Au Japon, il existe un terme pour désigner les personnes qui n’arrivent plus à sortir de chez elles, pour des raisons psychologiques, sociales ou familiales. On les appelle « Hikikomori » (引き籠もり).  En France, on invoquerait sans doute la notion, plus large, d’agoraphobie. Mais au pays du Soleil-Levant, le phénomène est si répandu et de manière si singulière qu’il a fallu l’en distinguer. Hikikomori traduit un état d’isolement très précis, propre au Japon, et touchant principalement les jeunes hommes du pays. Mais comment en arrive-t-on là ? Quels mécanismes poussent les trentenaires nippons à rester cloîtrés dans leur chambre ? Et comment s’en sort-on ? Un ancien hikikomori nous raconte son enfer.

Tomoya Kitazawa est un jeune japonais s’étant amouraché de la France durant ses études universitaires à Paris, en 2014. Aujourd’hui, il est Président-Directeur général de Jaune et Noir, une société franco-japonaise qui accompagne les voyageurs nippons dans leur découverte de Paris, que ce soit en vue d’une expérience positive de la capitale, ou dans les aléas qu’on peut y rencontrer. Il y développe notamment des projets comme Otasuké, dont le but est de cultiver des relations, des échanges et de l’entraide France-Japon autour d’événements et d’activités, ou encore via les réseaux sociaux.

Otasuke Paris, le nouveau projet d’échanges franco-japonais e Tomoya-san, ancien hikikomori

Mais ça n’a pas toujours été le cas. Avant cela, Tomoya Kitazawa était hikikomori. Autrement dit, il a vécu plusieurs années enfermé chez lui, à l’exception des sorties de première nécessité. Une période bien plus douloureuse qu’il n’y paraît, partagée par de nombreux japonais. En 2015, selon une étude gouvernementale, le Japon dénombrait 540 000 hikikomoris, pour la plupart reclus à cause de la pression ou exigence sociétale et des désillusions successives qui en découlent. Un chiffre déjà conséquent qui n’incluait toutefois qu’une partie des hikikomoris : uniquement ceux ayant passé minimum six mois chez eux et ayant entre 15 et 39 ans. Sans ces critères, on imagine qu’ils représenteraient en réalité le double. Parmi eux, certains sont enfermés depuis quelques semaines, et d’autres, 35 % d’entre eux, se sont isolés depuis au moins sept ans. Tomoya-san, lui, en est récemment sorti. Il revient pour nous sur cette partie de sa vie. 

 

Mr Japanization : Bonjour Tomoya-san. Tout d’abord, quelle serait votre propre définition d’un Hikikomori ? 

Tomoya Kitazawa : Je ne pense pas que le terme de « hikikomori » puisse être précisément expliqué. La définition est que vous ne travaillez pas, vous ne sortez pas, et vous restez à la maison tout le temps, mais il n’y a pas de définition particulière du temps que vous devriez passer à la maison pour être considéré comme un hikikomori. Certains sont à la maison depuis un mois, tandis que d’autres le sont depuis des dizaines d’années. Certaines personnes vivent de l’argent de leurs parents, tandis que d’autres vivent des actions et des investissements. Bien sûr, il y a également des joueurs professionnels. Définir les hikikomori en un seul genre, c’est comme définir les personnes par leur couleur, c’est difficile car il y a tellement de gens différents. 

 

Mr Japanization : Pouvez-vous nous raconter votre histoire, le basculement dans un quotidien d’hikikomori ? 

Tomoya-san : Je ne peux pas l’expliquer facilement. J’ai eu une existence très spéciale depuis enfant. Le genre dont on ne parle pas facilement. Mais pour résumer brièvement : tout est de ma faute. Cependant, il faut avouer que mon environnement familial, mais également scolaire, étaient très nocifs. A l’époque, il était habituel à l’école primaire d’être frappé par son professeur. Si l’on vous accusait alors que vous n’étiez pas coupable, même si vous vous défendiez, c’était finalement le plus puissant qui l’emportait. La violence était quotidienne.

De plus, la relation entre ma mère et mon père était également très mauvaise. Mon père était toujours très violent à la maison quand il buvait. Ma mère divorça par la suite, mais nos rapports étaient quand même conflictuels et j’ai grandi avec l’idée constante que nous allions finir par nous entre-tuer.

D’autres souvenirs m’ont beaucoup marqués, comme lorsque nous avions découvert qu’un homme du voisinage avec qui l’on s’entendait bien était alcoolique . Lorsqu’il venait, même en pleine nuit, si l’on ne lui ouvrait pas de suite, il se mettait à frapper la porte d’entrée et les fenêtres tout en hurlant. Je ne saurais pas vous en dire plus. C’était beaucoup d’expériences comme celles-ci.

