Dans notre série de portraits de femmes japonais au destin remarquable, nous nous arrêtons aujourd’hui sur l’histoire tragique de Jigoku Tayū (地獄太夫), La courtisane des Enfers. Pour cause, son existence relève véritablement d’une lente descente aux enfers au point d’en incarner la symbolique dans la manière d’être représentées dans les œuvres japonaises. Attention, il faut avoir le cœur bien accroché pour lire son destin très particulier.

La légende de Jigoku prend place durant l’ère Muromachi (室町時代 1333-1573), à Sakai (堺市, dans l’actuelle préfecture d’Osaka), mais fut pour la première fois évoquée durant l’ère Edo (de 1603 à 1868). Sa toute première apparition fut en 1672, dans un livre humoristique anonyme, Ikkyuu kantou banashi (一休関東話), narrant les tribulations d’Ikkyu, un moine bien singulier faisant des choses pas très… « Bouddhiques » dirons nous. Faisant partie intégrante du folklore japonais, il existe un très grand nombre de versions différentes de cette histoire. Nous avons fait le choix ici de vous rapporter la version la plus communément rapportée…

Kawanabe Kyousai 河鍋暁斎 (1831-1889) Jigoku tayuu 地獄太夫 – Japon – 1874

De son vrai nom Otoboshi, elle était la fille d’un samouraï qui un jour se fit sauvagement assassiner. Suite à ce drame, sa famille et l’enfant décidèrent de s’enfuir à destination du mont Nyoi. Cependant, le sort allait encore une fois s’acharner contre la pauvre jeune fille : sur la route, ils tombèrent dans une embuscade de bandits. Otoboshi fut alors capturée, mais son calvaire n’allait pas s’arrêtait là…

En effet, celle-ci fut vendue par ses ravisseurs à un bordel de la ville de Sakai. De jeune fille d’une famille relativement noble, elle devient prostituée. Son nouveau maître, Tamana, l’entraîna à devenir une courtisane de haut rang.

Elle est décrite comme étant d’une beauté remarquable et d’une intelligence hors du commun. C’est peut être cette grande intelligence qui la poussa à une réflexion sur la succession d’événements qui se sont jusqu’alors abattus sur elle de la plus cruelle des manières, la poussant à perdre la seule chose qui lui restait alors : son corps, vendu comme un vulgaire bien mercantile.

Était-ce là son karma qui venait lui faire payer les péchés de ses vies antérieures ? Elle, qui prononçait inlassablement dans son esprit le nom de Bouddha, comme pour se laver des péchés, en espérant obtenir le salut – peut être dans une autre vie ?

En conclusion de ses inlassables réflexions, elle décida de prendre le surnom de « Jigoku » qui signifie « enfer » et se para d’un kimono qui, et c’est le moins que l’on puisse dire, ne manquait pas d’originalité macabre : celui-ci était d’un rouge écarlate, sur lequel apparaissait des scènes des enfers ; des squelettes dans les flammes infernales.

Sur ce kimono unique est aussi représenté Enma Daio (閻魔大王), le roi des enfers. Si l’on se réfère à la légende, cet accoutrement aurait été pour elle une manière de tenter de se repentir, mais aussi comme une forme d’avertissement pour ses clients : tous ceux qui viennent dans cette auberge pour coucher avec elle doivent se préparer à tomber en enfer. Peut-être une élégante métaphore pour dire que tous ceux qui croisent sa route tombent amoureux d’elle… En effet, son sens de l’élégance, sa diction, son érudition ainsi que ses talents d’oratrice quand elle récitait les poèmes, suffisait à charmer rapidement ceux qui la rencontrait.

Très vite, un moine fantasque du nom de Ikkyu eu vent de cette « courtisane de l’enfer » dont tout le monde parlait à Sakai. Il décida de lui rendre une petite visite dans un lieu quelque peu insolite pour un homme de foi… directement au bordel ! dans le quartier des plaisirs.

Imaginez à quel point notre courtisane fut surprise de voir un moine débarquer de la sorte dans ces lieux de plaisirs charnels. Elle ne manqua pas de le questionner à ce sujet, ce à quoi le moine lui répondit sous forme de poème : « Comme mon corps ne signifie rien pour moi, une ville et une retraite en montagne sont exactement la même chose ». Selon lui, en tant que moine n’ayant aucun attachement à son corps physique, une maison de prostitution et un temple sont exactement la même chose.

