Certaines œuvres bouleversent nos âmes par la puissance de leur propos. C’est le cas de « Vitamine », un manga « clé » qui se penche sur la dure réalité des collégiens japonais victimes de harcèlement. Un phénomène quasi culturel, qui tranche avec le bienveillance perçue des japonais. Mais un sujet universel aussi, traité ici sous le prisme de l’école nippone. (re)Découverte d’un classique du manga engagé.

Vitamine est un manga de Keiko Suenobu paru au Japon en 2001. On y suit Sawako, une collégienne qui, au premier abord, ressemble à des millions d’autres. Elle prépare ses examens pour passer au lycée, a des amis, des parents qui l’aiment et même un petit ami nommé Kôta. Malgré ce bonheur apparent, elle subit la pression de ce dernier qui se montre très entreprenant dans son appétit sexuel et ne semble pas comprendre le sens du mot « non ».

Poussant toujours les choses plus loin, il entraîne la jeune fille de 15 ans dans un acte sexuel forcé dans une salle de classe. Quelqu’un les surprend pendant l’acte et cela suffit à détruire la réputation de Sawako. Petit à petit, sa scolarité devient un cauchemar et un harcèlement permanent commence.

Quand la victime se sent coupable

Après ce drame, Sawako devient la cible de tous. Même Kôta – qui avait pourtant promis le contraire – ne la soutient pas dans cette épreuve. Si le quotidien du jeune homme reste étrangement le même, celui de la jeune fille entre les murs du collège devient alors impossible à supporter. Petit à petit, elle n’arrive même plus à en passer le portail. Malgré le soutien de sa mère, elle ne peut ainsi plus reprendre sa scolarité comme si de rien n’était. Ne sachant plus comment réagir, elle tombe même dans la violence physique.

Autour d’elle, dans le milieu scolaire, personne ne fait quoi que ce soit pour la soutenir et soigner son malaise. Que ce soit les professeurs ou la hiérarchie, on préfère fermer les yeux et ne pas faire de vagues alors qu’une classe entière prend une élève comme bouc émissaire.

Cette plongée dans le quotidien de collégiens nous dévoile comment un événement traumatique peut transformer une vie en cauchemar. Plutôt que prendre la défense de Sawako, ses anciens amis préfèrent se ranger du côté des harceleurs de peur de se retrouver eux aussi dans l’œil du cyclone. Le harcèlement ne devient plus seulement moral mais également physique. Sawako, esseulée, ne peut même plus réagir. Alors elle se laisse faire et chaque jour amène son lot de souffrances jusqu’à tout simplement rendre son quotidien invivable.

Les murs du collège ne sont plus que source de mauvais souvenirs. Salle de classe, toilettes, escaliers… Chaque endroit a en effet été le théâtre de traumatismes pour la jeune fille. Quant à ses camarades, ils rivalisent de cruauté pour la pousser toujours plus loin dans des tourments qui finissent par avoir des répercussions hors de l’établissement. On pourrait penser que l’histoire est tirée par les cheveux, mais non ! L’actualité japonaise regorge d’histoires sordides de ce genre. L’une des raisons ? La centralité du groupe dans les rapports sociaux et l’exclusion de la moindre différence.

Face au vide

Les parents de Sawako – qui ne connaissent rien à la raison de ce changement de comportement de leur fille – ne la reconnaissent plus. Ils ne sont que les témoins extérieurs de cette transformation d’une Sawako d’ordinaire lumineuse en bête blessée et craintive. Ils ne savent d’ailleurs pas s’ils font eux aussi partie du problème et culpabilisent. Si son père essaie de gérer la situation avec calme et psychologie, ce n’est pas le cas de sa mère…

Cette dernière est désemparée et en proie à une détresse presque aussi grande que celle de Sawako. Chacune est victime d’une incompréhension mutuelle. Hélas, la collégienne n’arrive pas à se confier sur sa situation et demande un soutien aveugle qui lui permettra de retrouver un semblant de sérénité. Rappelons que d’exprimer ses sentiments et, en particulier, concernant un viol, peut-être perçu très négativement par l’entourage.

La lueur dans la nuit

Car dans Vitamine, le malheur réveille aussi les envies de se reconcentrer sur ce qui fait naître le bonheur dans le cœur de Sawako. La jeune fille, enfermée dans sa chambre et incapable d’en sortir, retrouve de vieux cahiers dans lesquels elle dessinait. Elle se souvient même de ce rêve qu’elle chérissait quand elle était enfant : devenir mangaka. Ainsi, on comprend que le manga devient « meta » et devient le miroir de sa propre existence.

C’est dans cet art qu’elle va tenter de s’épanouir et de trouver une bulle dans laquelle elle se sentira à l’abri de l’oppression de ses camarades. Ce moyen d’expression lui permet de retrouver peu à peu l’envie de vivre et, surtout, de redevenir celle qu’elle est vraiment et qui s’était perdue sur la route de la vie.

Pression familiale

Dans Vitamine, le sujet de la pression sociale est abordé frontalement, alors que cette pression de la réussite est peut-être sur l’archipel encore plus forte qu’ailleurs. La sœur de Sawako a connu un vrai succès à ses examens avant elle pour entrer à l’université et cela a changé la psychologie de la jeune fille. Ses rêves de devenir mangaka se sont envolés pour laisser la place à celui plus « sérieux » de devenir chercheur.

Même les voisins cancanent et font subir la pression aussi bien aux parents qu’à leur progéniture. Il y a une « honte » sociale qui enveloppe la famille et qui cherche, involontairement, à la détruire lentement mais sûrement. Voilà comment il existe de si nombreux Japonais frustrés par leurs choix de vie incompatibles avec leurs aspirations propres, qui oublient leurs rêves simplement pour faire la fierté de leur famille et continuer à perpétuer un semblant de bonheur qui n’est finalement que d’apparat.

Les collégiens, alors qu’ils ont à peine commencé leurs vies, ont déjà l’impression qu’ils n’auront pas le loisir de la mener comme ils le souhaitent. Il y a une ligne de noblesse sociale à suivre et il ne faut pas s’en éloigner, sous peine de porter la honte. Ce manga se veut néanmoins porteur d’espoir ! Car les choses changent…

Cocktail de Vitamine

Le titre Vitamine comporte en effet en lui-même un message fort. Non, nous ne les trouvons pas toutes dans les shots d’énergie du konbini ou dans un bon ramen, mais surtout dans le soutien que l’on reçoit de ceux qui nous entourent. La force qui nous pousse à nous surpasser doit ainsi venir également de cet élan de confiance extérieure. Ce boost de bien-être, il est aussi dans ces passions qui nous nourrissent et comblent nos carences. Sawako s’épanouit en dessinant des mangas et en créant des histoires qui la touchent et la font avancer. C’est sa manière à elle de vivre en étant elle-même et en trouvant l’énergie de le rester.

Vous l’aurez compris, Vitamine n’est pas une lecture facile et c’est tout à fait normal vu son sujet très lourd sur le harcèlement. Mais nous savons que vous êtes, chez Mr Japanization, des lecteurs avertis. Ce manga dur, oppressant, et souvent violent psychologiquement. Pourtant, comme dans Look Back avec qui elle possède quelques points communs, il y a tout de même de l’espoir dans cette œuvre et les larmes ne sont pas que de tristesse. Si vous cherchez de la légèreté, passez votre chemin. Par contre, si vous voulez découvrir une histoire marquante qui a le courage d’aborder un sujet sensible avec justesse, délicatesse et sans tabou, jetez-vous sur le manga de Keiko Suenobu !

Stéphane Hubert & Mr Japanization