Aux yeux de nombreux visiteurs, Tôkyô est le symbole de la modernité du Japon, une mégapole et un monde en soi dont la rencontre est déjà un choc culturel. Les Japonais eux-mêmes oublient souvent le passé de leur capitale, ce qui n’est guère surprenant puisque Tôkyô conserve peu, à quelques exceptions près, de traces de son histoire. Et ce n’est pas seulement le résultat des destructions de la Seconde Guerre Mondiale… La ville est en permanente reconstruction et les bâtiments de plus de 30 ans y sont déjà considérés comme anciens. Retrouver les traces de Tôkyô à l’époque où elle se nommait encore Edo nécessite l’aide d’un guide pour reconstituer les étapes de cette histoire au fil des déambulations. Plongée dans la véritable histoire de Tôkyô.

Le château d’Edo aux origines de la capitale

L’ancien château d’Edo (Edo-jô) est encore aujourd’hui le cœur géographique de Tôkyô. C’est un vaste espace presque vide entièrement cerné de buildings modernes, parsemé de grandes murailles et de larges douves. Il est aujourd’hui occupé par le Kôkyô – le palais impérial – et le parc Higashi Gyoen. C’est non loin de là que l’on peut trouver les traces les plus anciennes, à l’époque où la ville n’existait pas.

À quelques pas de l’entrée du parc, coincé entre deux buildings se trouve la tombe de Taira no Masakado. Il fut le premier samurai à se révolter contre la cour impériale en 940, durant l’époque Heian. Sa révolte secoua toute la région du Kantô mais il fut finalement vaincu et tué, sa tête exposée publiquement à Kyôto. Les légendes racontent que cette tête s’envola jusqu’au village Shibasaki où une tombe lui fut consacrée. Ce petit village se trouvait près du centre de l’actuelle capitale et pendant des siècles les habitants, les shoguns et mêmes les empereurs prirent soin de la tombe afin de s’attirer ses bonnes grâces. Selon le mythe, la tête coupée fut parfois aperçue, volant dans les rues de la ville, annonciatrice de catastrophe. Pour plus de sécurité, la banque voisine de la tombe ouvrit même un compte à son nom pour contenter le fantôme maléfique.

Illustration imprimée d’époque Edo représentant une apparition de la tête de Masakado aux citadins d’Edo apparemment blasés.

C’est une des premières mentions de la région d’Edo dans l’histoire japonaise. Pendant longtemps, il n’exista ici que quelques villages de pêcheurs éparpillés le long des nombreuses rivières locales. Plusieurs siècles après la mort de Masakado, le château d’Edo fut construit sur la colline voisine qui permettait de contrôler le chemin allant de Kamakura vers la riche plaine agricole de Musashi. C’est là, à la fin du XIIe siècle, que Shigetsugu, vassal du clan Chichibu, y installa sa demeure fortifiée et prit officiellement le nom d’Edo.

Un premier village se créa autour du manoir, disposant d’un petit port protégé là où se trouve aujourd’hui le parc Hibiya et le quartier de Marunouchi. Le clan Edo prospéra jusqu’en 1457 quand Ôta Dôkan s’empara par surprise de la colline. Dokan est considéré comme le véritable fondateur d’Edo, il a d’ailleurs sa statue dans le Forum International de Tôkyô. Edo était alors devenue un lieu stratégique dans les guerres féodales permanentes pour défendre les provinces du Kantô. Edo devint une Jôkamachi, ville sous le château où résidaient les vassaux du seigneur, leurs serviteurs et surtout les artisans produisant leur armement. Un lieu aussi bien placé attira rapidement les convoitises. Dokan fut assassiné en 1486 et le château changea plusieurs fois de mains avant que les Tokugawa en prennent possession.

Tokugawa Ieyasu n’était pas natif de la région d’Edo, il avait reçu les provinces du Kantô en échange de son fief d’origine en 1590. Du jour au lendemain, le petit château devint le cœur d’un énorme domaine couvrant tout le Kantô et un grand nombre de vassaux qui vinrent s’y installer avec leurs familles à la suite d’Ieyasu. Ce dernier avait l’intention de créer une gigantesque forteresse et une ville digne de ses ambitions. Cela devint une nécessité après 1600, lorsque les Tokugawa établirent leur shogunat et qu’Edo devint la capitale de tout l’archipel, une capitale encore réduite à une série de petits villages.