Il continua son poème en disant à Jigoku : « Voir l’enfer en personne est beaucoup plus terrifiant que d’en entendre parler ». Jigoku, comprenant que Ikkyu était venu pour constater sa beauté et qu’il était en train de la complimenter, prit l’initiative de terminer sa phrase :

« Il n’y a personne qui ne meurt sans tomber en enfer ». Cette phrase, toute emprunte de la philosophie Bouddhiste, serait une métaphore signifiant que tous ceux qui croisent son chemin, tombent forcément amoureux d’elle. Elle lui offrit un repas végétarien, comme il convient de le faire à un moine bouddhiste censé tenir un régime alimentaire strict selon les préceptes… mais le moine demanda de l’alcool et une carpe !  Jigoku, suspicieuse de ce moine décidément bien étrange, décida d’envoyer d’autres courtisanes à son étonnant visiteur afin de le tester.

Et c’est ainsi que les filles jouèrent pour lui de la flûte et des percussions tout en dansant, ce qui ne manqua pas de distraire le moine qui, profitant des festivités se mit lui aussi à danser. Pas courant, pour un moine…

月岡芳年『新形三十六怪撰』より「地獄太夫悟道の図」

Pendant ce temps là, Jigoku l’écoutait depuis la pièce attenante quand soudain, les ombres projetées sur les portes de papier prirent une tournure macabre. Elle décida de jeter un œil dans la pièce et ce qu’elle vit fut glaçant : tous les danseurs étaient devenus des squelettes, dansant de manière endiablé sur la musique. Quand celle-ci, qui n’en croyait pas ses yeux, fit irruption dans la pièce, tout redevint normal.

Comble du paranormal, le moine, complètement ivre, parti vomir la carpe qu’il avait mangé dans l’étang, qui revint à la vie au contact de l’eau !

Le lendemain, Jigoku s’empressa de questionner Ikkyu sur ce qu’elle avait vu la nuit précédente. Était-ce un rêve ? La réalité ? Le moine lui répondit en ces termes :

« Quand ne sommes-nous pas dans un rêve ? Quand ne sommes-nous pas des squelettes ? Nous ne sommes tous que des squelettes enveloppés de chair, masculins ou féminins. Lorsque notre souffle expire, notre peau se rompt, notre sexe disparaît, et le supérieur et l’inférieur sont indiscernables. Sous la peau de la personne que l’on caresse aujourd’hui, il n’y a rien de plus qu’un squelette soutenant la chair. Pensez-y ! Puissant ou modeste, jeunes ou vieux, hommes ou femmes : c’est la même chose. Si vous vous éveillez à cette seule vérité fondamentale, vous comprenez. »

Buvant les paroles du moine, Jigoku voulut soudainement devenir religieuse et quitter le monde de la prostitution, mais le moine lui demanda de rester ce qu’elle était. Selon lui, elle devait trouver par elle-même la voie qui la mènerait au salut, que la religion n’est qu’hypocrisie et qu’une prostituée au final, ne vaut pas plus qu’une religieuse.

Pour le reste de sa vie terrestre, Jigoku resta amie avec le moine qui venait régulièrement au bordel lui dispenser ses enseignements. Dans son temps libre, elle pratiquait abondamment la méditation et la prière afin d’éventuellement atteindre l’illumination. Comme bon nombre de femmes à cette époque dans le milieu de la prostitution, Jigoku tomba malade très jeune et au 45ème jour de sa maladie, sentant la mort approcher, fit appeler Ikkyu à ses côtés. Réunissant ses dernières forces, elle joua pour lui une mélodie au Koto, et poussa son dernier soupir, elle qui était alors encore si jeune. Prévoyante, elle avait laisser une dernière lettre à son mentor Ikkyu, contenant ses dernières volontés :

« Ware shinaba yakuna uzumuna no ni sutete.
Uetaru inu no Hara wo koyase yo. »

« Quand je mourrai, ne me brûlez pas, ni ne m’enterrez. Jetez-moi dans un champ, afin que je nourrisse les chiens affamés. »

Le moine pris son corps, la vêtit d’un simple kimono blanc et la déposa, selon ses souhaits, dans un champ afin que celle ci serve de pitance aux chiens.

C’était là le dernier acte de compassion de Jigoku, et le dernier don de son corps, tombé dans l’enfer de cette existence terrestre. Un enfer bien réel pour Jigoku et tant d’autres femmes de son temps.

月岡芳年「日進佐渡流刑

Addendum : Une autre version de l’histoire raconte que le moine serait revenu pour récupérer les ossements de Jigoku, et que quand il trouva ceux-ci, ils étaient tous encore attachés ensembles. Ce qui constituerait selon la doctrine, la preuve que celle-ci aurait atteint l’illumination.