De ses principes familiaux aux relations hiérarchiques qui la traversent, la société japonaise est encore profondément patriarcale. Bien que la prise de conscience commune tende progressivement à faire évoluer les mœurs, la délimitation entre les positions de domination de l’homme et le rôle de la femme, tantôt confinée à l’espace domestique, tantôt relayé au second plan de la vie citoyenne, reste prégnante. Et la manière dont s’est transmise l’Histoire jusqu’à aujourd’hui n’y est pas pour rien. Moines, empereurs, samouraïs : depuis la période Jōmon, tous les secteurs du pouvoir sont représentés par des figures exclusivement masculines. Pourtant, bien que minoritaires, certaines figures féminines extrêmement influentes ont existé et leurs épopées, loin d’avoir été minimisées par leurs contemporains, ont largement été inscrites dans des contes, des poèmes ou des dessins inspirants, ensuite laissés de côté par les historiens. Qui étaient-elles ? Et pourquoi leur exemple n’a-t-il pas traversé les âges ? Lumière sur ces Onna-bugeisha (女武芸者) .

Au-delà des divinités féminines présentes dans le récit shintoïste, comme Amaterasu, la grande déesse du soleil, ou l’impératrice Jingu, dont les apparitions sont avant tout spirituelles, ont existé, au Japon, dans le milieu plus pragmatique de la guerre où la présence des femmes est encore à ce jour invisibilisée, des exemples féminins reconnus : les femmes samouraïs, appelées onna-bugeisha.

Contrairement à ce que ce nom pourrait suggérer, les Onna-bugeisha, n’ont pas de lien avec les geishas. Là où la Maiko étudie l’art de la discussion, du thé et de la danse, les onna-bugeisha pratiquent plutôt l’art du combat, avec un apprentissage intensif des armes et de leurs utilisations. C’est donc à l’opposé de valeurs de raffinement et de délicatesse, aujourd’hui encore massivement associées à la femme par l’imaginaire collectif, que ces guerrières se sont illustrées. Quel était leur credo ? Comment se sont-elles fait une place parmi les hommes ? Et ont-elles été bien accueillies ? Quelques présentations s’imposent.

onna-bugeisha
Source – Yomyomf.com

 

Femmes de l’ombre et d’exception : du credo à la pratique.

Dans un contexte fortement phallocratique, la force mentale de ces femmes de guerre devait être particulièrement éprouvée. Le sexisme a longtemps présupposé la supériorité des hommes, empêchant les femmes de prétendre à des capacités spirituelles et physiques pourtant partagées. « Le courage, la rectitude, la maîtrise de soi-même, la justice, la bienveillance, la politesse, la sincérité et le mépris de la mort sont les vertus cardinales constituant les règles de vie et l’éthique des samouraïs » rappelle le numéro 182 des Cahiers Science&Vie « Femmes de guerre » . En effet, voilà tous les principes réunis du code d’honneur de ces soldats : le bushido (武士道), littéralement « la voie martiale du guerrier ». Rien que ne puissent porter en elles des guerrières.

Tout en s’évertuant à apprendre et perfectionner toutes les techniques de combat de l’époque féodale, les premières onna-bugeisha pratiquaient vertueusement l’archerie équestre, mêlant équitation et tir-à-l’arc. Néanmoins, le symbole guerrier des femmes samouraïs est le plus souvent représenté par une autre arme, équivalent du katana des hommes samouraïs : le Naginata.

Onna-bugeisha, peinture de Kuniyoshi Utagawa

Proche de la pratique du kendo, ce sabre à lame courbée en son bout peut mesurer jusqu’à deux mètres de long. Cette caractéristique présente un avantage de taille face à l’ennemi, puisque ce dernier reste maintenu à distance, en permanence, et peut être tout autant déstabilisé à pied qu’à cheval. Pour arriver à de telles fins, cette arme nécessite une maîtrise longue et fastidieuse. Un entraînement plus drastique que ne le demanderait un katana qui est plus court, plus léger et peut se porter à la ceinture pour engager un combat au corps-à-corps.