Le château d’Edo fut le plus vaste château au monde, d’un périmètre de 16km, parsemé de larges douves, de hautes murailles et de plusieurs enceintes. Le creusement de trois cercles de douves draina les terrains autour du château tandis que les déblais et la colline de Kanda, rasée à l’occasion, servirent à gagner toujours plus de terres sur la mer sur lesquelles sera construite la ville. C’est à ce moment qu’Edo commença à s’étendre sur l’eau, une tradition qui perdurera au travers des grandes îles artificielles de la baie de Tôkyô où, notamment, Disney Tokyo fut construit.

Il fallut une génération et jusqu’à 300 000 ouvriers pour achever le château. Le shogun préleva comme tribut des ressources et réquisitionna des hommes de tous les clans du Japon pour affirmer sa domination. Les différents clans entrèrent en compétition pour acheminer jusqu’à Edo des blocs de pierre gigantesques afin de témoigner de leur puissance et de leur fidélité. Le château gigantesque fut le chantier d’une génération entière.

Représentation d’Edo sur le paravent laqué Edo-zu Byôbu. Au centre se trouve le château d’Edo entouré des demeures nobles des daimyôs. Source : National Diet Library

Là où se trouvent aujourd’hui les buildings d’affaires de Marunouchi et tout autour du château fut construit le Yamanote, la ville-au-pied-du-château. C’est à dire le quartier « noble » des daimyôs, dont les yashiki, vastes demeures disposant de leurs entrepôts et garnisons, ceintes de murs et entourant celle du maître du pays. Ces manoirs disposaient aussi de vastes jardins qui ont parfois survécu : l’ancienne demeure de Kuroda correspond au Musée National à Ueno, le manoir du clan Ii a été remplacé par l’actuel et splendide hôtel New Otani.

Cela ne suffisait cependant pas à abriter tous les vassaux venus avec Ieyasu. Les samurais de rang moindres furent installés dans des villages entourant le château. Ces villages aux dimensions réglées (120 m² de superficie chacun) étaient construits autour d’une route principale (de 12 mètres de large) et furent souvent nommés en fonction de la région d’origine de ses habitants : Hamamatsuchô, Surugachô, Owarichô, Inabachô etc. On estime que jusqu’au XVIIIe siècle la population d’Edo restait composée de presque une moitié de samuraïs et de leurs familles, ce qui est une disproportion par rapport à la population japonaise dans son ensemble qui ne comptait que 10% de samuraïs. Edo fut fondée et resta longtemps une ville de guerriers.

La partie « noble » d’Edo constituait une ville à part de celle du « petit peuple » dans le cercle le plus éloigné du château. À noter que – contrairement à l’image qu’on s’en fait en occident – énormément de samuraïs de l’époque sont des guerriers pauvres facilement sacrifiables sur le champ de bataille. La population civile d’Edo se concentrait surtout au Sud et au Nord du nouveau pont de Nihonbashi entre Torichô et Kanda le long de l’avenue principale Honchô-dôri (qui passe par l’actuel Ginza). L’ensemble traversait la ville dans un axe principal allant de Shimbashi jusqu’à Asakusa qui était le village le plus éloigné d’Edo. Shimbashi (Pont-Neuf), Kyôbashi (Pont de la capitale) et Nihonbashi (Pont du Japon) étaient les plus importants de ces ponts, surtout Nihonbashi où fut fixé le point d’arrivée de cinq grandes routes reliant Edo au reste du Japon. On peut encore voir la borne miliaire qui marque le point zéro des routes japonaises. Le pont enjambait un large canal et ses rives servaient de port fluvial, recevant de nombreuses marchandises alimentant les maisons marchandes des grandes avenues. Ces grandes avenues étaient entièrement dédiées aux marchands avec des grandes boutiques ouvertes sur l’avenue, suffisamment dignes pour recevoir leurs éminents clients de la classe guerrière. Le petit peuple lui-même résidait derrière ces grandes artères dans des quartiers de baraquements aménagés disposant de leur contrôleur, d’un puits et d’une évacuation d’eau. Cet ensemble de quartiers d’habitations, d’entrepôts, d’ateliers et de boutiques formait la Shitamachi, la ville-du-dessous. Edo est ainsi née par et pour son château, une ville des guerriers qui évoluera ensuite pour donner naissance à la première culture urbaine de l’histoire du Japon.

Détail de l’Edo-zu Byôbu représentant les rues de la Shitamachi. on remarque que les rues pouvaient être fermées par des barrières de bois, témoignant que la ville a été construite par des guerriers dans l’idée de la protéger et contrôler. Source : National Diet Library.

