Prendre tous ses congés légaux disponibles ? Plutôt mourir (au travail) pour les japonais ! C’est une caractéristique nippone connue, à la limite de la caricature, la dévotion des Japonais pour leur emploi est très ancrée dans la société. C’est l’effet d’une société où, depuis tout petit, on enseigne que les intérêts du groupe passent avant ceux de l’individu, pour le meilleur comme pour le pire. Avec comme résultats des employés souvent épuisés ou déconnectés de leur vie de famille qui dépassent allègrement le temps de présence hebdomadaire normal. Et dans les cas les plus extrêmes, la mort par excès de travail. Alors que le gouvernement japonais a dernièrement adopté une nouvelle loi pour augmenter le nombre de jours de repos obligatoires, une majorité de Japonais refusent toujours de s’y conformer.

Un documentaire réalisé par la chaîne Arte en 2018 avait mis en lumière le rapport particulier que les Japonais entretiennent avec leur travail et les conséquences néfastes qui en découlent. Les Japonais disposent théoriquement entre 10 et 20 jours de congés par an selon les contrats et leur ancienneté. Cependant, la pression hiérarchique et surtout la crainte de surcharger ses collègues poussent la grande majorité des Japonais à ne pas prendre plus de quelques jours de congés par an quand ce n’est pas aucun. Les Japonais se contentent des 16 jours fériés par an en moyenne. Une situation à laquelle le gouvernement s’est attaqué en 2015, légiférant pour forcer les employés ayant droit à 10 jours de congé à prendre au moins cinq jours de congé par an ! La loi concerne les emplois où les risques de surmenage et d’accidents sont les plus importants.

Les morts par « karoshi » (épuisement au travail), un véritable problème de santé publique reconnu depuis 1989, sont dans le viseur du gouvernement depuis quelques années. Chaque année, le mélange d’heures supplémentaires (plus de 100 heures ne sont pas rares), de stress et de fatigue accumulée pousse plusieurs centaines de Japonais à la mort par suicide, par arrêt cardiaque ou AVC. Un triste record de 1456 demandes d’indemnisation de famille de victimes avait été atteint en 2015, poussant le gouvernement à sortir l’année suivante un Livre blanc sur le karoshi. Un rapport qui indiquait qu’un travailleur sur cinq risquait la mort par karoshi. 20% du monde actif !

Des mesures ont pourtant été prises pour limiter les risques comme obliger les patrons à éteindre les lumières dans les bureaux à 22h, obliger les employés chaque dernier vendredi du mois à aller faire du shopping dès 15h (ça ne s’invente pas) et limiter les heures supplémentaires. Mais ces nouvelles lois n’ont pas que pour objectif de protéger la santé physique et mentale des Japonais…

Salaryman épuisé après une longue journée de travail. Source : flickr

Toutes ces mesures ont aussi l’ambition d’améliorer l’image des entreprises japonaises et surtout d’augmenter leur productivité ! Car les Japonais ont beau être très présents au travail, la compétitivité de leur entreprise n’augmente pas avec leur temps de présence. Au contraire même, des études ayant montré que plus un employé reste au travail, moins il est à même de travailler correctement, ce qui engendre une baisse de compétitivité. La productivité des Japonais serait même inférieure de 60% à celles des Américains. Ceci serait notamment lié à une mauvaise planification des tâches, un manque de liberté dans les actions prises et des codes sociaux qui placent le paraître (l’image) avant l’acte. Il est ainsi bien vu de rester tard au travail, sans nécessairement avoir du travail utile à réaliser ! Beaucoup d’employés continuent d’arriver tôt au bureau, à y demeurer jusqu’à ce que leur supérieur soit parti (même s’ils n’ont plus rien à faire) et, certains jours, finir la nuit avec ses collègues dans un quelconque izakaya ou autre bar, un rituel implicite pour souder le groupe qui ne se refuse pas.

De ce fait, lorsqu’on propose aux Japonais des jours de congés supplémentaires, on n’est guère surpris de leur frilosité. Cette question s’est récemment posée pour l’intronisation du nouvel Empereur qui aura lieu le 1er mai prochain. Une intronisation qui se tiendra au cœur de la « Golden Week », un ensemble de quatre jours fériés agencés pour obtenir une semaine de congés entre la fin avril et début mai. Cette semaine constitue le seul moment de l’année où les Japonais s’accordent généralement une vraie pause, beaucoup en profitent d’ailleurs pour voyager et le tourisme connaît un boom extraordinaire durant ce court moment. Cette année, en raison de l’intronisation impériale, la Golden Week durera trois jours supplémentaires, du 27 avril au 6 mai. Cependant, moins de la moitié des Japonais se disent ravis de cette opportunité unique (35% de satisfaits pour 45% de mécontents !). Le fait est que beaucoup aimeraient prendre ces congés exceptionnels à d’autres moments de l’année.

Le matin, les trains déversent une armée de salarymen. Source : flickr

Dans le cadre d’un cours de français pour les japonais, nous avons recueilli des témoignages de japonais qui illustrent parfaitement la lente évolution des mentalités partagées entre les anciennes habitudes qui perdurent et la volonté de davantage profiter de la vie. Koji, ravi, déclare ainsi : « Moi je suis très content de cette évolution. Je vais pouvoir profiter un peu plus de mon temps libre par rapport à avant, même si ce n’est qu’une poignée de jours par an. »

À l’inverse Yuki pointe l’immobilisme de son entreprise : « Dans mon entreprise, cette loi n’a rien changé. Naturellement, nous espérons tous vouloir prendre plus de congés, mais dans la réalité, nos supérieurs continuent de travailler un maximum de temps et nous devons implicitement suivre leur exemple. »

Nozomi, tenaillée par le paradoxe de prendre des congés et « l’égoïsme » que cela représente aux yeux des autres : « Je travaille dans un hôpital et nous avons une nouvelle, une jeune fille de 22 ans qui prend un maximum de congés sans se soucier des autres. Oui, c’est légal, mais elle est mal vue par tout les autres et son évolution à long terme dans l’entreprise est clairement compromise. Moi aussi je voudrais plus de congés, mais je n’aime pas son comportement égoïste. »

Mayuko quant à elle est partagée entre cette culture ancestrale du groupe et l’évolution bénéfique des congés pour la société : « La société japonais évolue, c’est une bonne chose. Mais une loi ne peut pas changer si facilement notre culture très ancienne. Nous faisons passer le groupe avant l’individu. Le service rendu aux clients et le bien être de l’entreprise passe toujours avant notre propre bonheur. Ce n’est pas toujours facile de s’épanouir dans ces conditions. »

Si la volonté d’avoir du temps libre à consacrer à ses proches ou à des loisirs se fait jour timidement, les Japonais restent aussi encore attachés au mode de fonctionnement traditionnel du monde de travail. Une contradiction dont ils ont conscience et dont ils seront les principaux acteurs de demain pour décider de faire bouger les lignes ou non.

S. Barret

https://youtu.be/qGr-SwwuuEg


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