Ces femmes, dignes et valeureuses face à l’exercice, n’ont cependant pas toutes dépassé le stade de la préparation. Il a fallu beaucoup de temps pour que les chefs de guerre masculins laissent les onna-bugeisha agir sur les champs d’honneur. Pendant de nombreuses décennies, les femmes samouraïs ont ainsi été cantonnées à des services militaires périphériques : soutien des hommes de leurs rangs, protection de la famille et de la maison, loin des cœurs de batailles. Ces filtrages n’auront toutefois pas empêchées certaines guerrières d’inscrire des destinées épiques dans l’histoire, égales aux hommes face à l’ennemi : l’exemple le plus frappant est probablement celui de Tomoe Gozen.

 

Tomoe Gozen, l’icône absolue des samouraïs.

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Tomoe Gozen / Shitomi Kangetsu (1770)

S’il n’y avait qu’un nom à retenir, ce serait probablement le sien. Selon les historiens et les japonologues, le nom de Tomoe Gozen ou Dame Tomoe (1161-1247?) serait devenu le synonyme de femme guerrière dans l’histoire culturelle du Japon. Alliée intimement fidèle du général Kiso-no-Yoshinaka (1154-1184) du clan des Minamoto, elle vécut à ses côtés jusqu’à ce que la mort les sépare, plus précisément durant la guerre civile de Genpei, opposant leur clan à celui des Taira, fin XIIème siècle. Son courage, sa bravoure et ses multiples prouesses ont poussé son époux Yoshinaka à la nommer capitaine des troupes (Ippō no Taishō en japonais) dès le début du conflit, devenant ainsi la première femme à ce poste, respectée de tous.

Ses aptitudes lui valurent la réputation symbolique de détenir « la puissance de combat de 1000 hommes » . Une liste non exhaustive de ses faits d’armes, ni plus ni moins romancée que celle de ses homologues masculins, permet de mieux se rendre compte de sa force. Leurs détails figurent dans Le Dit des Heike ou Heike Monogatari qui résume sa prestance par ces mots : « Experte à monter les chevaux les plus fougueux, à dévaler la pente la plus raide, dès que l’on parlait bataille, vêtue d’une lourde armure aux plaques serrées, le grand sabre et l’arc puissant à la main, elle apparaissait à l’ennemi comme un capitaine de premier plan. Elle avait accompli de si brillants exploits que nul ne l’égalait« . Un aveu dont on soulignera le choix des accords : « nul », et non « nulle », permet une comparaison strictement professionnelle – elle est plus forte que ses collègues – et non un compliment à son genre. Une qualité discursive dont ferait bien de s’inspirer le monde du travail contemporain, au Japon comme ailleurs.

En 1181, durant la bataille de Yokota-Kawara, elle tue et décapite à elle-seule l’intégralité des chefs des troupes du clan Taira, menant le clan Minamoto à la victoire. Deux ans plus tard, pendant la bataille de Kurikara, elle commande plus d’un millier de cavaliers bushi et mène les troupes de Yoshinaka une nouvelle fois vers son salut.

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Tomoe Gozen / Locopuff (2008)

Au début de l’année 1184, la guerre fait rage pour prendre le trône à Kyoto, mais les 300 guerriers qui composent le clan Minamoto ne sont pas assez nombreux face aux troupes ennemies de 60 000 personnes : c’est encore Tomoe Gozen qui guidera ces hommes, dans un combat a priori perdu d’avance, jusqu’à la bataille de Awazu. Une épopée durant laquelle Yoshinaka sera mortellement touché. Il demandera à sa bien-aimée de quitter les lieux, pour, dit-il : « ne pas avoir honte de devoir mourir auprès d’une femme ». Mais Tomoe Gozen retourne au combat dans un nouvel élan de courage, toujours seule, face à 30 hommes, pour les pourfendre jusqu’au dernier et finalement décapiter le capitaine ennemi. Sans jamais retourner voir son amour de toujours, qui succombera seul à ses blessures, elle prendra finalement la fuite en emportant la tête de son adversaire en guise de trophée.