Le monde flottant d’Asakusa et les feux de l’époque Genroku

Asakusa était à l’origine un village à la frontière nord d’Edo dont le temple Sensô-ji servait de limite et qui encore le cœur du quartier. On y trouvait surtout des entrepôts à riz et des brasseurs de saké. En 1657 survint le grand incendie de Meireki sous le règne de Tokugawa Iemitsu qui détruisit près de 60% de la ville. Ce fut l’occasion pour le shogun de réaménager la Shitamachi selon des plans plus rationnels tenant compte de la croissance démographique d’Edo. À cette occasion de nouveaux ponts furent construits sur le fleuve Sumida afin de permettre l’expansion urbaine sur l’autre rive, où se trouve aujourd’hui Ryôgoku. Asakusa fut choisi pour accueillir les théâtres kabuki qui prospéraient autrefois un peu partout sur les berges non construites. Le Sarukawa-za et trois autres théâtres s’installèrent dans de grands théâtre alors qu’auparavant les acteurs jouaient dans des structures temporaires, voir en plein air. Les théâtres drainèrent sur place des salles de thé, des restaurants et des lieux de divertissements, faisant naître un véritable quartier de loisirs.

Estampe représentant l’intérieur d’un théâtre Kabuki avec les acteurs se préparant et le public composé de samurais, de femmes et de gens du commun attendant de voir apparaître leurs idoles. Source : ukiyoe.org

Ce nouveau quartier attira rapidement une foule d’habitants d’Edo à la recherche de loisirs. Au milieu du XVIIe siècle, durant l’époque Genroku, Edo connut une véritable explosion démographique mais restait encore principalement une ville des guerriers vivant au service des 280 familles de daimyôs installées dans leurs manoirs, et bien sûr au service du shogun. L’identité de la ville d’Edo à cette époque restait celle d’une ville sans finesse peuplée de guerriers trop vite montés en grade. La présence de l’élite guerrière et du shogun avait cependant mené à la naissance d’une classe marchande enrichie à leur service. Ces grands marchands dominaient à leur tour tout un petit peuple industrieux et relativement à l’abri du besoin. Cette population grimpa jusqu’à plus d’un million d’habitants au milieu du XVIIIe siècle. Ils avaient tous besoin de divertissements et Asakusa était là pour eux.

Il ne s’agissait pas uniquement d’Asakusa puisqu’un peu plus au nord le shogunat avait reconstruit Yoshiwara, le quartier destiné aux courtisanes et à la prostitution qui avait brûlé lors de l’incendie de Meireki. Le quartier du Shin-Yoshiwara (le nouveau Yoshiwara) fut le point de ralliement des hommes fortunés et des curieux désireux d’apercevoir les fameuses courtisanes Oirans. C’était le lieu où il fallait être pour faire l’étalage de sa richesse ou percevoir celle des autres. On notera qu’une les contours primitifs du patriarcat au Japon se formaient à l’époque, la richesse de l’homme déterminant leur degré d’accès aux plus belles femmes. Nombreux furent ceux qui, prétendant se rendre à Asakusa, finissaient « par inadvertance » à Yoshiwara. Le chemin était presque le même bien qu’il fallait presque une journée pour faire l’aller-retour à Yoshiwara.

Asakusa devint ainsi un riche quartier de commerçants vivant des loisirs, des imprimeurs, des libraires vendant les estampes, des brasseurs de saké, des tisserands de kimonos pour le théâtre et tout un petit monde de fournisseurs. Ces commerçants se retrouvaient autour du temple Sensô-ji, reconstruit de manière monumentale par le shogun Iemitsu dans le style qu’on lui connaît aujourd’hui. On y rencontrait des samurais, de riches marchands mais aussi toute la foule du petit peuple des Edokko (les enfants d’Edo), natifs de la ville et fiers de leur identité locale.

C’est dans cet univers coloré, bruyant et outrancier que naquit le « Monde flottant » dépeint dans les ukiyo-ê. Les images du monde flottant représentant les beautés, courtisanes ou filles des villes, les acteurs à la mode et les évènements du temps. La culture humaine unique qui se crée en ces lieux alimente l’imaginaire et fascine. Ce peuple d’Edo était alors un grand consommateur de récits de voyages, d’histoire et de romans publiés dans des petits ouvrages bon marchés, ils assistaient aux représentations bariolées du kabuki (dont la gouaille s’est estompée aujourd’hui) et se moquaient souvent ouvertement des samuraïs, tristes porte-sabres sans le sou. La plupart des grands peintres d’estampes habitaient non loin de là comme le très renommé Hokusai qui vivait ainsi à Ryôgoku où se trouve aujourd’hui un musée qui lui est consacré. Ainsi doit-on se forcer à fermer un instant les yeux et s’imaginer l’effervescence permanente de ces quartiers animés que rien n’égalera jamais. Pourtant, cette singularité allait brutalement disparaître…

Estampe d’Hiroshige représentant une rue de la Shitamachi d’Edo avec le Mont Fuji en arrière plan. il a été suggéré que certaines artères d’Edo ont été volontairement orientée dans l’axe du volcan par souci esthétique.

