Selon une vieille légende japonais, un Oni (démon) terrifiant du nom d’Ibaraki Dôji hantait autrefois les alentours de Rashômon, la grande porte d’Heian-kyô l’ancienne capitale du Japon (actuelle Kyôto). Cette histoire passionnante inspira de nombreux récits, des pièces de théâtre Kabuki et Nô ou encore des estampes mystérieuses. D’autant plus que les guerriers impliqués dans ces contes anciens sont de vrais personnages historiques du Japon, comme nous allons le voir…

La légende du Oni de Rashômon

Il y a très longtemps, lorsque Kyôto portait encore le nom d’Heian-kyô, un groupe d’Oni (ogres du folklore japonais) résidant au mont Oe s’en prenait régulièrement aux habitants de la ville. Parmi leurs proies préférées se trouvaient les filles des nobles de la capitale qu’ils aimaient terroriser, enlever ou dévorer. Un groupe de valeureux guerriers fut alors dépêché pour se débarrasser de ces démon bien embêtant pour la paix de la région.

Le général Minamoto no Yorimitsu (également nommé Minamoto no Raiko), accompagné de ses quatre guerriers célestes, se rendit alors au mont Oe avec son armée dans l’espoir de terrasser le groupe de démons. Les samurai parvinrent à triompher du chef des Oni appelé Shuten Dôji, ainsi que la plupart de ses fidèles démons. Seul Ibaraki Dôji, un des Oni sous les ordres de Shuten Dôji, parvint à s’échapper discrètement…

Minamoto no Yorimitsu terrasse le Oni du mont Oe, par Yoshitsuya Ichieisai. Source : commons.wikimedia.org

Le général Raiko et ses soldats rentrèrent alors victorieux à Kyôto et célébrèrent leur victoire lors d’un grand banquet. Pendant le repas, les quatre guerriers célestes entendirent parler d’un certain Oni qui sévissait dans les environs de la porte Rashômon. Les habitants qui osaient s’y aventurer finissaient par disparaître et on ne retrouvait aucune trace de leur corps. Watanabe no Tsuna, un des quatre guerriers, déclara que c’était impossible et que tous les Oni avaient été tués. Il décida alors de se rendre à la porte Rashômon pour en avoir le cœur net.

Une fois sur place, rien ! Il attendit quelque temps, mais comme rien ne se passait, il décida de rebrousser chemin… quand tout à coup, il sentit un bras couvert de poils le retenir. Ni une ni deux, Watanabe no Tsuna sortit son sabre et trancha le bras du Oni d’un seul coup de katana. Il se retourna et se trouva alors nez à nez avec Ibaraki Dôji, un être gigantesque faisant au moins la taille de la grande porte de la ville.

Une vieille femme vient contempler le bras du Oni, par Tsukioka Yoshitoshi. Source : commons.wikimedia.org

Loin d’être impressionné, Watanabe no Tsuna combattit l’Oni qui finit malheureusement par s’échapper une nouvelle fois. Il ramassa alors le bras du Oni et le ramena au banquet où il fut accueilli en héros. Comme il savait pertinemment que le Oni n’était pas mort et qu’il allait vouloir récupérer son bras, il décida de le placer dans un coffre bien solide.

Un soir, une vieille femme se rendit chez Watanabe no Tsuna. Il s’agissait de son ancienne nourrice qui s’était occupé de lui durant son enfance. Elle lui dit qu’elle avait entendu parler de son exploit et qu’elle espérant voir un Oni de son vivant. Watanabe no Tsuna refusa dans un premier temps, mais devant l’insistance de son ancienne nourrice, il accepta sa requête bien étrange. Il ouvrit alors le coffre et la vieille dame prit le bras pour l’admirer. En un instant, elle se transforma en Oni et s’enfuit avec le bras avant que Watanabe no Tsuna ait le temps de tuer la créature.

On ne sait pas ce qu’est devenu Ibaraki Dôji, seulement qu’il eut tellement peur de Watanabe no Tsuna qu’il ne remit plus jamais les pieds dans la capitale.

Netsuke représentant Watanabe no Tsuna et Ibaraki Dôji, par Ottoman. Source : commons.wikimedia.org

Minamoto no Yorimitsu et les quatre guerriers célestes

Derrière cette légende se cachent de vrais personnages historiques : le général Raiko n’est autre que Minamoto no Yorimitsu (944-1021), un guerrier japonais très connu. Ses nombreux exploits guerriers, parfois légendaires, ont inspiré des artistes tels qu’Utagawa Kuniyoshi, qui dans une de ses estampes décrit son combat contre une araignée géante.

Lors de ses exploits, Minamoto no Yorimitsu était accompagné de quatre guerriers, connus sous l’appellation « quatre guerriers célestes », il s’agit de Watanabe no Tsuna, Urabe no Suetake, Usui Sadamitsu et Sakata no Kintoki. On retrouve également ces quatre personnages dans notre histoire, en particulier Watanabe no Tsuna  (953-1025) qui en est le héros.

Ukiyo-e signé Utagawa Kuniyoshi. Minamoto no Yorimitsu combattant une araignée géante.

Sakata no Kintoki est aussi un personnage important, que l’on retrouve dans la légende de Kintarô, un petit garçon possédant une très grande force physique. Petit, Sakata no Kintoki était surnommé Kintarô et lorsqu’il croisa la route de Minamoto no Yorimitsu. Ce dernier aurait été très impressionné par sa force et aurait décidé de le prendre sous son aile.

