Le Japon est souvent perçu comme une vitrine de réussite technologique, réputée pour avoir très rapidement apporté à sa population toujours plus de confort et de sécurité avec peu de chômage. Or, en observant plus attentivement la société japonaise contemporaine, on peut souligner quelques failles cachées (pour mieux les résoudre?), notamment celle qu’on nomme la génération perdue : principalement des hommes âgés de trente à quarante ans qui ont manqué leur entrée dans la société nippone à partir des années 2000-2010. La chaîne Youtube : « Explained with dom » traite la question dans une vidéo intitulée : « The Dark Side Of Japan : Lost Generation ». Ces jeunes hommes portent des costumes, semblent partir travailler, déambulent tels des salarymen occupés, mais en réalité, ne travaillent pas… Comment en sont-ils arrivés là ?

Plutôt que de parler de « génération », ce qui met l’humain au centre de cette question, certains choisissent le terme « décennie » perdue pour décrire ce phénomène nippon. Toute une génération d’hommes d’âge moyen qui n’ont pas su rentrer dans la société japonais « à temps » avant d’être mis à l’écart face aux nouveaux arrivants. Dans la manière de décrire ce phénomène, les Hommes Japonais au cœur de cette « génération perdue » sont mis de côté au profit de statistiques et de la perte économique subie par la société. Il s’agit pourtant bien d’une génération perdue, voire sacrifiée sur l’autel du développement, par un système arrivé en bout de course. Quelques explications.

La décennie perdue (失われた10, Ushinawareta jūnen ) : le Capitalisme à l’origine du phénomène.

Kyoto – McDonalds @LucienMuller/Flickr

Pour rappel, la grande transformation du capitalisme Japonais se met essentiellement en place à partir de 1980. Mais cette transformation s’accompagne aussi rapidement d’une grave crise financière : « Les années 80 ont été des années de spéculation effrénées. En 1985 le yen est envoyé très haut, il y a eu une sorte de délire sur la spéculation sur la bourse, sur l’immobilier, et tout s’est effondré d’un coup, le Japon a mis plusieurs années à s’en relever » explique par exemple l’économiste Christian Sautter dans le Japon, les métamorphoses d’un Empire (France Culture).

Si on observe la structure du capitalisme Japonais, on s’aperçoit qu’elle se compose de deux manières : la culture de l’entreprise, pour commencer, qui est une fidélité à toute épreuve des japonais envers leur firme, mais qui conduit souvent au surmenage, et le compromis social hors-firme « fondé sur la recherche d’un équilibre entre compétition et solidarité » (Le Monde) et qui se traduit par des lois et des normes se voulant gagnantes pour les deux parties capital-citoyen. Cette structure n’est évidemment pas immuable, mais en constante évolution. Et ce depuis les années 80s.

En effet, le capitalisme japonais connaît son âge d’or à la fin des années 1970 et au début des années 1980.  Ce dernier est la résultante d’une certaine histoire, dont celle de la seconde guerre mondiale, mais aussi de certaines caractéristiques. On considère ainsi le capitalisme japonais classique comme segmenté, coordonné et éminemment décentralisé. Peut-être parce que les entreprises, telles des micro-sociétés, jouent un grand rôle dans ce capitalisme « classique ». En effet, elles ont pour but de créer une relation à long terme avec les partenaires, tout en maximisant la croissance de l’entreprise. 

Tout en cherchant la performance, on intègre alors dans la société des personnes telles que : des ouvriers, des travailleurs temporaires, des femmes, des jeunes, des retraités et des personnes soumises à divers risques couverts par la protection sociale. Durant l’avènement du capitalisme, des personnes issues de régions « périphériques » rejoignent également la société. 

 

Ce modèle d’intégration vole en éclat en raison des politiques « Néo-Libéralistes ». 

@albertfrealle/Flickr

Au cours des années 1970s et 1980s, le modèle dit classique est dores et déjà remis en question par une nouvelle politique appelée « néo-libéralisme ». Une première phase de modernisation et de privatisation débute entre 1982 et 1987. Le Japon connaît alors une première période de stabilité, mais retombe aussitôt dans des réformes progressistes à tour de bras, jusqu’en 2006.  Aussi, cette course effrénée conduit-elle le pays à connaître une dérégulation présentée comme progressiste des marchés financiers, mais également une réduction des services publics.

Selon Sébastien Lechevalier, (La grande transformation du capitalisme japonais (1980-2010)) :  « Ces politiques visèrent, plus ou moins directement, à bouleverser les fondements idéologiques d’institutions telles que l’entreprise, la famille ou l’école. »

L’économie Japonaise, au point mort depuis quelques années, contribue ainsi au délitement du compromis social et à l’instabilité d’une grande partie de jeunes hommes de vingt à quarante ans. On qualifie alors cette jeunesse de « génération perdue », parce qu’ayant raté son entrée dans la société Japonaise et ne répondant pas aux exigences de leurs parents. Ils ne sont cependant pas à confondre avec les jeunes japonais qualifiés de « Hikikomoris » qui est un phénomène bien différent. Ces derniers, eux, restent enfermés dans la plus grande des solitudes, comptant le plus souvent sur leurs parents pour subvenir à leurs besoins. Au contraire, les jeunes de la « génération perdue » ne s’enferment pas dans une chambre pour vivre en marge de la société, mais ne parviennent simplement pas à s’y intégrer, tout en s’y efforçant, allant jusqu’à porter un costume dont ils n’ont pas l’usage.