Cette culture urbaine des divertissements fut un cas unique dans l’histoire du Japon. Mais elle finit par disparaître rapidement lorsque Edo devint Tôkyô au début de l’ère Meiji (1868-1912). En cause : une nouvelle morale inspirée de l’Europe couplée au code toujours plus strictes des samouraïs. Ces préceptes vinrent mettre de l’ordre dans la vulgarité urbaine de la désormais nouvelle capitale impériale du Japon. Une partie de cet esprit survécut à Asakusa malgré le kabuki expurgé et les courtisanes remises à leur place. Le quartier resta le cœur vivace de la vie nocturne avec le premier cinéma fondé en 1906. Quartier interlope mélangeant Japon et Occident, Asakusa resta un centre de culture jusque dans les années 1930 lorsque le militarisme et le nationalisme exacerbé finirent de le mettre au pas. C’est un paradoxe que les nationalistes eux-mêmes refusent souvent d’admettre : là où les préceptes nationalistes rigides et violents imposent conduite et fermeté, la Culture se meurt faute de pouvoir librement d’exprimer. Les dernières lumières de ses théâtres s’éteindront à mesure que la guerre approchait. Asakusa garde encore quelques traces de cette époque, on y trouve encore des conteurs de rakugo et quelques geishas. On les compte sur les doigts de la main. Le célèbre Takeshi Kitano fit d’ailleurs ses débuts à Asakusa mais en vérité le quartier est devenu depuis longtemps une vitrine touristique.

Asakusa au début du XXe siècle avec son emblème, la tour Ryounkaku (détruite en 1923).

De Ueno à Ginza, d’Edo à Tôkyô

En se promenant dans le parc de Ueno on a du mal à voir dans sa verdure le lieu d’un champ de guerre mais la bataille de Ueno y eut bien lieu. L’endroit était symbolique pour l’ancien régime des Tokugawa. C’est là que se trouvait le Kanei-ji qui était, avec le Zojô-ji, le mausolée des shoguns. On y trouvait aussi le temple Tôshogu dédié à Daigongen, soit Ieyasu divinisé, qui était sensé protéger spirituellement la capitale depuis le nord. Un autre temple, le Kiyomizu, évoquait le temple du même nom à Kyôto pour faire d’Edo, capitale du shogunat, l’égale de la capitale impériale. C’est dans ce lieu hautement prestigieux que les derniers vassaux fidèles aux Tokugawa se retranchèrent en 1868 face à l’arrivée de la nouvelle armée impériale de Saigô Takamaori, le Kangun. Le dernier shogun Yoshinobu avait abdiqué quelques mois auparavant, retournant le pouvoir à l’empereur Meiji et les nouveaux maîtres du Japon voulurent mettre au pas la capitale de l’ancien régime.

En réalité, Saigô Takamori n’avait pas l’intention de détruire Edo, la ville était trop grande, trop peuplée pour être détruite et elle comptait la majorité des compétences, du capital et des savants du pays, sans parler des légations étrangères. Il passa donc un accord afin que la ville se rende sans combat même si les vassaux des Tokugawa organisèrent leur baroud d’honneur quasi symbolique. La contre-attaque fut de courte durée et la bataille se termina par la victoire inévitable des impériaux. Quelques mois plus tard, l’empereur Meiji faisait son entrée dans le château d’Edo, transformé en palais impérial et Edo était rebaptisée Tôkyô, capitale de l’Est, couvrant et remplaçant ainsi le souvenir des shoguns. Le parc d’Ueno est toujours orné de la statue de Saigô Takamori, non loin du monument aux morts des partisans des Tokugawa. L’empereur Meiji transforma la colline en parc public (le parc de Ueno) et l’offrit au peuple afin de montrer sa bonne volonté envers sa nouvelle ville.

Estampe représentant la prise d’assaut de la colline de Ueno par l’armée impériale en 1868. Ce furent les seuls combats ayant eu lieu à Tôkyô durant toute son histoire. Source : Wikipedia.

