Vous êtes-vous déjà demandé ce qui arrivait aux objets abandonnés ou oubliés par leurs anciens propriétaires ? Si le film d’animation Toy Story nous a appris que les jouets prenaient vie lorsqu’on avait le dos tourné, les Japonais ont aussi une théorie très intéressante sur ce qui arrive aux objets abandonnés. Au bout d’un certain temps, ces choses délaissées deviennent tout simplement des yôkai, des créatures fantomatiques du folklore japonais, connus plus précisément sous le nom de Tsukumogami.

Qu’est-ce qu’un tsukumogami ?

Un tsukumogami 付喪神 (littéralement « Esprit de 99 ans ») est un objet du quotidien qui se transforme en yôkai une fois qu’il a atteint 100 ans d’âge. À l’origine de cette croyance, seuls les objets abandonnés ou maltraités par leurs propriétaires devenaient des tsukumogami. Une fois devenus des yôkai, les tsukumogami cherchent alors à se venger de leurs anciens propriétaires indélicat. Si parfois la vengeance est anodine et relève plus de la plaisanterie, la plupart du temps elle est plutôt mortelle

Extrait du Hyakki Yagyô-zu, réalisé par Tosa Mitsunobu. Source : commons.wikimedia.org

Progressivement dans l’histoire, les histoires de tsukumogami ont pris une autre tournure. Certains objets deviennent aussi des yôkai parce qu’il est arrivé quelque chose de grave à leurs propriétaires. Dans ce cas précis, le tsukumogami ne cherche pas à s’en prendre à son ancien propriétaire, mais au contraire à le venger en retrouvant la personne responsable de son trépas.

Aux origines

Les tsukumogami sont mentionnés pour la première fois dans un emaki, un rouleau illustré, datant du 16e siècle appelé « Tsukumogami-emaki ». Selon cet emaki, dont on ne connaît pas l’auteur, les premiers tsukumogami sont apparus au milieu du 10ème siècle lors du grand nettoyage annuel de fin d’année. Au Japon, il est de tradition de faire un grand ménage, appelé « ôsôji » 大掃除, avant chaque nouvelle année. Nettoyer et ranger de fond en comble les maisons, les temples/sanctuaires, les écoles ou encore les magasins permet d’entamer la nouvelle année sous les meilleurs auspices, comme en étant purifié.

Biwa-bokuboku (à gauche) et Shami-chôrô (à droite) par Toriyama Sekien. Source : commons.wikimedia.org

Lors de ces fameux nettoyages de fin d’année, de nombreux objets jugés trop vieux sont souvent jetés, sans aucun scrupule. Sauf que cette fois-ci, les objets ont décidé de ne plus se laisser faire ! Indignés, ils se sont alors animés et ont promis de se venger. Ils se sont réunis au mont Funaoka, près de Kyôto, et ont commencé à sévir et à s’attaquer à leurs anciens propriétaires…

Un jour, alors que les tsukumogami festoyaient tous ensemble, une procession de nobles tomba sur la joyeuse bande. Ces derniers étaient au courant de l’existence de ces tsukumogami et prièrent de toutes leurs forces pour les faire disparaître. N’ayant d’autres choix, les tsukumogami décidèrent alors de se repentir. Ils devinrent moines à leur tour et entrèrent au temple Tô-ji de Kyôto où ils finirent par atteindre l’illumination.

Rappelons que les croyances des japonais sont influencées par le shintoïsme et l’idée qu’il existerait un kami dans chaque chose, y compris les objets. Cette idée a peut-être ensemencé l’imaginaire collectif autour de ces objets qui prennent finalement vie, révélant leur pouvoir supra-naturel.

Boroboroton (à gauche) et Kaichigo (à droite) par Toriyama Sekien. Source : commons.wikimedia.org

De nombreux artistes se sont ainsi emparés des tsukumogami dans leur processus créatif. Il faut dire que les objets du quotidien sont une source d’inspiration inépuisable. Instruments de musique, vêtements, vaisselles… tout fut prétexte à créer des yôkai à l’allure amusante et des histoires passionnantes et ce depuis Edo. Parmi les œuvres les plus connues, on peut citer la fameuse parade de yôkai représentée dans l’ouvrage « Hyakki Yagyô-zu » de Tosa Mitsunobu. Aussi, l’artiste japonais Toriyama Sekien (1712-1788) a créé de nombreuses estampes de yôkai, dont beaucoup de tsukumogami. Vous pouvez d’ailleurs admirer plusieurs tsukumogami de Sekien dans cet article, ainsi que dans son ouvrage intitulé « Gazu Hyakki Tsurezure bukuro » 図百器徒然袋.

Pratiquement tout peut devenir un yokaï !

