sorcière d’Adachigahara

Il existe plusieurs récits autour de la sorcière d’Adachigahara, qui avant de devenir un monstre sanguinaire était une femme tout ce qu’il y a de plus ordinaire. Selon la légende la plus connue, notre sorcière était autrefois au service d’une famille de nobles. Elle était la nourrice de la jeune fille de la riche famille qui souffrait depuis la naissance d’une maladie incurable. La petite fille était âgée de 5 ans, mais était incapable de parler. Ses parents eurent beau consulter de nombreux médecins, aucun n’est parvenu à trouver un remède à son mutisme. Un jour, ils tombèrent sur un diseur de bonne aventure qui leur affirma que pour guérir leur fille, il fallait qu’elle mange le foie d’un fœtus, c’est-à-dire, un enfant pas encore né…

Bien que la solution puisse paraître disproportionnée pour un « simple » problème de mutisme, les parents de la jeune fille confièrent à la nourrice la tâche de trouver un fœtus et d’en ramener le foie encore chaud. La nourrice, qui venait elle-même d’avoir une petite fille, accepta de la quitter pour accomplir sa tâche. Elle promit à sa fille de vite revenir et lui confia un o-mamori, un charme de protection, avant de s’en aller. Elle se rendit jusqu’à Adachigahara où elle trouva une petite grotte, parfaite pour surveiller la route dans l’espoir d’y voir passer une femme enceinte.

L’histoire d’Onibaba, par Utagawa Kuniyoshi. Source : commons.wikimedia.org

Des mois et des années passèrent sans que la nourrice ait pu apercevoir la moindre trace d’une femme enceinte esseulée sur la route. Jusqu’à ce qu’un beau jour un jeune couple vienne trouver refuge dans sa grotte. La femme était enceinte et semblait même être sur le point d’accoucher, il fallait donc faire vite ! Lorsque le mari quitta la grotte pour acheter des médicaments pour sa femme, la nourrice en profita pour accomplir sa tâche. Elle s’empara d’un couteau et se jeta sur la femme enceinte, lui ouvrit le ventre et arracha le foie du fœtus dans une violence que les Ukiyo-e peinent à exprimer.

C’est à ce moment qu’elle découvrit sur le corps de la jeune femme morte, un petit o-mamori qui ressemblait comme deux gouttes d’eau à celui qu’elle avait donné à sa propre fille avant de partir… Oui, c’était bien elle ! Réalisant qu’elle venait d’assassiner sauvagement sa propre fille, la nourrice sombra peu à peu dans la folie. Elle se mit alors à tuer chaque voyageur qui croisait sa route pour le dévorer et boire son sang. Une fois son festin terminé, elle jetait les restes de ses victimes au fond de la grotte où personne ne pouvait retrouver leur trace.

La sorcière d’Adachigahara, par Utagawa Yoshimori. Source : commons.wikimedia.org

La mort de la sorcière d’Adachigahara

La sorcière d’Adachigahara 安達が原の鬼 (Adachigahara no Oni) est appelée ainsi car elle réside, selon la légende, à Adachigahara (actuelle préfecture de Fukushima). Dans certaines histoires, elle est parfois connue sous le nom d’Onibaba 鬼婆, un terme d’ailleurs utilisé dans le langage courant pour désigner une mégère. Elle est souvent représentée sous les traits d’une vieille femme très maigre, avec le haut du corps dénudé, tenant la plupart du temps un couteau à la main pour pouvoir dépecer ses victimes.