Avec la disparition des guerriers du devant la scène, la géographie de la ville fut radicalement bouleversée. L’ancienne ville noble avec ses manoirs perdit sa raison d’être et les daimyôs furent expropriés de Marunouchi, leurs demeures démolies et les terrains vendus au plus offrant pour mener de vastes projets immobiliers. Les institutions en cours d’installation furent placées à l’Ouest du château, près du souverain, où se trouvent encore aujourd’hui la Diète, le kokkaigijido, les bureaux du premier ministre et des différents conseils. Marunouchi et Ginza furent rapidement destinés à devenir des vitrines de la modernité de Tôkyô avec des projets de quartiers modernes.

Ce fut la firme Mitsubishii qui fit main basse sur le Marunouchi, achetant tout le district pour y construire en une seule fois un quartier moderne de briques rouges et de grandes avenues ornées de réverbères. De cette époque il ne reste qu’un bâtiment qui est aujourd’hui le musée d’art Mitsubishi. L’avenue voisine de Ginza, sur l’ancien axe de Honchô-dori, devint une grande artère moderne et un lieu de promenade pour les classes aisées occidentalisées. La ville subit aussi l’arrivée du chemin de fer : dès 1872 une première ligne fut inaugurée reliant Shimbashi à Yokohama. Des quartiers entiers doivent être détruits sur plusieurs kilomètres. Shimbashi resta la principale gare de la ville jusqu’à l’inauguration de la gare centrale de Tôkyô en 1914. Le nouveau régime va mettre en scène la modernisation de la ville sur des lieux importants comme les ponts qui furent reconstruits en pierre ou les terrains des temples qui devinrent souvent des parcs aménagés pour le public. Pour le reste des quartiers de la Shitamachi, les changements furent plus lents bien qu’ils reçurent progressivement des bienfaits de la modernisation au travers des réseaux d’égouts et de l’apparition de l’électricité. On remarquera combien ces nouveaux bâtiments « modernes » ressemblent aux villes européennes. La gare actuelle de Tokyo est toujours conservée dans ce style Londonien.

Le quartier de Marunouchi tel que reconstruit par la firme Mitsubishi durant l’époque Edo. Elle était surnommé « la rue de Londres » pour sa ressemblance avec une ville européenne. Source : oldtokyo.com

Comme les Tokugawa auparavant, le nouveau régime impérial chercha à marquer le paysage en mettant en scène sa légitimité par la religion shintô, nouvelle religion d’État. C’est de cette époque que datent les deux grands sanctuaires shintô de Tôkyô : le Yasukuni jinja et le Meiji Jingu. Le Yasukuni, situé à proximité directe du palais impérial, devait devenir un lieu commémorant tous les soldats morts pour le Japon et pouvait recevoir de grandes cérémonies officielles. Son grand torii d’acier était la marque de sa nature militaire. Le Meiji Jingu est plus récent puisque inauguré en 1920, on y vénère l’esprit divinisé de l’empereur Meiji et de l’impératrice Shôken. Il a été construit sur un vaste espace encore en dehors de la ville, et le parc boisé que l’on voit aujourd’hui fut créé avec des essences d’arbres venus de tout le Japon.

Dans les deux cas les bâtiments du sanctuaire devaient refléter la modernité de la religion shintô et faire de l’empereur Meiji un protecteur spirituel de la nouvelle capitale. On accédait au Meiji Jingu depuis la ville par une grande avenue percée à cette occasion, Omotesandô, aujourd’hui l’avenue de la mode par excellence avec ses magasins de grandes marques. Autrefois situé à l’extérieur de la ville, le sanctuaire fut rapidement englobé dans Tôkyô du fait de son expansion démographique. Au début du XXe siècle, Tôkyô offrait le spectacle d’une ville aux deux visages. Ses grandes artères et ses principaux monuments respiraient la modernité inspirée de l’Europe mais si on regardait au-delà dans les petits quartiers d’habitations on retrouvait quasiment inchangées les maisons de bois traditionnelles du peuple et Asakusa attirait toujours autant. La modernisation fut avant tout culturelle avec la naissance d’un nouveau goût qui enterra la culture d’Edo, fondée sur une nouvelle morale et de nouvelles aspirations à la modernité et à la reconnaissance internationale. Un profond changement qui sera marqué notamment par la transformation rapide de l’habillement des japonais avec l’abandon rapide du kimono.

