« Aggretsuko » est une série qui peut sembler très kawaï quand on jette un œil furtif au design de ses personnages tous plus mignons et enfantins les uns que les autres. Pourtant, derrière cette façade bien lisse faite au départ pour vendre des porte-clés et des t-shirts, nous retrouvons une critique acerbe de la société japonaise faisant preuve d’une honnêteté rare ! Aggretsuko déshabille les codes de la société nipponne en ne faisant aucun cadeau à certains grands patrons d’entreprises.

Aggretsuko est une série animée qui suit les aventures de Retsuko, un petit panda roux de 25 ans. Elle est employée au service comptabilité d’une grosse société japonaise on ne peut plus classique. Naïve et serviable, cliché de la jeune japonaise sortie fraîchement de l’école, elle se retrouve à travailler beaucoup trop, ses supérieurs et collègues ne se gênant jamais pour lui refiler des dossiers en plus à traiter. Des études à la retraite, sa vie semble parfaitement tracée. Comme une ressemblance avec la réalité ?

Ce quotidien frénétique ne lui laisse hélas pas beaucoup de temps pour s’épanouir en dehors du travail, que ce soit en amitié ou en amour. Intérieurement au bord de l’explosion, elle a pourtant un secret qui lui permet de supporter cette vie laborieuse à la limite de l’esclavage : le karaoké ! Pour se débarrasser de toute cette frustration, elle ne chante que du death metal qu’elle crie le plus fort possible dans le box qu’elle loue pour elle seule ou dans les toilettes de son entreprise. La gentille Retsuko se transforme alors en agressive Aggretsuko !

Aggretsuko : plus qu’un gimmick

Quand on lance pour la première fois Aggretsuko, on se demande jusqu’à quand ce pitch rigolo à la Dr Jekyll et Mister Hyde peut tenir. Chaque situation de frustration est la promesse d’une nouvelle chanson enragée souhaitant la destruction de ses patrons. On s’en amuse, certes, et la transformation en furie de cette gentille panda roux fait fortement sourire les premières fois, mais de là à baser une série entière sur ce simple concept, il y a un monde… Jusqu’à quand notre jeune japonaise va-t-elle contrôler ses sentiments ?

Heureusement pour nous, autour de Retsuko, il y a un monde ! Celui de la jungle de Tokyo dans laquelle nous sommes invités pour y suivre les aventures de la jeune femme. Et force est de constater que ce portrait de la vie dans la capitale japonaise est plus vrai que nature, même si le propos principal est camouflé sous la légèreté de ces anthropomorphes mignons. Le caracter design est vraiment kawaï à souhait, mais on reviendra plus tard sur la raison logique de la chose. Concentrons-nous d’abord sur le fond.

La jeune femme se prend donc en pleine face la réalité du Japon urbain, comme beaucoup de japonais sortant de leurs études. Au service comptabilité, elle est harcelée par ses supérieurs qui lui délèguent toujours plus de travail puisque Retsuko est en bas de l’échelle. Une grande « tradition » japonaise qui consiste à donner les tâches les plus ingrates aux « petits » nouveaux parfois pendant plusieurs années.

L’homme à la tête du service est un cochon appelé M. Ton. Celui-ci est complètement déconnecté du monde moderne, compte encore sur un vieux boulier pour compter et a toutes les peines du monde à prononcer le mot « cliquer » ! Sa préoccupation prioritaire ? Travailler son swing au golf, si possible accompagné d’une stagiaire mignonne. Il aime les filles simples et fragiles qui n’ont pas d’opinion. Il symbolise à lui seul le vieux Japon patriarcal au pouvoir, déconnecté de la réalité, au management oppressif et pourtant lent et improductif.

Quant au big-boss de l’entreprise, on ne peut pas faire plus symbolique du conservatisme puisqu’il s’agit…d’un éléphant ! Encore plus à l’ouest que les autres, il est heureusement conseillé (pour ne pas dire « manipulé ») par sa secrétaire Miss Washimi, qui deviendra l’amie de Retsuko avec qui elle partagera des cours de yoga. La jeune panda s’entend plutôt bien avec ses collègues avec qui elle est néanmoins obligée de partager des soirées dans des bars pour accompagner ses supérieurs. Une particularité japonaise toujours d’actualité. Là, les langues se délient, rien n’est tabou puisque, comme le dit Gori, « L’alcool est un lubrifiant social » ! Tout peut donc être dit et sera oublié le lendemain. On le comprend rapidement, la série ne rend pas hommage à la culture japonaise du travail…

Sur son lieu de travail, tous les coups sont permis et l’important, c’est la réputation ! L’invasion de la vie privée par ceux au-dessus d’elle est également totale. Ainsi, après avoir découvert en fouillant dans son historique de navigation que Retsuko avait des envies de démission, M. Ton finit par la surnommer La Touriste. La pression quotidienne tourne en harcèlement moral. Pendant ce temps, les autres sont prêts à tout pour rester dans les bonnes grâces de ceux qui donnent les ordres et courbent l’échine sans hésiter. Les ordres sont les ordres et le supérieur a toujours raison, même quand il a tort. Comme le dit Tsunoda, la jeune secrétaire jamais avare d’une flatterie : « La fierté, je m’en fiche du moment que j’arrive à mes fins » ! S’épanouir dans un environnement de travail aussi toxique devient vraiment compliqué pour la jeune femme. Mais hors des murs de la société, ça se passe mieux pour notre jeune femme ? Pas vraiment…