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Tomoe Gozen / Chikanobu (1898)

Après la guerre de Genpei, Tomoe Gozen rangera les armes pour fouler les temples, en se tournant vers la religion afin de devenir nonne, mais sa légende était déjà dans tous les esprits. Aujourd’hui, certaines personnes se rendent sur sa tombe érigée dans le temple Gichū-ji à Ōtsu, dans la préfecture de Shiga, tout près de Kyoto. Cette guerrière laisse dans l’archipel un héritage historique fort, retranscrit notamment par plusieurs pièces de théâtre Nô de différents styles, où sa vie y est narrée. Le théâtre traditionnel Kabuki n’est pas non plus en reste puisque la pièce « Onna Shibaraku » la représente de manière comique depuis 1746. Dans une approche plus moderne, le théâtre Meiji-za à Tokyo proposait en 2013, la pièce contemporaine « Tomoe Gozen : Légende de la Femme Guerrière ». En-dehors du théâtre, elle est également devenue l’une des protagonistes d’un des plus célèbres festivals de Kyoto, le Jidai Matsuri, festival des âges, se tenant chaque année le 22 octobre.

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Geiko Ichisayo / Hisanori

Un héritage important dans la culture japonaise

Même si Tomoe Gozen est l’icône la plus importante des onna-bugeisha, dont l’héritage est encore fortement présent dans les mangas et les jeux vidéos actuels, elle ne fut pas la seule à laisser une trace mémorable dans l’histoire des samouraïs. À la même époque, Hōjō Masako du même clan Minamoto ne connut jamais de défaite sur le champ de bataille. Elle fut même la première femme à partager les pouvoirs de Général, dit Shogun, après la guerre de Genpei.

Si l’avènement des armes à feu, lié à la pensée du confucianisme, venait à rendre par la force des choses l’utilisation du Naginata quelque peu obsolète, des exemples de femmes samouraïs plus récents peuvent aussi être relevés. On pensera notamment à Nakano Takeko. Pendant la guerre civile de Boshin au XIXème siècle, elle commanda une troupe de 30 personnes, exclusivement composée de femmes, et créa ainsi l’Armée des Femmes appelée Jōshitai. Interdites de combat par l’armée officielle japonaise (toujours très patriarcale), ces femmes courageuses auront tout de même pris part à l’offensive durant la bataille d’Aizu, le Naginata au poing.

Nakano Takeko (1847-1868). Photo de 1800

Malheureusement, les armes à feu étant légion à l’époque, Nakano Takeko est touchée d’une balle dans la poitrine lors d’une charge fatale, et demandera à sa sœur de l’achever en lui tranchant la tête afin qu’elle ne puisse pas tomber aux mains de l’ennemi : elle n’avait alors que 21 ans. Sa sœur l’enterrera sous un pin près du temple Hokai-ji, où une tombe en son nom et en son honneur fut érigée.

Bien que ces femmes renommées appartiennent toutes à la noblesse, étant issues de la haute société dès la naissance, il est bon de savoir que certaines onna-bugeisha n’ont pas eu les mêmes facilités au départ : c’est le cas des sœurs Miyagino et Shinobu. Filles d’un père paysan, les jeunes sœurs respectivement âgées de 11 et 8 ans voient sous leurs yeux leur père assassiné par un bushi (guerrier gentilhomme). Afin de se venger, elles apprennent toutes deux les arts martiaux, ainsi que l’art du Naginata, et exécutent leur vendetta sur l’assassin de leur feu père en 1649. Grâce à l’admiration que le peuple japonais a cultivé pour ses deux jeunes guerrières, elles ont pu prendre part à la rébellion de Keian deux ans plus tard, marquant un tournant décisif dans le rôle du rōnin (浪人), ce samouraï sans maître, au sein de la société japonaise.