Les deux renaissances de Tôkyô en passant par Shinjuku

Le 1er septembre 1923, la terre trembla à Tôkyô et dans tout le Kantô dans ce qui resta le séisme le plus dévastateur de l’histoire du Japon jusqu’à celui de 2011. Tôkyô fut en grande partie détruite par les incendies qui ravagèrent les maisons de bois de ses quartiers. La ville donnait la vision apocalyptique d’une destruction qui fit plus de 70 000 victimes et laissa un demi-million de personnes sans-abris. L’ampleur des destructions perdura longtemps dans la mémoire des Japonais. Ce séisme est d’ailleurs à l’origine des premières normes de constructions antisismiques mais il mena aussi à une modernisation rapide de Tôkyô en permettant de lancer de grands travaux auparavant impossibles. De nouvelles artères rectilignes furent percées avec un réseau d’égouts, d’eau potable et de câbles électriques qui apportèrent la modernité dans beaucoup de quartiers de Tôkyô. Les maisons d’habitations, toujours en bois furent elles-mêmes assez vite reconstruites. La municipalité de Gôtô Shinpei en profita aussi pour développer le réseau de transport : c’est ainsi que la première ligne de métro (la ligne Ginza) fut inaugurée en 1927. La plus ancienne station de Tôkyô, la station Harajuku, près du Meiji Jingu, avec son bâtiment de bois emblématique, datait d’ailleurs de la reconstruction de 1924. Cette reconstruction fut cependant limitée par les effets de la crise économique de Shôwa et ne fut pas pour rien dans la montée du militarisme, en partie nourrie de la misère et du désespoir des années 1920.

Carte allemande de 1896 représentant la ville de Tôkyô et son extension sur les nouveaux quartiers de périphérie. Source : Wikipedia.

Parmi tous les quartiers ayant bénéficié de cette reconstruction, Shinjuku fut sans doute celui qui y gagna le plus. Autrefois il s’agissait d’un village d’étape sur une des routes de l’époque Edo mais l’explosion démographique en avait fait un quartier de périphérie intégré à la ville, un Fukutoshin comme le furent Shibuya ou Ikebukuro. La nature fit que Shinjuku était construit sur une couche géologique stable qui résista mieux au séisme que tout autre quartier de Tôkyô. Ce état de fait mena à l’urbanisation rapide du quartier. En l’espace de vingt ans après le séisme, Shinjuku passa du statut de village à celui de quartier moderne où s’implantaient les entreprises et les cinémas. En fait, c’est tout l’Ouest de Tôkyô qui se développa avec l’urbanisation des Fukutoshin finalement tous réunis dans la métropole de Tôkyô en 1943. Cela renforça l’opposition entre l’ouest traditionnellement plus aisé et l’est jugé plus populaire, rappelant l’ancienne division entre la Shitamachi et la Yamanote. La ville que l’on peut parcourir aujourd’hui a globalement conservé ses réseaux de transport et sa géographie née après le séisme mais ce n’est pas encore la ville que l’on peut voir de nos jours car Tôkyô n’a pas été détruite qu’une seule fois au XXe siècle mais bien deux fois, lors de la Seconde Guerre Mondiale.

Tôkyô à la suite du séisme de 1923 et des incendies qui l’ont suivi. Les photos de 1923 et celles de 1945 sont étrangement semblables. Source : Wikipedia.

À la fin de la guerre, les bombardements américains s’intensifièrent à partir de février 1945 pour culminer le 9 mars, date du bombardement le plus meurtrier de toute la Seconde Guerre Mondiale (hormis les bombardements atomiques). La ville de bois fut de nouveau ravagée, les quartiers de l’est où se trouvaient les industries furent particulièrement touchés et laissèrent plus d’un million de personnes sans-abris. Une nouvelle fois Tôkyô fut réduit à un amas de ruines qui furent rapidement déblayées mais qui ne furent pas suivies d’une reconstruction rapide. Le Japon sous occupation américaine restait un pays sous perfusion, la reconstruction ne décolla vraiment qu’après 1952 et le retour à la souveraineté (relative).

Harajuku fut au cœur de cette période dynamique car le parc de Yoyogi qui voisinait le Meiji Jingu (détruit par les flammes) avait été choisi pour implanter les baraquements de l’occupant américain dans ce qui fut bientôt connu comme le « Washington Heights ». Notre image actuelle d’Harajuku est celle d’un quartier des micro-modes et de l’excentricité mais à ses débuts c’était surtout le quartier du contact avec l’étranger, de la modernité. On y trouvait des bars et des clubs de jazz où se rencontraient Américains et Japonais. Harajuku était cependant une exception, tout le reste de la ville éprouvait des difficultés à se reconstruire dans les ruines. C’est ainsi que le marché ouvert d’Ameya Yokochô à Ueno débuta tout d’abord comme marché noir, écoulant toute sorte de marchandises, en particulier des surplus de l’armée américaine, et ce n’était pas le seul à Tôkyô. On trouve d’ailleurs toujours des « stocks américains » à Ueno.