Dès 2010, la presse internationale s’inquiète de l’apparition de cette « génération perdue ». Les journaux se mettent alors à tenter de définir ce phénomène unique au Japon qui inquiète les économistes et observateurs extérieurs. Ils établissent que les hommes de cette génération succèdent en fait aux diplômés des années 1990 : mais, contrairement à leurs prédécesseurs, occupent tant bien que mal des emplois instables et mal rémunérés. Ils incarnent, sans le vouloir, le début d’une précarisation systémique du monde du travail japonais connu autrefois pour son salariat à vie.

Julia Obinger, enseignante en études Asiatiques à l’Université de Zurich, a rédigé en 2013 un article concernant la « génération perdue ». L’universitaire décrit ce phénomène de manière objective. Elle classe les Japonais salariés, notamment les Hommes, en deux catégories :  les employés permanents (seisha’in) et les employés à temps partiels possédant des contrats courts (hiseisha’in). Et pour l’enseignante de l’Université de Zurich, la Génération perdue appartiendrait plutôt à cette deuxième catégorie de salariés : des jeunes en situation de précarité professionnelle constante. Depuis 2013 et l’étude de Julia Obinger, peu de choses ont changé (Obinger, J. (2013). Japan’s’ Lost Generation’: A Critical View on Facts and Discourses).  

Aujourd’hui, de fait, le Japon n’est plus considéré comme la deuxième économie mondiale et sa dette avoisine les 200 % de son produit intérieur brut annuel. De plus, la population, de plus en plus âgée, continue de diminuer. Et bien qu’ils soient considérés comme des épargnants légendaires, les Japonais n’économisent plus autant qu’avant. Autant de facteurs qui ont soudainement assommés une jeunesse uniquement préparée depuis l’enfance à intégrer la société du travail. Par ailleurs, le capital se concentre dans les mains des générations plus anciennes, vieillissante et très peu partageuses.

Diplômés et instables…Des perspectives peu engageantes. 

Heure de rush à Tokyo, Station Yamanote Ueno @Chris 73/Wikicommons

Le Japon est aujourd’hui bien loin du boom de l’après-guerre, lorsque les emplois étaient nombreux, grâce notamment à un système mis en place par le gouvernement. Ce système qui permettait alors aux entreprises d’embaucher des étudiants directement à la sortie du lycée ou de l’université et de les façonner directement selon leurs besoins. Certaines grosses entreprises pratiquent toujours cette technique, comme par exemple la Japan Tobacco (industrie japonaise du tabac), qui va recruter ses talents à la sortie de l’université jusqu’à l’étranger. Ceux-ci subissent alors une sorte de « lavage de cerveau » de manière à devenir des pions dociles et stables de l’entreprise, souvent à vie. Leur « ikigaï » (but dans la vie) doit devenir la réussite de leur entreprise.

A cette époque florissante, au fil des ans, des légions de « jeunes diplômés » obtiennent des postes permanents dans la classe ouvrière ou deviennent des salarymen, nom utilisé pour décrire la main-d’œuvre japonaise dévouée aux cols blancs. Quoi de mieux, d’ailleurs, qu’un film pour comprendre ce système d’embauche ? « Rising Sun » de Philip Kaufman, paru en 1993, porté par les acteurs Sean Connery et Wesley Snipes illustre parfaitement cette culture de l’entreprise. 

Au cours des années 90s, ce système commence à s’effilocher. Les jeunes sont moins nombreux à trouver un emploi dès la sortie de l’école et, comme les entreprises japonaises préfèrent embaucher des jeunes diplômés, ils se retrouvent à courir d’un emploi à l’autre selon les caprices des firmes. Une jeunesse entière fait ainsi face : soit à un manque de sécurité professionnelle total, soit à un manque de travail tout court. 

De ce fait, ces personnes à la carrière instable sont aussi parfois qualifiées de « freeters » : des Japonais qui rejetteraient les semaines de travail interminables, ainsi que le dévouement aux entreprises, en faveur de la liberté et des activités créatives. Selon la sociologue de l’université de Kyoto, Ochiai Emiko, ayant réalisé des études sur l’État-Providence, ces jeunes hommes ne supportent pas le qualificatif de « freeter ». Selon elle, ils ne choisissent pas de devenir « freeter » mais ne trouvent simplement pas d’emplois stables. 

