Junji Ito est le roi du manga d’horreur depuis plusieurs décennies et, jusqu’à présent, personne n’a réussi à lui voler sa couronne. De passage au Festival de la bande-dessinée d’Angoulême en janvier de cette année, la masterclass du mangaka a été une vraie mine d’or d’informations concernant son processus créatif. Deuxième partie d’une conversation fascinante. (Lire la partie 1 ici)

Dialoguer avec Junji Ito est passionnant, c’est vrai, et l’homme aux mille cauchemars n’a absolument rien à cacher. Comme beaucoup de Japonais, c’est l’humilité qui guide ses pas. Loin de certains artistes internationaux à l’égo démesuré, le mangaka, lui, n’a pas l’impression de faire quelque chose d’extraordinaire. Simple, presque candide, l’homme qui fait trembler ses lecteurs à travers le monde avait beaucoup à dire au Festival international de la Bande-dessinée d’Angoulême cette année. Prolixe et sans filtre, nous vous relations ses dires dans une première partie qui, comme prévu, annonçait la suite que voilà.

Une œuvre contre-nature ?

Souvent, les auteurs d’œuvres horrifiques sont eux-mêmes torturés, puisant dans leurs traumatismes de vie le cœur de leurs récits. Junji Ito, lui, semble à l’inverse, simplement très terre à terre et connecté à la réalité. Il admet cependant ne pas être l’homme le plus courageux du monde face à l’inconnu :

Je suis quelqu’un de très peureux et je pense que c’est justement parce que je suis très peureux que j’arrive moi-même à dessiner des histoires qui font peur. D’ailleurs, si je me retrouvais dans une vieille maison silencieuse et que tout d’un coup, j’entendais un bruit, je pense que je Me mettrais à crier de terreur.

Cela veut-il dire que le Japonais a peur des fantômes ? Ce serait étonnement plutôt le contraire.

Non, en fait, pour tout vous dire, moi, je n’y crois pas trop. En tant que mangaka d’horreur, je ne devrais peut-être pas trop dire ça mais, en fait, c’est le cas, et finalement, je pense que si j’entendais un bruit dans une vieille maison, en fin de compte, je trouverais une explication tout à fait rationnelle telle que « Ça doit être la poutre OU quelque chose qui a grincé. ».

Le Japonais avance donc selon sa propre méthode, jusque dans sa façon de travailler.

À son rythme

Quand on parle de la façon de vivre des mangakas, la chose qui revient le plus souvent, c’est le rythme effréné qu’ils sont obligés de garder pour produire leurs planches à temps pour la publication. Junji Ito, lui, avance à sa vitesse, surtout depuis qu’il s’est marié et a eu des enfants.

Maintenant, je me réveille vers 9h du matin puis, vers 10h/10h30, je vais à mon bureau. Je commence à travailler, à dessiner mes mangas, et je fais une pause pour le déjeuner. Puis je me remets à travailler l’après-midi. Ensuite, je rentre à la maison pour dîner, prendre mon bain et puis je ressors pour aller travailler à mon bureau où je travaille environ jusqu’à 2h du matin. Alors quand je vous dis ça, je vous donne l’impression d’être un mangaka qui travaille énormément, mais en fait, je vous avoue que j’ai tendance à un peu paresser et par exemple à aller me balader sur Twitter pendant que je travaille donc, finalement, je ne suis pas si efficace que ça.

Et si l’artiste aime perdre du temps sur les réseaux sociaux, c’est aussi vers le cinéma qu’il aime se tourner pour ses loisirs, mais aussi pour y trouver son inspiration.

Mélange des arts

Junji Ito propose en effet souvent dans ses œuvres une mise en page très cinématographique. D’ailleurs, on ne compte plus le nombre d’adaptation sur grand écran de ses mangas (plus d’une dizaine rien que pour Tomie). Alors quelle est donc l’influence du 7ème art sur sa façon de mettre en page ses planches ?

Concernant le découpage, ça ne vient pas de moi mais je pense vraiment d’Osamu TeZuka qui a été le premier à faire un découpage très cinématographique dans ces mangas où on passait donc d’une série de suite de petites cases à soudain une grande case. (…) Je pense que tous les mangakaS d’aujourd’hui ont appris de lui et s’en inspirent et donc, pour moi aussi, c’est le cas.

Alors, cinéma plaisir ? Inspiration ? Un peu des deux ?

J’apprécie beaucoup le cinéma, pas seulement les films d’horreur mais, par exemple, pour « Tomie », je me souviens de m’être inspiré du film « Evil Dead » de Sam Rémy où, donc, c’est un film de zombie, et je me souviens de cette image de femmes zombies qui s’attaquaient aux hommes avec les yeux tout blancs. Ça m’avait fait très peur et donc j’ai eu l’idée de faire la même chose avec Tomie et donc elle n’a plus de prunelleS, juste des yeux blancs.

