Quel moyen plus contradictoire et absurde, pour répondre au besoin de sens du monde professionnel, que de soumettre ce dernier à une boucle temporelle ? C’est le concept du film japonais « Comme un lundi » (« Mondays ») de Ryo Takeyabashi, une comédie pop, rythmée et doucement revendicatrice qui sortira prochainement sur les écrans français.

Lundi matin : cinq jeunes salariés japonais d’une petite agence de publicité tokyoïte se réveillent dans le bureau qu’ils n’ont semble-t-il pas quitté depuis… un temps indéterminé. Si l’inemuri, l’art de dormir partout en faisant acte de présence est un signe d’ardeur au travail dans les coutumes japonaises, quelques indices indiquent que le temps est sévèrement déréglé et que le « travail » a viré au mauvais rêve. Sur le modèle narratif de la comédie culte des années 90 « Un jour sans fin », « Comme un lundi » reprend certains éléments visuels et rythmiques de la publicité, signes et symboles, running gags ou parodies, pour s’attaquer avec humour à l’un des piliers de la société japonaise…

Dans la spirale infinie

L’ère des « bullshits jobs » , du management toxique, des horaires délirants ou de la hiérarchie écrasante concerne sans doute le Japon plus que tout autre pays, alors que la contestation s’y fait plutôt discrète, si pas inexistante. Parmi l’équipe chargée de concevoir une campagne de publicité pour un comprimé de soupe miso effervescent, produit ô combien indispensable à la survie de l’humanité et chargé symboliquement, Mlle Yoshikawa vise le poste de ses rêves chez un concurrent. Lorsqu’on a l’ambition d’avancer, le temps qui tourne en boucle est un fléau.

Les lundi ne se sont jamais autant ressemblé… Source : trailer youtube

Mais, ironie du sort, certains employés n’ont même pas remarqué que la semaine se répète, tant la vie de bureau est devenue un univers parallèle ponctué d’une succession de charrettes qui les essorent littéralement. Autrement dit : aucune différence avec d’habitude, la normalité professionnelle étant de tourner indéfiniment en rond. Car avant d’élaborer un plan pour trouver l’échappatoire, encore faut-il prendre conscience qu’on patine… ici, grâce au pigeon de carton-pâte qui s’écrase régulièrement contre la vitre du building.

…ni été aussi douloureux ! Source : trailer youtube

Vous avez dit « carriéristes » ?

« Comme un lundi » est aussi un huis-clos à deux vitesses : les jeunes ne quittent pas le bureau tandis que les deux personnages les plus âgés bénéficient d’une « permission » pour rentrer dormir chez eux… Petit détail qui n’en est peut-être pas un !

Fidèles à leur fonction sociale, les personnages réagissent à ce bug temporel dans le respect de la culture d’entreprise et de l’ancienneté, en remontant méthodiquement jusqu’à, pensent-ils, l’origine de cette aberration : leur chef qui rêve d’arrêter le temps pour ne pas vieillir.

Source : trailer youtube

Le film offre ainsi la vision d’une jeunesse ambitieuse et laborieuse, mais qui, à force de répétitions et d’usure, prend conscience qu’elle ne veut plus se tuer au travail ni tout lui sacrifier.

La tentation de l’individualisme

Changer le cours du temps nécessite une action collective. Mais si, plutôt qu’une morne prison, la boucle temporelle devenait une aubaine, un moyen de livrer un travail répété jusqu’à atteindre la perfection ? C’est le projet, pas moins absurde mais plus égoïste, qui émerge de la tête de Mlle Yoshikawa sous la pression de son potentiel futur patron.

Se détachant du collectif, la jeune femme compte bien tirer son épingle du jeu mais réduit d’autant les chances de sortir rapidement de la boucle, s’attirant les reproches de ses collègues. Décrochant enfin son entretien, Mlle Yoshikawa déchante en découvrant un monde désincarné où la compétition règne sans vergogne. Hors du groupe, donc, point de salut !

Le travail, c’est la santé (mentale) !

Au Japon, le ministère du travail est aussi celui de la santé. Le droit japonais reconnaît par ailleurs les maladies et décès, y compris les suicides causés par l’excès de travail, qu’on nomme en japonais « karoshi ». Dans ce contexte, le film pointe du doigt les méfaits de l’oubli de soi autant que la nécessité de l’épanouissement personnel, clé d’un dénouement heureux dans la vie comme à l’écran. Sans dévoiler le cœur du film, l’avenir du travail se joue à travers les aspirations extra-professionnelles et la recherche du bien-être individuel car c’est là que l’obligation de résultat, et donc les conséquences des échecs, y ont moins de poids.

« Comme un lundi » ouvre une brèche dans cet océan d’abnégation et de sacrifice : l’imaginaire, les croyances et les rêves s’y infiltrent à l’image de ce kitsune, tantôt renard de papier, tantôt patronne sadique au visage soustrait à la lumière d’un plafonnier, qui vient malmener la confiance en soi des personnages. Mis au pied du mur, ils n’obtiendront pas à coup sûr la consécration attendue. En revanche restera gravé en eux le sentiment libérateur d’être allé au bout d’un processus, d’avoir déroulé le fil de leurs envies jusqu’à la fin.

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A défaut de remettre en question les valeurs sociales traditionnelles, « Comme un lundi » invite à développer un certain art de vivre et à s’écouter davantage pour que la réussite prenne un sens plus humain.


« Comme un lundi », (« Mondays »), de Ryo Takayabashi, sur une histoire de Take C.

Comédie, Japon

Durée : 1h23

Sortie : le 3 janvier 2024

– Candice Corbeel