On arrête tout pour vous parler de cette grande surprise sortie l’année dernière au Japon : « Look Back » est l’une de ces œuvres qui font battre fort les cœurs par leur simplicité, leur beauté et la déflagration émotionnelle que nous apporte sa lecture. Entre gros plan sur la difficile réalité du travail de mangaka et amitié inattendue entre deux jeunes filles aussi passionnées que différentes, découverte d’un inévitable chef d’œuvre né des crayons de Tatsuki Fujimoto. Et ça aussi, c’est une surprise !

Cette phrase pourrait être mal interprétée comme une mise en doute du talent de Tatsuki Fujimoto par nos poulpes, mais il n’en est rien ! Pour comprendre pourquoi voir une œuvre telle que Look Back naître de l’imagination du mangaka est étonnant, il faut tout d’abord présenter ses deux séries précédentes qui on fait de lui une star du milieu.

Sur ma gauche, Fire Punch (2016-2018), dont les premières pages nous montrent un élu évoluant dans un monde apocalyptique couvert de neiges. Il nourrit les habitants d’un village en se coupant un bras qui repousse inlassablement et sa sœur de 15 ans lui propose d’avoir un enfant avec lui (oui…). Sur ma gauche, Chainsaw Man (depuis 2018 et vendu à 12 millions d’exemplaires rien qu’au Japon) dans lequel nous suivons un tueur de démons qui, après avoir été démembré, fusionne avec un démon m-chien/mi-tronçonneuse. Il gagne alors l’habileté de se transformer lui aussi en monstre et des lames lui sortent des bras et du crâne.

Ces deux rapides descriptions vous exposent ce à quoi le cerveau de Fujimoto nous avait habitués. D’où l’effet de surprise au moment de découvrir Look Back, un manga doux et profond, à première vue, diamétralement différent. Et pourtant…

Look Back : quand les démons sont intérieurs

Look Back nous raconte l’histoire de Fujino, prodige du dessin en classe de CM2. Cette élève espiègle et passionnée fait la connaissance dans de drôles de circonstances de Kyômoto, évoluant dans la même classe, mais qui, victime d’angoisse sociale, vit recluse dans sa chambre. L’enfant est hikikomori. Qu’est-ce qu’elle fait enfermée seule dans sa chambre ? Elle dessine également, bien évidemment ! Les deux jeunes filles, unies par la même passion, vont se pousser l’une et l’autre dans l’affirmation de leur art et leur construction en tant que femme. Ce récit nous offre le portrait croisé de deux amies qui traversent finalement la vie avec des destins qui se trouvent, se perdent et se répondent.

Ce pitch, on peut le dire, est plutôt simple et, sur le papier, pourrait être celui d’une histoire lambda 1 000 fois racontée ? C’est tout l’inverse. Alors, qu’est-ce qui fait de ce manga un chef-d’œuvre à part entière ?

Régal pour les yeux et le cœur

Déjà, Look Back est un véritable ravissement pour les yeux grâce à un dessin travaillé. Chaque planche fourmille de détails de la vie quotidienne et on s’étonne à regarder chaque case avec attention pour être sûr de ne rien avoir manqué. Tsujimoto est ici en pleine maîtrise de son art et nous met l’air de rien une vraie claque graphique. Terminés le gore et l’excentricité de ses séries précédentes. Ici, nous sommes au plus près du réel et la précision de son trait donne de la puissance à son récit, se rapprochant dans le traitement artistique de son histoire d’un Taniguchi.

La mise en scène est forte et audacieuse et le découpage met souvent le tournis avec ses cases épurées de dialogue qui en disent justement plus que de longs discours de par l’émotion qui s’en dégage. Dans la joie comme le drame, le lecteur est saisi et plongé dans des tourbillons instantanés et incontrôlables de sentiments.

Le mangaka d’à peine 29 ans s’amuse même du format et vous serez surpris de voir parfois de la neige se déposer jusque sur les limites des cases. Certaines doubles pages sont magnifiques et vous couperont littéralement le souffle pendant de longues secondes. Il faut dire que le dessinateur est allé puiser dans sa propre existence et ses névroses pour écrire cette histoire.