 

« Qu’est-ce qui ne va pas avec les enfants ? »

On s’aperçoit alors que la condamnation de cette « génération perdue » augmente parmi les autres générations. Et ces condamnations se caractérisent par cette phrase accusatrice : « qu’est-ce qui ne va pas avec les enfants ? »

Kagawa University, 1-1 幸町 高松市香川縣日本 @SenLee/Unsplash

Ochiai Emiko est une chercheuse réalisant des études sur l’État-Providence, mais a expérimenté elle-même les interrogations des parents Japonais quant à la vie professionnelle de leurs enfants. En effet, sa propre fille a traversé des difficultés à trouver un emploi après l’Université et a pu lui donner directement à réfléchir sur le sujet. Craignant pour sa fille et son avenir, la sociologue explique d’abord finir par dépenser beaucoup d’argent, dans le but que sa fille reste à l’école pendant deux années supplémentaires. Pourquoi ? Afin que la jeune femme puisse conserver son statut de jeune diplômée, prisé, au moment de postuler. Ayant étudié le phénomène en tant que chercheuse, Ochiai Emiko en a conclu que conserver un statut de jeune diplômée tout en cherchant du travail permettait de solutionner le problème, ce qui est assez inquiétant pour toutes celles et ceux qui n’ont pas les moyens de poursuivre indéfiniment leurs études le temps de trouver un emploi. 

A la fin des années 90s et au début des années 2000s, on constate qu’être jeune entraîne en réalité de grandes difficultés partout dans le monde. L’Agence des Nations unies pour l’emploi indique en août 2010, que le chômage des jeunes avait atteint un niveau record à la fin de 2009, avec 80,7 millions de travailleurs âgés de 15 à 24 ans au chômage dans le monde, soit 7,8 millions de plus qu’en 2007.

Quant au Japon : Michael Dziesinski, enseignant en anglais dans les zones rurales du Japon, a étudié un centre de réhabilitation pour hikikomoris, considérés comme le cas le plus extrême de « la génération perdue ». Ses recherches ont ainsi principalement porté sur la transition entre l’éducation et l’emploi au Japon

Salaryman, Shinjuku. この人、サラリーマンかな? @Topaz/Flickr

Pour lui : le désenchantement de la jeunesse japonaise peut être attribué à un certain nombre de facteurs. L’un de ces facteurs concerne la classe aisée et le fait que les enfants restent souvent, dans ce cadre, plus longtemps chez leurs parents. Ne se sentant pas obligés de courir après un emploi, ils prennent le temps d’entrer dans la vie active et ne ressentent pas le besoin de fonder une famille trop tôt.

Cependant, cet observateur pointe également du doigt la rigidité du système scolaire et professionnel du pays qui étouffe les plus jeunes. Il déclare que beaucoup d’enfants, de toutes classes, subissent des pressions, de l’école primaire à l’université pour réussir coûte que coûte. Par la suite, ces enfants deviennent étudiants et, alors qu’ils ont sacrifié leur vie à performer, se retrouvent rejetés par le monde du travail. Ces étudiants pensent à leur tour, en perte de sens face à une exigence de réussite qui s’avère vaine : « À quoi tout cela a servi ? Je passe mes examens, j’entre à l’université, et je ne trouve pas de travail ? ».

 

Ebisu Yosuke, jeune Japonais membre de cette génération perdue

Nous possédons un témoignage en lien avec les observations de Michaël Dziesinski. Ebisu Yosuke, jeune Japonais membre de cette génération perdue, se pose ces mêmes questions en 2010. Après avoir passé 24 entretiens dans huit entreprises différentes, cet étudiant en sciences ne réussit pas à trouver un emploi. Au lieu de s’entêter, il décide de revenir en arrière et de poursuivre des études supérieures. 

Ebisu est particulièrement mécontent des entreprises qui ne cherchent qu’à embaucher des « jeunes diplômés ». Il partage d’ailleurs cette critique avec Kurokawa Kiyoshi, l’un des principaux conseillers scientifiques du Japon, de l’Institut national d’études supérieures de Tokyo. D’après eux : il est évident que de nombreux établissements misent uniquement sur les jeunes diplômés, car généralement les établissements apprécient la nature malléable de ces derniers.  

Kurokawa pense également que le système hiérarchique inflexible du Japon, qui fonctionnait si bien avant l’ère d’Internet et de la mondialisation, a besoin d’une refonte. Il révèle qu’il a demandé un jour à l’un de ses PDGs : « Pourquoi êtes-vous si préoccupé par les jeunes diplômés ? Que diriez-vous de quelqu’un qui a pris un congé d’un an après ses études ? ». La réponse du PDG a alors été édifiante : il n’y avait jamais pensé. 

Selon Ochiai Emiko, le gouvernement Japonais progresse tout de même dans l’égalité de l’emploi. La chasse aux jeunes diplômés n’est heureusement plus autant à l’ordre du jour. On demande aux entreprises, en leur apportant une aide financière, de traiter tous les candidats sur un pied d’égalité. Ainsi, les Japonais tentent d’inclure de nouveau au mieux les membres de cette « génération perdue » et de réparer l’injustice d’un système dépassé.

– Cécile Khalifa


Photo de couverture Salaryman @Oscar Gonzalez/Flickr