En 2021, en pleine pandémie, Mcdo Japan fêtait ses 50 ans dans l’archipel. L’enseigne – symbole ultime des USA et de sa malbouffe industrielle – est littéralement implantée partout dans le monde, à l’instar de Starbucks et autres grands noms américains, y compris chez les japonais. On compte ainsi pas loin de 4000 « restaurants » McDonald’s dans le pays du Soleil-Levant. C’est colossal ! Si beaucoup s’y sont rapidement habitués, le business n’a pas été reçu positivement par toutes et tous. Certains artistes, notamment, n’ont pas tardé à s’exprimer sur cette invasion économique et culturelle. Comme ce fut le cas de Masami Teraoka qui, déjà dans les années 70, immortalisait ce choc culturel… Découverte.

La American Way Of Life est un cas d’école de la mondialisation économique. Après la Seconde Guerre Mondiale, le modèle américain se déploie sans commune mesure dans le monde entier et à une vitesse faramineuse, notamment grâce à la publicité, les médias et la télévision.

Anglais, cinéma Hollywoodien, loisirs, sports, consumérisme débridé et insouciant, expansion du rêve pavillonnaire avec ses options tout confort et sa démocratisation du luxe (la voiture individuelle, l’électroménager, la TV, les gadgets,…) et règne de la Junk-Food : les Etats-Unis s’importent dans les moindres recoins de la planète comme LE modèle à suivre. Et ce tsunami sociétal n’a forcément pas épargné le Japon…

« 31 Flavors Invading Japan/Ready to Lick », de Masami Teraoka (1975)

L’attaque du Capitalisme américain 

Les Etats-Unis se sont en effet glissés dans les interstices du Japon, territoire pourtant habité par une identité particulièrement forte et extrêmement conservatrice. 

Au-delà de l’influence globale que le modèle américain cultive sur le monde et qui exerce forcément une pression sur l’ensemble des pays, y compris les plus préservés – notamment à travers le marché commercial, le cinéma ou le continuum que représente Internet – l’histoire des relations Etats-Unis/Japon a également eu son rôle à jouer dans cette imprégnation.

Brice Couturier, dans « Le Tour du monde des idées » (France Culture) résume bien les liens complexes qui (des)unissent ces deux puissances mondiales : « Durant la deuxième moitié du XXe siècle, le rôle international du Japon a été bridé par les obligations souscrites suite à sa défaite militaire de 1945. En 1951, ce pays dut accepter un traité par lequel il s’engageait à une attitude pacifiste, en échange d’une garantie de sécurité américaine. Cela s’est traduit par une diplomatie qui a été caractérisée comme « réactive », « stérile » et, en tous cas, dépourvue de pensée stratégique d’ensemble. Des universitaires japonais spécialisés la désignaient, à l’époque, par un sobriquet : « diplomatie karaoké ». Ce qui voulait dire :

« Washington fixe la musique et les paroles que Tokyo chante… »

En effet, jusque dans les années 1970, le Japon est poings et pieds liés à l’Oncle Sam. Cependant, sur la route d’une plus grande autonomie, le pays acquiert rapidement une place de plus en plus prisée sur l’échiquier international. A partir des années 2000, les gouvernements successifs souhaitent consolider l’identité et la sécurité de l’Archipel, à la lisière d’un certain nationalisme.

Kyoto – McDonalds @LucienMuller/Flickr

Mais cette émancipation relativement rapide du Japon, hors des obligations diplomatiques américaines, n’a pas non plus été sans effets secondaires… Si le pays tend à s’affirmer comme un maillon économique et politique majeur, il le fait selon des codes proprement américains : ceux du libéralisme économique.

Le Japon, par mimétisme envers son correspondant américain et pour se démarquer du communisme historique chinois, entretient la veine capitaliste et ouvre ses portes à ses différentes manifestations. Résultat ? C’est le retour en arrière. Car comme partout ailleurs, si les Etats-Unis ont parfois délaissé les outils militaires comme mode d’expansion, ils l’ont fait en faveur d’un autre front de conquête plus insidieux qu’est l’influence culturelle, laquelle permet une mainmise économique et financière bien plus conséquente que toutes les armes du monde. 

Dans un tel contexte, ce n’est pas seulement McDonald qui répond à l’invitation de s’immiscer dans le paysage nippon, mais également d’autres habitudes allant de paire comme la (sur)consommation de viande, de lait et de sodas. 

L’implantation de McDo change les habitudes locales. Nocturne dans un McDonald au Japon @RubenMartinez/Flickr

En effet, à l’heure de la raréfaction des ressources (obligeant notamment McDonald Japon à rationner les frites durant la pandémie de Covid-19) et de nos connaissances sur la pollution monumentale générée par l’élevage intensif, les japonais ont tout de même été amenés par le modèle américain à consommer de plus en plus de viande industrielle ; eux qui ont pourtant connu des périodes entières de mœurs relativement végétariennes, notamment durant Edo, en raison des influences bouddhistes.

De fait : « Pendant plus de mille ans avant 1868, la consommation de viande d’animaux à quatre pattes (et en particulier de bœuf) était officiellement interdite au Japon » tant pour des raisons éthiques, religieuses que sanitaires. En parallèle, le pays découvre et développe un met chinois à base de soja, le Tofu, qui devient rapidement un élément umami végétal majeur de sa cuisine. Mais ça, c’était avant…

Aujourd’hui, selon la Corporation des Industries de l’Agriculture et de l’Elevage (ALIC), la consommation de viande du pays ne cesse de progresser : avec 4,75 millions de tonnes de poulet, bœuf et porc en 2015 et 2016, équivalant à une progression de 3,4 % par rapport à l’année ultérieure et marquant une hausse pour la 10ème année consécutive. En ce sens, selon l’USDA : « Les exportations américaines de viande porcine vers le Japon ont dépassé les exportations vers Hong Kong et vers la Chine en janvier 2018″.