On découvre enfin que Junji Ito est un véritable cinéphile, citant également plusieurs œuvres françaises cultes.

Parmi d’autres films que je pourrais citer, il y a « Suspiria » de Dario Argento ou « L’Exorciste » de William Friedkin. Il y a aussi beaucoup de films français qui m’ont fait peur jusqu’ici. Je pense notamment aux films « Les Yeux sans visage » de Georges Franju, « Les Diaboliques » de Henri-Georges Clouzot qui sont vraiment des films qui sont passionnants, font peur en même temps, ont une touche artistique très intéressante et qui m’ont beaucoup influencé.

Si le cinéma inspire donc le mangaka, il a puisé également certaines idées dans une source bien plus originale.

Junji Ito dans le cliché ?

Junji Ito se souvient en effet de certains magazines qui l’ont marqué dans son enfance. Il s’agit de recueil de photos spirites, soit des clichés sur lesquels apparaissent de soi-disant esprits. On peut d’ailleurs en découvrir le sujet dans le chapitre Séance de spiritisme de l’album L’Amour et la mort.

Je me souviens, quand j’étais enfant, il y avait un certain Toshiya Nakaoka qui avait sorti un recueil de photos de ce genre, donc un recueil de photos terrifiantes qui avait eu beaucoup de succès et, moi-même, j’avais acheté ce recueil. Je me souviens, c’était des photos en noir et blanc qui me terrifiaient et puis le fait que justement ce soit en noir et blanc, ça faisait encore plus peur. Je me souviens notamment d’une photo d’une femme d’âge mûr dont on voit un peu la silhouette qui apparaît vaguement. C’était vraiment un recueil qui me faisait peur.

Alors a-t-on ici trouvé le point faible du Japonais ?

Oui, les photos de fantômes, ce genre de photos, je pense que c’est ce qui me fait le plus peur, en fait. D’ailleurs, après avoir vu ce type de photo, la nuit, je n’ose plus aller aux toilettes. Alors ça ne veut pas dire pour autant que j’y crois. Moi, je n’y crois pas du tout et, en même temps, ça me fait peur. Ces photos ont un pouvoir vraiment étrange qui fait que même si on n’y croit pas, on ne peut pas s’empêcher d’en avoir peur.

Mais le plus gros secret de la carrière de Junji Ito se cache ailleurs, dans une des particularités de sa façon de dessiner.

Ito devil, Ito des champs

Il est vrai que si nous analysons les œuvres cultes de Junji Ito, elles se déroulent quasiment toutes dans de petites villes de province ou à la campagne mais jamais dans de grandes métropoles comme Tokyo, Osaka ou Kyoto. La raison est finalement aussi simple qu’étrange : ces villes sont trop rectilignes ! Le Japonais s’explique sur cette histoire avec malice :

En fait, il se trouve que j’ai beaucoup de mal à… Enfin, je n’aime pas du tout tracer des lignes droites à la règle quand je dessine. Et du coup, comme les grandes villes sont pleines de gratte-ciel, et bien, il faut que je trace plein de lignes droites pour les réaliser. En fait, ça représente un travail énorme que je n’ai pas envie de faire et donc, moi, je préfère les bâtiments où il n’y a pas besoin de tracer des lignes droites, comme des maisons qu’on trouve à la campagne. Et puis ça ne touche pas seulement les bâtiments, mais aussi la végétation, donc les arbres, l’herbe… Je n’aime pas utiliser la règle pour tracer mes lignes et c’est une des raisons pour lesquelles mes histoires se passent souvent à la campagne.

Pour finir sa masterclass angoumoisine, Junji Ito donne de l’espoir à celles et ceux qui aimeraient bien un retour de sa création culte Tomie ! Alors ?

Un jour, j’aimerais beaucoup dessiner d’autres aventures de « Tomie ». C’est quelqu’un qui a dit elle-même qu’elle est la femme la plus belle du monde, alors j’ai envie moi de me creuser la tête pour savoir comment la représenter de manière à ce qu’elle soit de plus en plus belle. Et donc, oui, si l’occasion se présente, j’aimerais beaucoup dessiner d’autres histoires de « Tomie ».

Junji Ito nous fait voyager dans les méandres de la création, nous livrant sans filtre les secrets de créations de ces plus grandes œuvres. Une fois cette interview terminée, nous n’avons qu’une envie : nous replonger avec délices et effrois dans ses plus vils cauchemars.