Après 10 ans d’absence, le grand Hayao Miyazaki nous revient au cinéma avec un tout nouveau film d’animation 2D fraîchement sorti au Japon. Le film nimbé de mystères, présenté par certains comme le dernier du maître de l’animation japonaise en raison de son âge, a explosé le box-office tout en laissant les critiques perplexes. Mais au-delà des chiffres, que raconte Le Garçon et le Héron ? Que dit-il de son créateur ? Et si Miyazaki nous lançait un avertissement sur l’avenir même du studio Ghibli ? Avis et analyse du message profond « caché » dans le dernier film de Miyazaki.

10 ans, c’est long ! et beaucoup s’étaient faits à l’idée qu’Hayao Miyazaki, du haut de ses 82 ans, ne produirait plus rien. Et pourtant, le revoilà en grande forme pour nous offrir l’œuvre culminante d’une vie dans un style graphique inchangé depuis ses grands chefs-d’œuvre comme Mon Voisin Totoro ou Princesse Mononoke. De la belle 2D dessinée, avec ses paysages peints et à l’animation vivifiante, le tout dans un style hautement coloré et imprévisible. Oui, après plusieurs fiascos d’affilée, on peut le dire : Ghibli est de retour ! Mais pour combien de temps ? C’est la question même de ce film.

Lancé sans aucune promotion – ce qui est une singularité dans le milieu du cinéma – Le Garçon et le Héron a réalisé 13 millions de dollars de recettes rien que pendant son week-end d’ouverture (1,8 milliard de yens). Mais ce chiffre impressionnant va vite se stabiliser pour atteindre les 17 millions de dollars de recettes après une semaine. À titre de comparaison, Le Voyage de Chihiro faisait 191 millions de dollars sur l’ensemble de sa diffusion au cinéma. La première vague d’aficionados du studio passée, le reste des Japonais semble moins enthousiasmé par ce nouveau film décrit par certains comme « lent » et « difficile à cerner »… Mais avant de partager notre sentiment, que raconte ce nouveau Miyazaki ?

L’Histoire (sans spoiler majeur)

Une fois de plus, Hayao sama nous plonge en pleine seconde guerre mondiale, en 1943 ! Dès les premières secondes, on comprend que la mère de notre jeune héros est violemment tuée dans un incendie qui suit des bombardements américains. Le père de Mahito, riche propriétaire d’une usine de munitions aériennes, se remarie rapidement avec la jeune sœur de son épouse, Natsuko. Ils évacuent ensemble vers une superbe propriété à la campagne où le jeune Mahito Maki va désormais vivre avec plusieurs vieilles servantes aux airs de sorcière Yubaba. Dès son arrivée, Mahito fait la rencontre d’un mystérieux héron agressif…

En deuil, le jeune homme a du mal à s’adapter à cette nouvelle vie à la campagne. Il ne s’intègre pas à l’école et sa relation est tendue avec sa nouvelle mère – et tante – qui est déjà enceinte. Visiblement, son père a rapidement fait le deuil de son ex-épouse. Mahito, en colère contre la vie, s’auto-mutile en se frappant la tête avec une pierre. En convalescence, il découvre une copie du roman « How Do You Live ? » avec l’écriture de sa mère à l’intérieur. Celle-ci avait l’intention de lui offrir quand il serait plus grand. À noter que « Comment vivez-vous ? » est aussi le nom du film en japonais, ce qui offre une première dimension « meta » à celui-ci.

Un roman-film à la fois présente dans le film. Définitivement méta !

Mahito gagne alors l’énergie vitale pour rebondir dans sa jeune vie et décide d’en finir avec ce héron ennuyeux qui le harcèle sans fin. L’oiseau visiblement magique le conduit vers une mystérieuse tour dans les bois, construite par le grand-oncle de Mahito, un célèbre architecte disparu. Le héron lui affirme alors que sa mère est toujours en vie et le pousse à entrer dans la tour pour la sauver. Le jeune garçon se trouve alors plongé dans un monde parallèle rempli de magie, de créatures étranges et d’aventures assez perturbantes…

Tout vient à point à qui sait attendre !

Impossible de vous livrer notre sentiment sur ce film hors normes sans vous parler de ce touriste américain venu s’asseoir à côté de nous, 10 minutes après le début du film ! Aussi étonnant que cela puisse paraître, ce parfait étranger fera écho à cette histoire de Miyazaki, adaptée du roman du même nom. L’homme, non content d’être en retard et de perturber la projection de tout le monde, commence à manger bruyamment un hot-dog suivi de nuggets tels les parents de Chihiro au début de son Voyage. Côté film, le démarrage est long, très long… Les 45 premières minutes sont particulièrement calmes, avec plusieurs longues scènes silencieuses et sans musique marquante. C’est d’ailleurs peut-être le plus grand défaut du film.

En dépit d’avoir été composée par le tout aussi grand Joe Hisaishi, la bande son est très loin du niveau des autres productions Ghibli et n’emporte pas le spectateur dans le monde imaginaire de Miyazaki. Pendant ce temps, notre touriste n’en peut plus. Celui-ci sort alors son smartphone et se balade entre Facebook, Instagram et TikTok, ce qui éclaire inévitablement la salle de cinéma et attire des regards de colère justifiés. Enfin, visiblement peu séduit par le film, l’homme se lève et quitte le cinéma, pour notre plus grand soulagement.