La porte Rashômon

La porte Rashômon 羅生門, autrefois orthographiée Rajômon 羅城門, était située dans l’ancienne capitale du Japon : Heian-kyô, où se trouve désormais la ville de Kyôto. Cette porte gigantesque, qui fut construite en 789 au sud de la ville, était l’entrée principale de la capitale et menait directement au palais impérial.

La porte Rashômon fut détruite en 816 par une tempête, puis reconstruite avant d’être à nouveau détruite par une autre tempête en 980 comme le Japon en connaît encore aujourd’hui. Elle fut alors laissée à l’abandon et finit par devenir un endroit malfamé. Les voleurs de la ville s’y réunissaient et il semblerait même que des gens venaient y jeter des cadavres.

 

Maquette représentant la porte Rashômon. Source : commons.wikimedia.org

C’est d’ailleurs cet aspect de la porte qui a inspiré la nouvelle « Rashômon » de l’écrivain Ryûnosuke Akutagawa (1892-1927). Cette nouvelle, publiée pour la première fois en 1915, met en scène un jeune homme qui a tout perdu (travail et logement) et qui se rend à la porte Rashômon. Il y trouve alors une vieille femme qui vole les cheveux des cadavres abandonnés à la porte pour pouvoir les vendre et acheter à manger… Cette nouvelle, qui est une critique de la décadence de la société japonaise, fut également adaptée en film par le célèbre cinéaste japonais Akira Kurosawa.

Aujourd’hui il ne reste plus rien de la porte, seulement un pilier avec son nom inscrit, à l’endroit où elle se trouvait. Il est néanmoins possible de voir une maquette de l’ancienne porte Rashômon dans la gare de Kyôto.

Comme pour toutes les histoires de ce genre, il existe différentes versions de la rencontre entre le Oni de la porte Rashômon et Watanabe no Tsuna. Selon une version très connue, l’histoire se passe même dans un autre lieu de Kyôto, le pont Ichijo Modoribashi. Dans le célèbre récit guerrier « Le dit des Heike » (Heike Monogatari), mettant en scène l’opposition entre les clans Taira et Minamoto, c’est en effet sur ce pont que la rencontre a lieu.

Le combat entre les Oni et les guerriers au mont Oe. Source : commons.wikimedia.org

Alors qu’il fait nuit, Watanabe no Tsuna rencontre une jeune fille sur un pont qui déclare être perdue. Il s’approche d’elle pour lui venir en aide quand tout à coup elle se transforme en Oni. Ce dernier essaye alors d’enlever Watanabe no Tsuna, mais il brandit son sabre et lui coupe le bras. La fin de l’histoire est en revanche sensiblement la même puisque le Oni va ruser pour récupérer son bras.

Les Oni Ibaraki Dôji et Shuten Dôji

L’Oni de la porte Rashômon, connu sous le nom d’Ibaraki Dôji, était sous les ordres de Shuten Dôji, qui fut terrassé par Minamoto no Yoritomo (le général Raiko) sur le mont Oe un peu avant. Shuten Dôji était réputé comme étant l’Oni le plus puissant du pays, et pour le vaincre, Minamoto no Yoritomo fut obligé de ruser en lui faisant boire beaucoup de saké afin qu’il s’endorme.

Il existe plusieurs légendes autour de la naissance de Shuten Dôji : il serait par exemple le fils d’une humaine et du célèbre dragon de la mythologie japonaise Yamata no Orochi. D’ailleurs, Yamata no Orochi fut aussi vaincu, par Susanoo, à cause de son amour pour le saké. Ce genre de « technique » d’assassinat faisait à l’époque référence aux cérémonies du sake que les samuraï organisaient pour tenter de régler certains conflits.

Le combat entre Watanabe no Tsuna et Ibaraki Dôji au pont Modoribashi, par Utagawa Kunisada. Source : commons.wikimedia.org

Selon une autre légende, Ibaraki Dôji et Shuten Dôji étaient autrefois deux magnifiques jeunes hommes. Ils étaient tellement beaux que toutes les femmes tombaient amoureuses d’eux et leur envoyaient de nombreuses lettres d’amour. Shuten Dôji n’était absolument pas réceptif à ces déclarations d’amour et les brûlait toutes. Il finit alors par recevoir une lettre maudite, de la part d’une jeune fille éconduite, qui le transforma en Oni. Il s’enfuit alors pour rejoindre le mont Oe. Quant à Ibaraki Dôji, sa mère lui avait interdit de lire les lettres d’amour envoyées par ses admiratrices, mais un jour, l’une d’entre elles se retrouva dans ses affaires et le transforma lui aussi en Oni. Prudence donc aux amoureuses dont vous ne partagez pas les sentiments !

Les guerriers japonais ont toujours été les héros de nombreuses légendes étranges impliquant des monstres sanguinaires comme les Oni. C’est grâce aux nombreuses estampes et œuvres d’art sur le sujet que nous prenons plaisir aujourd’hui à découvrir ces histoires passionnantes. Pourtant, seulement quelques unes de ces légendes, les plus populaires, sont arrivées jusqu’à nos jours. Beaucoup de ces contes anciens, rédigés dans un japonais singuliers que seuls des experts peuvent lire aujourd’hui, peuvent se découvrir dans des livres antiques datant d’Edo. Des histoires que mêmes les japonais d’aujourd’hui ne connaissent l’existence et qui ne demandent qu’à être redécouvertes…

Claire-Marie Grasteau

Le prêtre Kobo Daishi pratiquant le tantra, avec un démon et un loup, par Hokusai ja.wikipedia.org