Cet air terrifiant, retranscrit parfaitement sur de nombreuses estampes d’Edo et Meiji, est celui de la sorcière au moment où elle attaque ses victimes. Avant de révéler sa vraie nature, elle inspire plutôt la confiance et la sympathie aux voyageurs en quête de refuge, qui entrent volontairement dans sa grotte pour s’y abriter sans jamais pouvoir en sortir…

N’ayez crainte, vous ne risquez plus de tomber sur la sorcière d’Adachigahara au détour d’une balade dans la préfecture de Fukushima, car elle est morte depuis longtemps, tuée par un moine bouddhiste courageux ! La légende autour de sa mort se trouve conservée au temple Kanze-ji 観世寺 (Nihonmatsu, préfecture de Fukushima), dans un recueil intitulé Ôshû Adachigahara Kurozuka Engi. Selon ce récit, un moine bouddhiste du nom de Yûkei arriva un jour dans la région d’Adachigahara. Comme la nuit n’allait pas tarder à tomber, il chercha lui aussi un refuge pour la nuit.

Statue de Nyoirin Kannon Bosatsu au temple Tôdai-ji de Nara (@KimonBerlin). Source : commons.wikimedia.org

Il tomba alors sur une grotte occupée par une vieille femme qui l’accueillit avec bienveillance. Comme il n’y avait plus de bois, elle partit en chercher et demanda au moine de ne pas fouiller chez elle. Bien évidemment, la curiosité fut trop forte et Yûkei ouvrit le rideau qui cachait un pan de la grotte. Il découvrit alors un nombre impressionnant d’os humains, tous empilés les uns sur les autres. Il se souvint alors avoir entendu parler d’un certain monstre qui s’en prenait aux voyageurs dans cette région… Ni une ni deux, il prit ses jambes à son cou.

Lorsque la sorcière rentra et vit que son invité/dîner avait disparu, elle se transforma en démon et partit à sa poursuite. Elle n’avait plus rien à voir avec la vieille femme frêle et fragile. Elle courra si vite qu’elle le rattrapa rapidement. Le moine eut néanmoins le temps de sortir une statue de son sac, à l’effigie de Nyoirin Kannon Bosatsu, une des formes du bodhisattva de la compassion Kannon (Avalokiteshvara). Il récita alors ses sutra et la statue se mit à s’envoler et à tournoyer dans les airs. Un arc et des flèches apparurent également et frappèrent en plein cœur la sorcière qui mourut sur le coup. Enfin libérée de son enveloppe charnelle, l’ancienne nourrice put retrouver la paix. Yûkei décida de l’enterrer et de lui creuser une tombe appelée Kurozuka 黒塚.

Onoe Kikugorô V dans le rôle de la sorcière d’Adachigahara, par Tsukioka Yoshitoshi. Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Onoe_Kikugoro_V_in_the_Role_of_the_Witch_of_Adachigahara_LACMA_M.84.31.440a-c.jpg

Adachigahara Furusato Village

Adachigahara était le nom d’une zone située près de la rivière Abukuma, à proximité de l’actuelle ville de Nihonmatsu (préfecture de Fukushima). Il s’agit désormais d’une sorte de musée à ciel ouvert connu sous le nom d’Adachigahara Furusato Village 安達ヶ原ふるさと村. On y trouve par exemple une ferme datant de l’ère Meiji (1868-1912), mais surtout le temple Kanze-ji qui contient dans son enceinte la tombe de la sorcière, ainsi que les restes de la grotte. On y trouve aussi un petit musée qui contient des objets qui ont appartenu à la sorcière, comme son chaudron ou son fameux couteau.

L’Adachigahara Furusato Village est tellement fier de sa sorcière qu’il en a fait sa mascotte ! Comme vous l’avez sûrement remarqué le Japon est le pays des mascottes, chaque ville ou lieu touristique a la sienne et cet endroit n’y fait pas exception. La mascotte s’appelle Bappy-chan バッピーちゃん et vous avouerez que notre sorcière fait quand même beaucoup moins peur comme ça.

Bappy-chan, la mascotte d’Adachigahara. Source : facebook.com/adachigahara/

L’histoire de la sorcière d’Adachigahara est très populaire et a inspiré de nombreux artistes, ainsi qu’une pièce de Nô (théâtre) appelée Kurozuka. Il y a fort à parier que son histoire ait fait frémir pas mal de voyageurs de la région pendant de nombreuses années…

Claire-Marie Grasteau