 

Mr Japanization : A quel moment vous êtes-vous rendu compte que vous étiez hikikomori ?

Tomoya-san : Je m’en suis rendu compte tout de suite car dès l’instant où vous n’allez plus à l’école, ne travaillez plus, ne sortez plus de chez vous, vous êtes un hikikomori.

Dans mon cas, je passais mon temps à jouer à des jeux en ligne. Je jouais environ 18 heures par jour. Cependant, j’avais aussi décidé de devenir le plus fort, j’ai ainsi construit mon propre programme d’évolution et suis monté à un niveau extrêmement haut. Dans un certain MMORPG, je suis devenu le meilleur de tous. Vous pourriez penser que c’était très amusant car je jouais, mais ce fut très difficile d’arriver à ce niveau, une vraie discipline. Chaque jour, pour y arriver, je réfléchissais à des hypothèses, planifications, exécutions, que je corrigeais, puis je pensais à de nouvelles hypothèses, et ainsi de suite. Cette expérience m’est désormais très utile en entreprise.

Hikikomori @AurelioFernandez/Flickr

 

Mr Japanization : Y avait-il donc des aspects de ce quotidien qui vous faisaient du bien ? Et qu’est-ce qui, à l’inverse, était le plus difficile ? 

Tomoya-san : Malgré ce que je peux en tirer aujourd’hui, absolument rien ne fut agréable. Ce fut des jours très durs, comme si j’étais en enfer.

Je n’ai heureusement rien perdu en devenant hikikomori. Mais être hikikomori m’a obligé à prendre conscience de ce que j’avais perdu auparavant. Le fait d’être devenu hikikomori n’a pas été la cause de mes pertes, mais m’obligeait à cohabiter avec elles.

 

Mr Japanization : Une des raisons principales à l’origine de l’état d’hikikomori est la pression sociale, qui peut en réalité s’aggraver une fois hikikomori car c’est une situation mal perçue. Comment votre entourage vivait-il votre repliement ? 

Je pense que les voisins en particulier en parlaient entre eux, comme la rumeur du jour. A l’école j’étais plutôt populaire, enfin j’avais beaucoup d’amis qui se sont inquiétés pour moi. Ils étaient tout simplement inquiets. Quant à ma mère, elle était vraiment inquiète pendant un moment. Elle se demandait constamment comment faire pour me sortir de cette situation. Cependant, lorsqu’elle commença à étudier la psychologie à l’université, sa façon d’interagir avec moi a changé et nos disputes ont cessé.

Mais je connais d’autres hikikomoris. Et je pense que généralement ils sont perçus comme des personnes inutiles du point de vue de la société japonaise. Beaucoup de gens pensent que le Japon est un pays sans discrimination, mais c’est un pays qui discrimine inconsciemment. Bien sûr, c’est un problème de ne pas travailler et de ne pas payer ses impôts, mais les gens essaient de se débarrasser de ces « personnes indésirables » plutôt que d’essayer de faire quelque chose pour les aider. Ils entretiennent la discrimination en vous regardant de haut.

 

Mr Japanization : Comment vous en êtes-vous finalement sorti ? 

Tomoya-san : J’ai toujours voulu en sortir, alors je réfléchissais en permanence à comment le faire. J’ai beaucoup réfléchi. Tout d’abord, j’ai fait un effort pour sortir au milieu de la nuit. J’avais peur du regard des gens, alors vers 2h/2h30 du matin, j’ouvrais la porte d’entrée, terrifié, et partais me promener. Mais bien sûr, comme je n’avais pas touché à la poignée de porte d’entrée depuis longtemps, il m’a fallu beaucoup de temps pour arriver à cette étape.

Aujourd’hui, je suis calme, ou plutôt trop calme. J’ai l’impression que tout va bien quoi qu’il arrive, qu’il n’y a pas d’exceptions, que je peux réagir à tout ce qui peut arriver.

Tomoya-San en train de jardiner, une passion qui l’aide beaucoup

Mr Japanization : Comment expliquez-vous l’ampleur de ce phénomène au Japon ? Qu’est-ce qui pourrait être amélioré dans la société japonaise ?  

Tomoya-san : L’éducation au Japon est vraiment terrible. C’est une éducation qui supprime la liberté de l’enfant et donc où l’enfant cesse de penser par lui-même. Comme vos erreurs sont pointées du doigt, vous finissez par avoir peur d’échouer et cela vous prive du pouvoir de parler et d’agir. On entre alors dans un cercle vicieux lorsqu’une personne ayant grandi de cette façon devient parent, donne naissance à un enfant et l’élève. Les parents imposent une forte discipline à leurs enfants et veulent les contrôler. 

