C’est à Yoshiwara (吉原), pendant la période d’Edo, que tout se passe. Dans ce quartier consacré aux divertissements, des vitrines de prostituées se succèdent, exposées aux fantasmes des passants. Quelques sous en poche suffisent pour s’offrir les services de ces dernières : de très jeunes filles encagées, dont le sort est, en réalité, tristement compté. En effet, au-delà des nombreuses maladies qui les guettent et de leur grande fatigue, la misère de leur profession les soumet à une malnutrition entrecoupée de périodes de privations redoutables. Les recherches de l’historien Yuriko Yokoyama ont permis de faire resurgir une édifiante archive à ce sujet : un journal intime dans lequel l’une de ces filles répertorie sa maigre diète quotidienne. Retour sur cette découverte étonnante.

De l’extrême codification d’Edo à la désinhibition des kuruwa (曲輪).

L’ère d’Edo, située entre 1603 à 1868, reste parfois dépeinte comme une parenthèse, certes abondamment réglementée et hiérarchisée, mais tout de même prospère et prolifique. L’art national ayant été fortement privilégié par un Japon en repli sur lui-même, nombre de représentations qui nous sont parvenues cultivent une vision magnifiée d’Edo. Y régnait, pourtant, une grande misère.

La porte principale du quartier de Yoshiwara, par Torii Kiyotada (estampe) @ChicagoMuseum

Si, de toute évidence, aucune culture n’échappe à l’idéalisation de son histoire, chacune réécrit son passé à l’aune de conjonctures singulières – et instructives. En l’occurrence, l’anoblissement spécifique d’Edo s’explique, pour sa part, assez facilement : il s’avère que la période est née à l’issue de longs siècles de guerres féodales et s’est éteinte à l’aube d’une brutale industrialisation expansionniste qui a précipité l’archipel au cœur de graves conflits mondiaux. Aussi, entendu comme le seul moment de répit avant les atrocités de la Seconde Guerre Mondiale, Edo ne pouvait-il qu’incarner une intervalle de grandeur et de paix dans le passé nippon. Un patrimoine romancé pour amortir les présents difficiles et l’avenir incertain, n’est-ce pas ce dont chaque pays se pare ? Bien sûr, l’ère d’Edo a charrié une dimension prestigieuse. Mais, dans les faits, il n’en reste pas moins que cet entre-temps conserve un lot conséquent de désastres et de vies bafouées. Une réalité peu négligeable.

Yoshiwara, le quartier des plaisirs, par Hishikawa Moronobu (estampe) @MuséeNationaldeTokyo

Où pouvait-on croiser cette réalité ? Les kuruwa, quartiers délimités par des remparts, abritent alors une large part de ces infortunés. Encadrées et surveillées, ces villes dans la ville sourient à qui détient un peu d’argent à dépenser. Elles offrent ainsi, avec l’accord des autorités, une société parallèle débridée, où la rigide classification sociale s’atténue au profit d’atouts financiers anonymisant. Artistes, courtisanes, roturiers ou samouraïs s’y côtoient ainsi fréquemment. Toutefois, ces enceintes restent surtout populaires pour leurs vastes réseaux de prostitution. Les plus importants d’entre eux sont nichés dans les centres d’un trio de villes bien connu : Edo (actuel Tokyo) voit ainsi naître Yoshiwara dit « la plaine des roseaux », à Kyoto émerge le quartier de Shimabara (« l’îlot aux roses ») et Osaka accueille Shinmachi (« la nouvelle ville »). Dans ces repaires de libertinages monnayés, c’est donc tout un monde qui fourmille, préservé des codes et des regards. Un arrangement qui ne profite pas à tous…

Yoshiwara et le sort des prostituées

Prostituées en vitrine au Yoshiwara (1841 – 1934)

A l’intérieur des murs de Yoshiwara, les plaisirs des uns font le malheur des autres. Si on soupçonne assez facilement que les bordels taisent de nombreuses souffrances, peut-on seulement imaginer l’ampleur de ce qui se trame à l’intérieur ? Une archive a récemment été découverte qui nous permet, en tous cas, de nous faire une idée plus précise du sort de ces jeunes filles. L’historien Yuriko Yokoyama a pu révéler, dans le cadre d’une exposition nippone sur l’inégalité de genre, la nature de ce document, ici relayé par @kusikurage : un cahier datant de 1850 dans lequel une prostituée de Yoshiwara a quotidiennement inventorié ce qu’elle mangeait chaque jour et, surtout, ne mangeait pas. La teneur de la liste est tristement parlante

« 3-7 Matin : Cornichons pourris et ochazuke
Soirée : Bouillie de riz avec tête de saumon

3-8 Matin : Riz chaud avec des cornichons pourris
Soirée : N’a pas mangé

3-9 Matin : Bouillie de riz avec des légumes verts
Soirée : Cornichons et ochazuke