Les objets abandonnés se vengent

Comme nous l’avons vu, le but premier du tsukumogami est de se venger de son propriétaire parce qu’il l’a abandonné, cassé ou maltraité. Cent ans, ça peut sembler être une éternité et on peut comprendre que les propriétaires successifs aient pu négliger ces objets à un moment donné, pendant toutes ces années. C’est justement pour nous rappeler que les objets aussi ont une âme que les histoires de tsukumogami existent. Il faut respecter les objets que l’on possède, surtout lorsqu’ils ont une existence aussi longue, et ne pas les négliger. Ici aussi, on retrouve un principe de vie japonais puissant répandu pendant la période Edo : le rejet du gaspillage. Un sentiment exprimé par le terme « mottainai » (もったいない). Ce mot peut être traduit approximativement par « quel gâchis ! » ou « c’est dommage ! ». Il est toujours utilisé de nos jours pour exprimer le regret ou l’insatisfaction face au gaspillage de ressources. Pendant Edo, face aux ressources limitées, il était promulgué de prendre soins de ses affaires, si besoin, avec l’aide de fables convaincantes.

Il existe de très nombreuses histoires de tsukumogami qui cherchent à se venger de leur abandon. Il est impossible de toutes les citer, mais voici tout de même l’histoire de Boroboroton 暮露暮露団. Boroboroton est un simple futon (matelas fin japonais) qui fut mis de côté par son ancien propriétaire lorsqu’il s’est trouvé un lit plus confortable. Depuis qu’il est devenu tsukumogami, il s’amuse à revenir la nuit pour faire tomber son ancien propriétaire de son lit, avant de s’enrouler autour de sa tête pour tenter de l’étrangler. Pas sûr que ses nuits soient plus confortables finalement… Il existe une variante de ce yôkai, appelée Ittan momen 一反木綿. Il s’agit d’un bout de tissu utilisé pour fabriquer des vêtements, qui s’en prend à ses anciens propriétaires pour essayer de les étrangler.

Kosode no te (à gauche) et Kurayarô (à droite) par Toriyama Sekien. Source : commons.wikimedia.org

On peut également évoquer le Kaichigo 貝児, un yôkai très intéressant inspiré d’un jeu populaire à l’époque de Heian (794-1185), le Kaiawase 貝合わせ. Ce jeu était composé de plusieurs coquillages peints d’un côté, le but du jeu étant de trouver les deux coquillages dont les peintures correspondaient. Les coquillages étaient entreposés dans une boîte appelée kaichigo, lorsque le jeu tomba en désuétude, les boîtes sont devenues des tsukumogami. Ce sont des yôkai plutôt inoffensifs, puisqu’ils se contentent de mettre le désordre dans les coquillages rangés dans les boîtes.

Quand les objets vengent leur propriétaire

Certains objets deviennent au contraire des yôkai parce qu’il est arrivé quelque chose à leurs propriétaires, comme nous l’avons expliqué. En général ces objets n’attendent pas d’avoir cent ans et se transforment dès la mort de leurs propriétaires pour passer à l’action. C’est le cas par exemple de Kurayarô 鞍野郎, la selle de cheval qui appartenait à Kamata Masakiyo, un commandant militaire et serviteur de Minamoto no Yoshitomo. Quand Kamata Masakiyo fut lâchement assassiné, la selle de son cheval devint un tsukumogami pour tenter de tuer l’assassin.

On peut également citer le Kosode no te 小袖の手, qui est le tsukumogami d’un kosode, l’ancêtre du kimono à manches courtes. Lorsqu’une personne mourrait, il était courant de transmettre son kosode au temple lors du service funéraire pour qu’il puisse recevoir des prières en l’honneur du défunt. En revanche, lorsque le kosode était revendu après la mort, il avait tendance à devenir un tsukumogami. C’est par exemple le cas d’un kosode ayant appartenu à une prostituée. À sa mort, il fut vendu au lieu d’être donné au temple. Ce fameux kimono est alors devenu un yôkai qui s’attaquait aux clients qui n’avaient pas payé. Il existe aussi l’histoire d’un kosode ayant appartenu à une femme tuée par son maître, qui fut acheté par un père pour l’offrir à sa jeune fille. Le kosode, devenu tsukumogami, était animé d’un tel sentiment de vengeance qu’il s’en est malheureusement pris à la jeune fille en l’agressant…

Kawanabe Kyousai 河鍋暁斎 (1831-1889) Jigoku tayuu 地獄太夫 – Japon – 1874

Vous voilà maintenant prévenus, il vaut mieux ne pas maltraiter les objets, surtout s’ils sont anciens, sous peine de vivre un véritable enfer ! Qu’ils soient achetés neufs, chinés ou transmis de génération en génération, prenons soin des objets qui nous entourent. D’autant plus qu’en étant fidèle à ces objets, ils peuvent nous aider à nous venger si jamais il nous arrive malheur…

Claire-Marie Grasteau

Image d’en-tête :

Plusieurs Tsukumogami : Kosode no te, Kasa obake, Ittan momen