Malheureusement pour lui, c’est à cet instant clé que Mahito bascule dans l’autre monde. Contrairement à Chihiro durant son voyage initiatique, il faudra attendre longtemps pour que la magie s’opère ici. Tout vient à point à qui sait attendre, veut le dicton, et c’est peut-être ici la première leçon du film qui nous force à faire preuve de patience avant de découvrir enfin l’univers édulcoré de Miyazaki. Mais cet outre-monde reste difficile à pénétrer. Des scènes inexplicables et inexpliquées se suivent, entre explosions d’actions et longues périodes de calme, entrecoupées de visions organiques qui pourraient heurter quelques âmes sensibles.

Impossible de savoir où se dirige l’histoire tant elle part dans toutes les directions à la fois, telle une suite de petites leçons de vie. Une chose est certaine, la notion de la Mort et du rapport au temps y est omniprésente. Heureusement, la perte de nos sens est rattrapée par une signature graphique éblouissante. Du Vent se Lève (2013) au Château Ambulant (2004), celui qui sait regarder verra de nombreux clins d’œil artistiques aux univers passés du dessinateur. Cet outre monde déborde de symboles des productions Ghibli et ce n’est peut-être pas un hasard comme nous allons le voir…

Quand le générique de fin apparaît, nous avons l’étrange sentiment de ne rien avoir compris, tout en étant rassasiés d’informations et d’émotions. Comme si on venait de nous jeter les pièces d’un puzzle en plein visage en nous souhaitant bonne chance ! Nous ne sommes pas les seuls. Après la projection, les spectateurs se regardent d’un air interloqué. Que s’est-il passé ? Vient-on de regarder un film un peu moyen ou un chef d’œuvre magistral qui marquera son temps ? Difficile à dire. À n’en pas douter, Kimi-tachi wa dō ikiru ka (君たちはどう生きるか) risque de faire parler de lui longtemps et beaucoup vont s’amuser à décortiquer chaque scène pour élaborer des théories plus ou moins sérieuses sur la signification du film. Et nous prenons le risque sans plus tarder vous partager la nôtre…

Image d’illustration. Le symbole de l’effondrement est central dans le Garçon et le Héron.

« Grand-père va bientôt partir vers le prochain monde, mais il laisse ce film derrière lui. »

La Mort, la Vie, l’œuvre d’Hayao Miyazaki

Lors d’une interview télévisée en 2017, Toshio Suzuki, le co-fondateur de Ghibli, considéré comme le bras droit de Miyazaki, avait déclaré que le grand animateur réalisait ce film pour son petit-fils, comme pour lui signifier : « Grand-père va bientôt partir vers le prochain monde, mais il laisse ce film derrière lui. ». Le Garçon et le Héron serait donc un héritage. De fait, l’ensemble du film tourne autour de la conception du passage de la vie à la mort, l’existence d’une éventuelle vie après elle, la relativité du temps et de l’espace et la passation de responsabilités entre les générations. On comprend rapidement que les personnages que rencontre ici le jeune garçon existent ailleurs à d’autres moments de leur vie, dans d’autres mondes, que rien ne se termine vraiment, que tout est en perpétuel recommencement, et ce même si, parfois, notre univers peut soudainement s’effondrer.

La notion d’effondrement et de renouveau est au cœur de la conclusion du film. Quant les monstres les plus loufoques retrouvent leur forme animale réelle, que les châteaux impossibles et les structures improbables s’écrasent, que cet univers magique disparaît notamment à cause de l’incapacité des hommes à passer le flambeau du contrôle de ce monde magique et de l’avidité de ceux qui voudraient en prendre possession par la force.

C’est après un second visionnage que la signification meta du film nous saute aux yeux telle une épiphanie. Miyazaki nous parle indirectement de sa propre mort et de l’avenir de cet univers magique qu’il a créé, voué à disparaître. Miyazaki nous évoque explicitement l’effondrement d’un monde magique que sa disparition risque inévitablement d’entraîner, si personne n’a le génie de pouvoir préserver cet héritage.

Le Garçon et le Héron n’est pas qu’un simple film Ghibli parmi les autres, c’est l’incarnation cinématographique des adieux d’Hayao Miyazaki et une mise en garde pour le studio d’animation et ceux qui risquent d’en prendre le contrôle dans une ambition de pouvoir et de vanité personnelle. Tout ce qu’il reste d’ailleurs de ce monde magique après son effondrement, c’est une petite figure sculptée, oubliée dans la poche du jeune garçon. Un objet mignon à l’image de ces figurines Ghibli bien réelles que nous collectionnons pour nous rappeler tout le génie créatif de Miyazaki et ces doux sentiments qu’il a su générer en nous.

Une fois de plus, sans prosélytisme religieux, sans dogme ni règle rigide, à la seule puissance de son imaginaire, Miyazaki nous offre un miroir créatif pointant sur notre réalité bien concrète. Il nous chuchote dans l’oreille, à celui qui saura l’écouter, que la magie existe vraiment, que la mort n’est qu’une porte vers une infinité de possibilités, que tout est cycles entre création et destruction, que le bonheur se trouve dans la simplicité, l’amour et le souvenir des êtres aimés. Il nous invite à considérer l’après Miyazaki en exposant l’effondrement d’un monde imaginaire gorgé de personnages qu’il a imaginé et animé durant son passage sur terre.

Si notre monde réel semble plus que jamais désenchanté et sombre, avec une perspective d’effondrement assumée par la narration de l’œuvre, l’Enfant et le Héron nous donne quelques clés supplémentaires pour le réenchanter. Pour ça, 色々ありがとうございました Hayao Miyazaki !

Portrait d’Hayao Miyazaki par David Kens

– Mr Japanization