Shinjuku fit aussi partie des quartiers qui se développèrent dans l’après-guerre. Relativement épargné par les bombardements, il vit de nouveau s’implanter les sièges d’entreprises et se transforma en quartier d’affaires avec le décollage économique des années 1960. Parallèlement au quartier d’affaires apparut le fameux Kabuki-chô, baptisé le « quartier rouge » de Tôkyô qui supplanta l’ancien Asakusa comme centre de la vie nocturne (même si aujourd’hui Shibuya ou Roppongi peuvent tout autant prétendre au titre). Les « plaisirs » s’exportèrent de l’Est à L’Ouest de Tokyo. De nos jours, Kabuki-chô est surtout une vitrine de divertissements en tous genres assez touristique mais il reste un endroit qui préserve l’atmosphère de l’après-guerre. Les six rues de Golden Gai étaient autrefois des bicoques insalubres utilisées pour la prostitution jusqu’à ce qu’elle soit interdite en 1958. C’est alors devenu un ensemble de micro-bars serrés dans ses ruelles étroites. Le lieu est intentionnellement préservé pour sa valeur historique et pittoresque. Ses masures faites de bric et de broc sont là pour rappeler l’âge de la reconstruction. Une vitrine touristique parmi d’autres.

Photo colorisée de Shinjuku dans les années 60 alors que le quartier devient le coeur de la vie nocturne. Source : oldtokyo.com

Ce Tôkyô aussi a disparu pour l’essentiel. La croissance démographique a remodelé Shinjuku en district huppé où le gouvernement métropolitain s’installa en 1991 dans un gratte-ciel de verre et d’acier. Les traces des destructions furent recouvertes par la nouvelle ville qui chercha très tôt à démontrer sa vivacité : la tour de Tôkyô inaugurée en 1958 devait ainsi symboliser ce renouveau, de même que les Jeux Olympiques de 1964. Les installations olympiques vinrent opportunément faire disparaître les traces de Washington Heights en en prenant l’emplacement. Harajuku conserva son image moderne qui se concrétisa dans les années 60 par l’apparition des premiers appartements de grand standing du Japon et des magasins de mode d’Omotesandô. Il faut ainsi se rendre compte que, lorsqu’on parle des quartiers anciens de Tôkyô comme Yanaka, c’est parce que ces rares quartiers ont gardé leur aspect et quelques maisons de l’époque Shôwa après la guerre. Pour le reste Tôkyô est une ville en perpétuelle reconstruction ou l’ancien n’a plus sa place.

Kayaba Coffee Shop in Yanaka

Shibuya, quartier d’une mégapole en perpétuelle reconstruction

Shibuya fait partie de ces quartiers intégrés à Tôkyô par la croissance démographique mais qui était resté – à l’époque – un quartier d’habitation calme. On garde en mémoire l’histoire émouvante du chien Hachi qui, dans les années 30, attendit en vain le retour de son maître qui vivait à Shibuya. C’était un quartier où l’on habitait, les lieux de travail se situant ailleurs, et le fameux croisement géant n’existait d’ailleurs pas. Par un renversement de situation aujourd’hui Shibuya concentre les activités et est en voie de devenir l’un des cœurs japonais des entreprises en ligne. Très peu de gens y vivent désormais, les prix y étant devenus beaucoup trop élevés. Seuls des consortiums et multinationales peuvent encore s’acheter les terrains. Le quartier a bénéficié (ou a été victime), de la bulle immobilière des années 70-80 qui vit de grands projets changer le visage de nombreux quartiers devenus nœuds de communication et centres d’affaires marqués par les hauts buildings, chassant au passage les habitants vers des quartiers plus modestes. Ces nouveaux centres devinrent rapidement les foyers de nouvelles cultures urbaines. On n’y vient plus pour vivre mais pour consommer.

Shibuya en 1952. Méconnaissable. Source : Wikipedia

À Shibuya, c’est l’installation dans les années 80 du magasin de mode 109 qui déclencha le processus. Les grands magasins à la mode firent de Shibuya le cœur d’une jeunesse tokyoïte branchée, créant un véritable « Shibuya Style ». Même avec le passage des modes Shibuya est resté un lieu de rendez-vous et de divertissement pour des générations trop jeunes pour être intéressés par les divertissements de Shinjuku. Il s’est ainsi créé une « identité Shibuya » comme il existe une identité de Shinjuku ou une identité Asakusa. C’est de cette époque que date le célèbre croisement de Shibuya, érigé en lieu incontournable par les touristes, une sorte de Times Square japonais.