De la « Mangaka thérapie »

Le récit de Look Back se penche en effet sur le quotidien des créateurs de manga. On y voit les jeunes filles travaillant d’arrache-pied, coupées du monde, qui, exactement comme Tsujimoto dans la vie réelle, sont repérées très tôt pour leur talent.

Mais tout n’est pas rose dans ce monde de créativité puisque l’hygiène du quotidien des mangakas est une grande suite de souffrances, que ce soit dans les horaires de travail ou dans la difficulté de créer en permanence pour respecter les délais de bouclage des différents magazines qui les publient.

Une image vous marquera plus que les autres dans Look Back, c’est Fujino qui dessine sur son bureau et que l’on découvre à chaque fois, de dos, les épaules tordues et recroquevillées qui lui donnent presque l’air d’être malade. Pas étonnant qu’elle se retrouve également sur la couverture tellement elle est iconique et attachée à l’identité du manga.

Le message nous frappe : devenir mangaka est un sacrifice permanent.

Si, en dehors des frontières japonaises, dessiner un manga peut sembler un métier de rêve, ceux qui en vivent sur l’archipel n’ont de cesse de rappeler combien leur existence ressemble souvent à un doux cauchemar. Interrogé par BFMTV alors que le festival de la BD d’Angoulême lui rendait hommage il y a quelques jours, voilà comment le jeune mangaka torturé décrivait son quotidien :

Je travaille seul, pour un magazine hebdomadaire. C’est un travail extrêmement dur et je n’ai pas envie que ma série s’arrête ! Je ne cesse donc de travailler. Créer un manga est extrêmement difficile, voire pénible. On commence à être mangaka, parce qu’on aime raconter des histoires et dessiner. Mais une fois qu’on pratique ce métier, on se rend compte qu’il faut tout faire soi-même ! Quand on travaille pour un magazine publié à un rythme hebdomadaire, on n’a pas de temps. Le rythme est trop intense et il faut travailler très vite. On peaufine le crayonné, mais au moment de l’encrage, il y a toujours une part d’improvisation pour gagner du temps.

Tsujimoto nous dévoile donc, à travers ses deux personnages, ce à quoi ressemble sa propre vie. Il est lui même un mix entre Fujino pour la précocité et Kyômoto pour l’angoisse sociale dont il souffre. Une première incroyable pour cet homme très secret. Tout comme les mêmes de Mr Japanization, aucune photo n’existe de lui et il ne se montre que très rarement. L’artiste qui déteste être mis en avant parle finalement indirectement ici de lui avec beaucoup de pudeur.

Il se livre intimement sur ses failles, allant même jusqu’à incorporer dans son intrigue un fait divers japonais qui l’a choqué à titre personnel il y a quelques années et qu’il évoque ici comme une thérapie pour rappeler combien il en souffre encore aujourd’hui. C’est, à n’en pas douter, ce mélange entre vérité touchante et fiction mélancolique qui fait que son Look Back frappe autant le lecteur de sa poésie, même s’il ignore tout de son auteur. On y découvre une véritable ode à la création comme dans l’excellent animé Keep Your Hands Off Eizouken.

Look Back

Cette œuvre magistrale et déchirante ne fait que 140 pages mais c’est tout à fait suffisant pour marquer l’histoire du manga tant son récit est aussi simple que puissant. On est ici face à des humains qui font des choix, personnels et collectifs, et qui doivent en assumer les répercussions. La deuxième partie de l’histoire vous bouleversera ainsi à jamais.

Même si le sujet est effleuré en filigrane, il est intéressant également d’avoir un tel écho tout en honnêteté sur la dure situation du métier de mangaka. Pour cause, au Japon, la tendance est plutôt à cacher la souffrance au travail sous le tapis pour se contenter d’une vision édulcorée de la réalité. La productivité de toute une nation en dépendrait… Alors n’hésitez pas à dévorer Look Back et vous n’aurez qu’une envie en arrivant à la dernière page : le relire !

Look Back est disponible aux éditions Kazé depuis le 9 mars. Vous pouvez en lire gratuitement les 50 premières pages à cette adresse mais rien ne vaudra, évidemment, de le découvrir sous format papier au prix de 7,29€.

Stéphane Hubert