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La vengeance des sœurs Miyagino et Shinobu / Utagawa Kunisada I (1847)

Le déclin des femmes samouraïs 

Le shintoïsme, jusqu’aux XVIème siècle, imaginait les femmes dans de nombreux rôles importants. Gardiennes, prêtresses, déesses (kami), esprits (yokai), messagères : la gente féminine était globalement considérée comme co-créatrice de l’univers, au centre névralgique de son fonctionnement. Sa place est cependant remise en question à l’aube des influences confucianistes chinoises, dont la morale laisse peu de place à ce qui n’est ni homme, ni viril. En effet, la hiérarchisation qui structure cette doctrine implique une séparation nette des genres. La femme au bas de l’échelle…

Un prisme de lecture inégalitaire et discriminant qui trouve alors un certain soutien dans la pensée bouddhiste de l’époque, dont l’enseignement des « quatre nobles vérités » invite à se méfier de la soif. La femme, réduite à un objet de désir, était alors considérée comme une menace à cette régulation de l’envie. À nouveau, dans un monde dominé par une pensée binaire qui espère trouver une forme de sagesse dans la maîtrise de ses tempéraments, la femme par qui l’homme hétérosexuel est attiré devient la coupable idéale. Si le sage échoue à refréner ses émotions, c’est qu’elle l’aura séduit, s’il n’échoue pas, c’est qu’il aura réussi à s’en protéger. À elle la culpabilité du mal, à lui les honneurs du bien.

Les exemples de femmes belliqueuses tombent dans l’oubli, laissant croire à un passé uniformément masculin. Et cette fabrique d’un héritage homogénéisé, les chercheurs et historiens des siècles suivants, postes réservés à leur gente, ont aidé à la faire fonctionner. La transmission sélective ? Une manière comme une autre de fabriquer une mémoire collective qui permet la conservation des privilèges, mais que les générations actuelles comptent bien resituer, dans les sphères du savoir tout du moins.

En effet, en pratique, même si les institutions évoluent, le Japon n’est qu’à l’aube d’une dé-monopolisation par l’homme du secteur de la défense. Qu’on souhaite ou non voir perdurer le domaine militaire et toute l’idéologie qui va avec, ses proportions en défaveur des femmes restent représentatives d’autres problématiques à creuser, comme l’appropriation par l’homme des caractéristiques qui sont associées à ce secteur : force, endurance, autonomie, indépendance, bravoure, force physique,… « En mars 2017, 14 000 femmes servaient dans les FAD (Forces d’auto-défense japonaises), soit 6,1% des effectifs globaux des FAD, ce qui situe un taux de féminisation des Jieitai en deçà de la moyenne de l’OTAN » relayait une étude de l’IFRI (Institut français des relations internationales) baptisée « Japonaise et militaire, la féminisation des professions de défense au Japon » et publiée en 2019. On y fait notamment mention d’une bien trop récente nouvelle (2018), à savoir la levée d’interdiction pour les femmes de la FAD à servir à bord d’un sous-marin… Jusqu’ici, on considérait la cohabitation exiguë impossible entre les deux sexes. Le gouvernement, dans le but qu’on espère sincère de pallier les inégalités, s’est par ailleurs lancé depuis plusieurs années dans des campagnes de recrutement plus féminins, inspirées de manga. Des onna-bugeisha des temps modernes !

 

Ainsi, ces portraits de femmes samouraïs ayant bel et bien existé à des époques où les conditions de vie étaient largement plus difficiles qu’actuellement, viennent inévitablement briser le cliché encore alimenté de la femme japonaise faible, corvéable et réduite au service de l’homme. Ces légendent permettent également de nuancer la vision ô combien masculine des conflits passés, sur laquelle repose encore une grande partie du pays tel que nous le connaissons au 21ème siècle. Et heureusement, ces histoires et figures légendaires de femmes samouraïs renaissent à travers l’imaginaire fertile de nombreux mangaka et artistes japonais.es qui, à leurs tours, forment le visage d’une culture nippone riche, profonde et contrastée où cohabitent de plus en plus de manifestations variées du féminin et du masculin.

– Yenool & Sharon H.


Sources : tofugu.com / theplaidzebra.com / Club d’Aikido de Lavaur/ « Femmes de guerre, des amazones aux frondeuses, 2000 ans de combats oubliés », Les Cahiers Science & vie, n°182, Décembre 218.