3-10 Matin : Sans mention
Soirée : Sans mention

3-11 Matin : Cornichons et ochazuke
Soirée : Ragoût de palourdes

3-12 Matin : Cornichons et ochazuke
Soirée : Mauvais cornichons et ochazuke

3-13 Matin : Bouillie de riz
Soirée : Céleri mitsuba rôti

3-14 Matin : Bouillie de riz
Soirée : Sans mention

3-15 Matin : N’a pas mangé
Soirée : N’a pas mangé

3-16 Matin : N’a pas mangé
Soirée : N’a pas mangé

3-17 Matin : Bouillie de riz avec feuilles de daïkon séchées
Soirée : N’a pas mangé, a pris secrètement des haricots rôtis et du saké

3-18 Matin : Cornichons et ochazuke
Soirée : Cornichons et ochazuke

On comprend que la jeune femme se nourrit essentiellement de riz et cornichons périmés, quand elle a la chance de manger !

Ce sont des plats qu’on imagine courants au XIXème siècle, y compris dans les foyers modestes. Le riz est alors bien plus présent en proportion qu’aujourd’hui et il est rarement accompagné de viandes ou de poissons frais. Ces menues portions ne sont donc pas propres à l’alimentation des femmes prostituées. Le journal laisse aussi découvrir que manger du riz « chaud » est assez rare pour être souligné par l’autrice. Les outils pour réchauffer la nourriture n’étant pas des biens matériels courants en 1850, c’est à nouveau assez ordinaire. Cependant, la jeune femme écrit qu’excepté le riz, elle mange également des fanes de daïkon, un radis blanc, au lieu du légume racine lui-même, ainsi qu’une tête de saumon et non d’autres parties plus digestes et nourrissantes du poisson. Autre information : un soir, elle précise qu’elle a subtilisé quelques haricots et du saké, laissant suggérer une cuisine commune et la responsabilité de la maison close dans ces bien faibles rations…

Daikon, dessin Japonais

Mais ce qui reste somme toute le plus frappant est la part importante de privations. A plusieurs reprises, la jeune fille note qu’elle n’a pas mangé du tout, parfois pendant plusieurs jours ! Sans compter les fois où elle rate son repas car elle s’est endormie. On imagine aisément que l’épuisement du travail de la veille, un labeur essentiellement nocturne, la conduisait à prolonger son sommeil. C’est le cercle vicieux assuré : manquer d’énergie pour se lever l’empêche de se nourrir et, donc, de récupérer des forces sur le plan nutritif. Son corps carencé est ainsi voué à aller de mal en pis. Une inscription indique même que la travailleuse, du 15 au 17 mars, n’a absolument rien avalé. 

@kusikurage, à l’origine du tweet diffusant l’extrait de ce journal, rappelle que l’espérance de vie moyenne des prostituées de l’ère d’Edo dépasse rarement les 20 ans. Bien sûr, à cette époque, on ne vit globalement pas beaucoup plus : la longévité des japonais avoisinant 32 ans. Mais la mort de ces travailleuses reste relativement prématurée. Pauvreté, exposition à des maladies sexuellement transmissibles, conditions de travail et réalités sanitaires y sont initialement pour beaucoup. Or, une alimentation discontinue, des jeûnes à répétition et un équilibre alimentaire inexistant n’ont certainement pas aidé à préserver la vie de ces adolescentes qui vont perdre la vie à peine à l’âge adulte. Tout du moins, de celle-ci. En effet, il faut noter que même les prostituées sont socialement classées et enregistrées par le régime des Tokugawa qui, sous couvert de surveillance, se garantissent de cette manière des rentrées fiscales. Conséquence sur ces femmes ? Les moins chanceuses reçoivent un traitement moins soigneux et des clients de « rangs inférieurs ».

Miroir des beautés de Yoshiwara (Seiro Bijin Awase Sugata Kagami)

Conclusion : on apprend peu par la victoire, beaucoup par la défaite.

Entre le XVIIème siècle et le XIXème siècle, le Japon s’est amplement développé dans maints domaines : littérature, peinture, poésie, philosophie… Notre époque hérite d’ailleurs de vestiges incontestables issus de ces temps uniques. Toutefois, l’attachement que nous inspire un pays, une culture ou une époque devrait toujours s’entretenir à hauteur des réalités complexes et hétérogènes qui les traversent. De quoi bien mieux leur rendre honneur. Grâce aux recherches approfondies d’historiens, les mystères d’âges révolus nous parviennent en partie, mettant la lumière sur les constructions du passé et, ainsi, sur celles de notre présent

Sharon H.

Pour aller plus loin, relisez notre dossier : L’étonnante organisation de la prostitution sous l’ère Edo

Source : The depressing diet of a Tokyo prostitute during Japan’s Edo period, Casey Baseel, Dec 1, 2020.