Shibuya en 2020 (depuis le Scramble Square Building), source : Wikipedia.

Un tel parcours se retrouve dans d’autres quartiers comme Akihabara qui n’était au départ qu’un quartier où des étudiants revendaient des pièces électriques dans des échoppes au moment du développement de l’électronique japonaise. Par extension, depuis l’électronique et les télévisions, le quartier se spécialisa dans les animés, les mangas puis les jeux vidéos, soit toute la production de la culture audiovisuelle moderne. L’installation de grands magasins spécialisés finit de consacrer Akihabara (un quartier autrefois laissé en jachère pour protéger le château en cas d’incendie) comme quartier de l’électronique et Mecque des otakus, produisant encore une fois une identité locale à part. À chaque quartier, son identité propre !

Tôkyô apparaît ainsi comme un archipel de quartiers centraux à forte identité formant un réseau entouré par des quartiers d’habitations plus neutres. Ce mouvement ne s’arrêta pas avec la fin de la bulle immobilière en 1991. Il continue à modifier le paysage à grand coups de nouveaux projets tels les aménagements de haut standing liés aux Jeux Olympiques de 2020 (maintenant 2021) autour de l’île de Tennôzu ou de l’ancien emplacement du marché de Tsukiji. Tôkyô est de plus en plus marquée par le décalage entre les quartiers populaires et les quartiers huppés de buildings qui colonisent progressivement de nouveaux espaces. Ce qui est fascinant reste que Tôkyô est en perpétuelle reconstruction encore aujourd’hui : les bâtiments de plus de 30 ans sont jugés obsolètes et hors de la mode du temps. Cela touche jusqu’aux gratte-ciels du quartier de Marunouchi que l’on n’hésite pas à démonter étage par étage pour réutiliser les précieux mètres carrés de terrain hors de prix. C’est le cas par exemple de Shibuya qui poursuit son évolution vers un quartier de grands building toujours plus hauts avec un environnement rénové et mis en valeur, accessible aux touristes. Ici, la culture y est pratiquement totalement mondialisée.

Visiter Tôkyô et son renouvellement constant, c’est comme assister à l’évolution d’un organisme vivant (à défaut d’être sain). Un processus d’autant plus fascinant quand on le replace dans l’histoire de ses évolutions : de l’époque où elle n’était qu’un village entourant une colline jusqu’à qu’elle devienne l’une des plus grandes mégapoles mondiales. Pour mieux percevoir ce chemin parcouru, le visiteur étranger pourra se rendre à Ryogoku, au musée Edo-Tôkyô qui retrace cette histoire par des reconstitutions. Il en existe une version en plein air, délocalisée au sein du parc Koganei, moins connue mais tout aussi intéressante : il s’agit du musée d’architecture en plein air d’Edo-Tôkyô où des maisons et édifices authentiques allant de l’époque Edo jusqu’à l’avant-guerre ont été réunis pour préserver une partie du patrimoine bâti de Tôkyô, la ville apparemment sans passé.

Alors, à quoi ressemblera la fantomatique Tôkyô demain ? Bien avisé serait celui qui possède la réponse. On peut penser que les gratte-ciels en perpétuelle reconstruction seront de plus en plus haut, pour accueillir des multinationales toujours plus puissantes et une population toujours plus nombreuse se concentrant dans la capitale dans l’espoir de réussir sa vie. Comment ne pas songer aux représentations des dystopies imaginées par de grands mangaka comme Katsuhiro Ōtomo dans son très connu Akira. Nous pourrions être surpris ! L’avenir reste incertain pour toutes les métropoles du monde. Tokyo doit faire face à de grands enjeux : les chocs énergétiques à venir, la raréfaction des ressources, la baisse de la natalité rapide au Japon, le vieillissement rapide de la population japonaise, les prix de l’immobilier toujours plus délirants qui expulsent les populations au profit des grandes entreprises et puis la douce mort de la culture japonaise elle-même au cœur de sa propre capitale. À quoi ressemblera Tokyo demain ? Surtout, qui se lèvera pour préserver le peu d’authenticité qui lui reste ?

Pour en apprendre plus sur Tôkyô et son histoire, Poulpy vous conseillera de lire l’ouvrage de Philippe Pons, D’Edo à Tokyo. Mémoires et modernités (1988) ou celui de Michaël Ferrier, Le Goût de Tokyo (2008). Le livre de Pierre-François Souyri de 2020, L’esprit de plaisir est aussi une belle plongée dans l’histoire des mœurs de l’époque Edo.

Albaret Romain & Mr Japanization


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