L’amour et le mariage pour exister

Aggretsuko se penche également sur un autre monde qui devient de plus en plus compliqué au Japon : celui des relations amoureuses. Là aussi, la pression sociale sur les femmes est énorme et encore plus celle venant des parents. On le découvre d’ailleurs avec force quand apparaît sans arrêt la mère de Retsuko qui vient tout le temps la voir (et rentre parfois chez elle sans prévenir) pour la pousser à se rendre à des rencontres organisée avec des prétendants,  préparées en secret avec les parents de ces derniers. Il est alors bien impossible pour la petite panda de tomber amoureuse naturellement. La célibataire accepte néanmoins – à contrecœur – de faire des blind dates avec des collègues à elle, et on vous laisse la surprise de découvrir comment les choses se passent…

Pourtant, comme lui rappelle sa collègue Fenneko, « L’époque n’est pas au romantisme » ! mais à la productivité et au sacrifice de soi. Écrasée dans son travail comme beaucoup de femmes japonaises victimes de harcèlement, Retsuko réfléchit sérieusement à se marier pour échapper à ce cauchemar quotidien. Elle ne voit pas ici cet engagement comme une histoire d’amour, mais simplement comme la porte de sortie la plus rapide pour, sans même réfléchir à l’idée de se vouloir heureuse, ne plus s’infliger ces souffrances au travail. C’est une réalité sociale d’une grande banalité encore aujourd’hui dans l’archipel, malgré un début d’émancipation d’une partie de la jeunesse qui refuse de continuer à devoir forcément choisir entre la soumission à un homme et la soumission à une entreprise. Beaucoup de jeunes femmes vont ainsi se marier rapidement avec un collègue ou un ami d’enfance pour mener une vie économiquement stable, fuir le monde du travail et maintenir les apparences d’une réussite sociale épanouissante. Tout ceci est terriblement triste et toxique pour l’esprit.

Si le tableau que l’on fait du monde de Retsuko n’est pas des plus reluisants, on prend quand même beaucoup de plaisir à suivre ses aventures en se répétant à l’envie « c’est tellement vrai ». Les créateurs de la série ont d’ailleurs fait en sorte que chaque personnage ne soit pas tout noir ou tout blanc : ils sont tous plus ou moins influencés par les normes et la société. Il existe donc toujours une raison sociale aux comportements de chacun, même les plus ouvertement mauvais. L’écriture est en cela très intelligente et évite la plupart des caricatures faciles. Quant au personnage principal, difficile de ne pas s’attacher à cette jeune fille pleine de bonne volonté, un peu timide et très gaffeuse. Et que dire de sa transformation en diable ?

Hello Retsuko !

Oui, on le répète ici encore, mais les personnages sont fortement kawaï. Hasard ? Pas le moins du monde ! Aggretsuko a été créé par la société Sanrio, spécialisée depuis plus de 60 ans dans la conception de personnages à des fins mercantiles. Si le nom de la société ne vous dit rien, il est fort à parier que vous ne soyez pas passés à côté de sa création mondialement connue : Hello Kitty. Vous comprenez maintenant pourquoi Retsuko est aussi irrésistible. Mais pourquoi le monde d’Hello Kitty s’aventure-t-il dans une série aussi critique du modèle japonais ?

Au départ, le concept est vendu à la chaîne de télévision TBS (Tokyo Broadcasting System) qui en fait une mini-série de 100 épisodes de 2 minutes diffusés entre 2016 et 2018. Netflix en achète alors les droits et réalise la série que l’on connaît aujourd’hui et qui compte déjà 4 saisons.

Si Aggretsuko a l’audace d’exposer les travers du monde du travail traditionnel au Japon et le patriarcat, la critique reste assez douce. Des sujets plus « trash » et tout autant réels sont soigneusement évités : le chantage sexuel des supérieurs, les employés s’enivrant dans les bars à escortes de la capitale pour évacuer la pression, les suicides, le karoshi… Peut-être le public japonais n’est-il pas encore assez mûr pour affronter cette autre réalité nettement moins kawaii ?

Nous vous invitons fortement à découvrir Aggretsuko qui, en plus de vous faire souvent exploser de rire, vous offrira une vision très proche de la réalité quotidienne d’une jeune femme active et célibataire dans le Tokyo actuel. Comme quoi, on peut être au départ un produit marketing et retomber quand même astucieusement sur ses pattes. De panda roux, évidemment.

S. H.

P.S : Si vous aimez l’animation japonaise et que vous êtes abonnés à Netflix, n’hésitez pas à jeter un œil à la série High Score Girl et au long-métrage Nos Mots comme des bulles que l’on a beaucoup aimés.