Tant que cela ne sera pas résolu, je ne pense pas que les hikikomori disparaîtront. Au contraire, je pense que le fait de devenir hikikomori se présente comme la dernière « action » possible contre une telle pression. En ce sens, on peut considérer le hikikomori comme quelqu’un qui agit. Ceux qui succombent à cette société de pression ne parlent de leur opinion à personne, ne veulent pas changer les choses par eux-mêmes et vivent passivement en se contentant d’être intégré à la société. Je pense qu’il vaudrait mieux qu’ils agissent d’eux-mêmes, même un peu, afin de donner un réel sens à leur vie.

 

Mr Japanization : Que conseillez-vous aux hikikomoris ou à leurs familles pour s’en sortir ? Et que déconseillez-vous ? 

Tomoya-san : Il y a beaucoup d’actions de « soutient au hikikomori ». Cependant, les moyens et l’ordre d’action ne sont pas bien pensés. Tout d’abord, une des fortes raisons de ce phénomène de hikikomori vient d’un problème de rencontres. La société n’est pas attirante, il n’y a pas d’adultes ou d’environnement que vous pouvez facilement admirer. Pour les aider, plutôt que vouloir à tout prix les faire sortir de la maison, il faudrait faire en sorte que la société, les personnes soient si attrayantes qu’ils se disent d’eux même qu’ils n’ont pas le temps d’être hikikomori, qu’ils veulent eux aussi être dans cette société ! Il est important de créer une société excitante.

Ce que je peux dire sur les parents de hikikomori est qu’ils sont en grande partie la cause de cet état. Comme je l’ai mentionné plus haut, une éducation qui impose une discipline et contrôle trop les enfants est mauvaise. La première chose que les parents devraient faire est de croire, d’aimer, de ne rien dire et d’attendre leurs enfants dans n’importe quelle situation. C’est aux parents de réapprendre, ils n’ont pas d’autre choix que de changer eux-mêmes.

 

Mr Japanization : Quels sont vos horizons à présent ? 

Tomoya-san : J’ai essayé de me suicider trois fois. Mais je suis toujours vivant. Je pense que c’est parce que j’avais un ami proche qui était avec moi depuis que je suis petit. Même quand j’étais hikikomori, il était toujours avec moi. J’ai donc réussi à m’en sortir. Mais cet ami est mort dans un accident de voiture peu de temps avant que je n’entre à l’université.

Après avoir obtenu mon diplôme universitaire, je suis parti étudier à Paris. A cette époque, je me suis fait un ami du Yémen. Je ne suis pas à l’aise avec la structure même de l’école, c’est pourquoi même à Paris je ressentais une grande pression morale, et j’ai progressivement arrêté de suivre les cours. Cet ami du Yémen ne m’a jamais demandé pourquoi je ne venais pas ou ce qu’il se passait, il m’envoyait tout simplement les cours par mail. Quand j’allais à l’école de temps en temps, il déjeunait avec moi. Mais cet ami est mort de maladie.

A vrai dire, quand ces amis sont morts, la seule chose à laquelle je pensais en pleurant était que j’aurais dû mourir, pas eux. Parce que moi je n’avais rien qui me retenait. Mais maintenant, je sens que je peux comprendre pourquoi ces amis ont essayé de m’aider autant. Bien sûr, ce qu’ils m’ont donné était bien plus grand, mais à mon contact ils devaient se sentir vivant, comme s’il y avait un sentiment de sécurité qu’ils ressentaient à travers moi.

Je n’aurai jamais l’énergie suffisante de faire à leur place ce qu’ils auraient voulu, je pense, accomplir : ce désir de rendre leur entourage heureux. Cependant, j’ai finalement compris après beaucoup de temps qu’ils n’auraient pas voulu que je porte leur fardeau. Même lorsque je ne pouvais rien faire, ils me disaient que je pouvais rester tel que j’étais. 

Ils espéraient sincèrement que je serais heureux et m’auraient soutenu dans mes actions une fois ce bonheur trouvé. Mon objectif est de les remercier de m’avoir sauvé en rendant les autres heureux par mes actions, et en le restant moi-même.

Tomoya-san, ancien hikikomori, aujourd’hui directeur de Jaune et Noir

Mr Japanization remercie du fond du cœur Tomoya-san pour sa confiance et son temps. Ainsi que Sandra D. pour sa traduction et sa disponibilité.

Credit photo de couverture @GituAja « Faktor Penyebab Hikikomori, Mengisolasi Diri Ala Orang Jepang »

Propos recueillis par S.H.