Mais cette tendance n’a pas non plus échappé aux artistes locaux qui se sont réappropriés sa lecture : l’omniprésence du « hamburger » McDonald a par exemple incarné l’occasion pour Masami Teraoka de valoriser l’Histoire et les traditions de son pays natal tout en dénonçant son risque de disparition. Pour cause, ces changements dans la consommation alimentaire ne se font pas sans conséquence.

‘McDonald’s Hamburgers Invading Japan/Chochin-me’, de Masami Teraoka, (1982)

La contre-attaque de l’art Japonais

Masami Teraoka, artiste frappé par cette vague économico-culturelle venue de l’autre côté du pacifique, a souhaité en exprimer toute l’étrangeté : il crée alors une série d’œuvres baptisée « le Hamburger McDonald a envahi le Japon ». 

‘McDonald’s Hamburgers Invading Japan, Burger and Bamboo Broom’, de Masami Teraoka, (1981-82)

Masami Teraoka est originaire d’Onomichi (Japon), mais a émigré aux États-Unis en 1961. Là-bas, il travaille en collaboration avec la Catharine Clark Gallery dans un style engagé qui dénonce la mondialisation économique tout en mettant en exergue les particularismes culturels japonais menacés par l’effacement, l’homogénéisation et le formatage du monde. 

« En 1976, McDonald’s avait environ 60 succursales au Japon . J’ai considéré cela comme une catastrophe. J’ai été choqué quand j’ai vu les arches dorées, qui avaient déjà envahi Vancouver au Canada à l’époque… Je me suis senti tellement dévasté de voir que des hamburgers de si mauvaise qualité étaient sur le point de conquérir le monde. L’homogénéisation de la cuisine ethnique me préoccupait » explique l’artiste dans Pen.

Et comment ne pas comprendre quand on revient sur les différents scandales ayant touché la chaîne de Fast-Food dans le pays au début des années 2010, comme des dents humaines dans les frites ou du plastique dans les boissons, confirmant la nature de son ambition : de la quantité au détriment de la santé humaine, des droits du travail, de la condition animale et des traditions culinaires locales. Le succès rapide de Macdo chez les jeunes japonais, les familles à bas revenus ainsi que les personnes âgées servira de caution à son invasion généralisée.

En réponse à ce choc culinaire, ses peintures rendent hommage aux estampes ukiyo-e, un art qui manie l’équilibre entre esthétisme et narration. Le monde flottant continue d’illustrer un Japon en profonde transformation. Ainsi, dans sa série « McDonald’s Hamburgers Invading Japan » (de son nom original), Masami-san met en scène une femme en habits traditionnels qui tient un hamburger, mais dévorant du regard le plat de nouilles japonaises de sa comparse étrangère. Si l’hamburger a bien envahi le Japon, les nouilles gagnent heureusement en popularité à travers le monde.

“McDonald’s Hamburgers Invading Japan, Geisha and Tattooed Woman” de Masami Teraoka, (1975)

Mais la junk-food américaine n’est pas la seule cause que l’artiste a su mettre en lumière puisque dans les années 80, il dévoile également une série destinée à sensibiliser les japonais, désinformés par le tabou ambiant, sur la crise du sida. « AIDS » représente ainsi des personnages emblématiques du Japon, comme les samouraïs, selon des codes esthétiques classiques mais au sein de scénettes contemporaines, ouvrant des sachets de préservatifs à pleines dents. 

New Wave Series/Eclipse Woman de Masami Teraoka (1992)

À n’en pas douter, le Japon continue de vivre un profond changement culturel mais qui est finalement très peu commenté de l’intérieur. Pour cause, de loin, les attraits touristiques du Japon semblent préservés ! Les lieux les plus prisés des étrangers sont en effet entretenus, pour le meilleur, ce qui a aussi tendance à faire perdre de vue que le Japon ne se limite pas à Kyoto et quelques ruelles aux traits antiques.

Dans le cœur du Japon, loin des yeux, les maisons traditionnelles sont détruites à tour de bras pour être remplacées par des habitations ultra-modernes, occidentalisées. A l’intérieur, on ne trouve évidemment plus de tatami. Dans le monde vestimentaire, il y a déjà bien longtemps que la culture mondialisée a remplacé les codes du textile japonais. Les matsuri, enfin, continuent souvent péniblement grâce au dévouement d’une partie, souvent âgée, de la population. Mais, soulignons-le, les jeunes japonais se désintéressent globalement de leur propre culture ancestrale. Enfin, en matière d’alimentation, comme nous l’avons vu, l’assiette moyenne des japonais se transforme profondément, avec une part toujours plus importante de viande.

Pour ceux qui partagent un regard averti sur le pays, la culture japonaise pourtant tant aimée du monde entier semble peu à peu disparaître au profit d’une image très commerciale : l’incarnation du Japonisme vu par l’occident. Dans le cas du Japon, il n’y aura pas l’excuse de l’immigration pour trouver un bouc émissaire à ce renoncement d’identité. Non, la mort douce en cours de la culture japonaise se fait par un softpower international long et silencieux, quasi imperceptible. La fameuse main invisible d’un marché toujours très américanisé.

Découvrez davantage d’œuvres sur le site de la Catharine Clark Gallery.

– S.H & Mr Japanization