Imaginez-vous en train de voguer paisiblement sur la mer du Japon par une belle nuit étoilée, quand tout à coup surgit des profondeurs un masse sombre gigantesque, d’une dizaine de mètres, provoquant sur son passage tempêtes et destructions. Si jamais ce genre de situation vous arrive, et que vous n’êtes pas tué sur le coup dans l’explosion de votre navire, c’est que vous êtes en présence d’un umibôzu, un yôkai marin redoutable dont l’histoire est méconnue.

Qui est l’umibôzu, cet effrayant yôkai marin ?

L’umibôzu 海坊主 est un yôkai marin qui a tendance à apparaître une fois la nuit tombée, alors que la mer est très calme. Son unique but est de faire couler les navires qui croisent sa route. L’umibôzu possède une taille assez impressionnante et peut mesurer plusieurs dizaines de mètres. C’est l’un des monstres les plus grands de la mythologie japonaise. Comme il surgit dans une mer auparavant calme, son apparition provoque une véritable tempête qui suffit souvent à faire chavirer les navires.

D’autant plus que, parfois, ce n’est pas un seul umibôzu qui apparaît, mais plusieurs en même temps…

Illustrations d’un umibôzu (gauche : illustration venant du bakemono chakutôchô ; wikimedia commons) (droite : illustration venant du kii zôtan shû ; wikimedia commons)

Il existe plusieurs récits « historiques » décrivant des rencontres avec des umibôzu. On se rend alors compte qu’il existe des variations selon les régions. Par exemple, dans la préfecture de Nagano, les umibôzu apparaissent même dans les rivières…

Selon d’autres témoignages japonais des temps anciens, l’umibôzu n’est pas toujours très grand et doit alors s’accrocher à la poupe du navire de toutes ses forces pour le faire chavirer.

Illustration d’un umibôzu venant du Bakemono no e (wikimedia commons)

On ne sait pas vraiment à quoi ressemble l’umibozu dans son entièreté, puisque seul le haut de son corps émerge de l’eau, souvent à partir des épaules. Est-ce qu’il possède des jambes ? Une queue de poisson ? Des tentacules ? On ne sait malheureusement pas. Pour ce qui est de la partie visible de son corps, l’umibôzu a pour particularité d’avoir une peau couleur noire encre légèrement translucide, couleur sûrement intensifiée par le fait qu’il apparaît seulement la nuit.

Ce qui marque aussi chez l’umibôzu, c’est son crâne rasé, qui le fait ressembler à un bonze bouddhiste. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il s’appelle umibôzu, ce qui signifie littéralement « bonze de la mer ». Le surnom d’umibôzu est aussi parfois donné à des personnes chauves. D’ailleurs, le personnage de Mammouth dans l’animé Nicky Larson (City Hunter en japonais) est appelé Umibôzu en version originale.

La plupart des illustrations mettant l’umibôzu en avant lui donnent une apparence humaine, mais il arrive qu’il soit représenté sous les traits d’un poisson-chat géant. Aussi, selon certaines légendes locales, l’umibôzu est capable de se transformer en jolie jeune femme, perdue au milieu de la mer, pour attirer plus facilement les navires.

Selon une publication officielle parue dans le journal Miyako Shimbun en 1888, un umibôzu fut aperçu près des côtes de la préfecture de Wakayama. Il mesurait 2,4 mètres de haut, pesait dans les 263 kilos et avait pour particularité d’avoir une queue, une bouche de crocodile et la voix d’une vache… Ça ne s’invente pas !

Rencontre entre le marin Tokuso et un umibôzu, par Utagawa Kuniyoshi (wikimedia commons)

Comment échapper aux umibôzu ?

Si le navire n’est pas détruit par la tempête créée lors de l’apparition de l’umibôzu, ça ne signifie pas pour autant que ses occupants sont hors de danger, bien au contraire… L’umibôzu a une façon de tuer assez originale, puisqu’il demande à l’équipage du navire de lui fournir un hishaku, une sorte de louche un peu profonde (parfois il s’agit d’un baril). L’équipage, abasourdi par une telle demande, s’exécute souvent en pensant qu’après l’umibôzu s’en ira, mais pas du tout ! Le yôkai marin commence alors à remplir d’eau la louche pour la déverser sur le navire, qui petit à petit prend l’eau et coule… Assez sournoise comme méthode !

Les rares japonais qui auraient réussi à échapper à la mort ont trouvé une solution assez ingénieuse pour que l’umibôzu ne coule pas leurs navires. La technique consiste à fournir à l’umibôzu une louche, mais percée ou sans fond pour que l’eau s’en échappe et n’inonde pas le bateau. Selon certains récits, il existe un autre moyen si le navire possède une cargaison de précieuse valeur. Dans ce cas précis, il suffit alors d’abandonner la cargaison au profit de l’umibôzu qui laisse alors l’équipage partir sain et sauf. Une variante qui aura fait les affaires de certains voleurs. « L’or n’a pas disparu, c’est l’umibôzu qui l’a pris » !

D’où viennent les umibôzu ?

Les umibôzu sont souvent confondus avec les funayûrei 船幽霊, des fantômes marins. Les funayûrei étaient autrefois des humains, qui sont malheureusement morts noyés lors du naufrage de leur navire. Comme leur mort est assez atroce, ils se transforment alors en fantôme et cherchent à se venger. Dans le Ehon hyaku monogatari, un ouvrage datant de l’époque Edo, c’est justement le sort qu’auraient subi les guerriers du clan Taira qui furent tués dans le détroit de Kanmon, lors de la célèbre bataille navale de Dan no Ura.

Funayûrei dans le Ehon hyaku monogatari (wikimedia commons)

Les funayûrei sont eux aussi connus pour s’attaquer aux navires et demandent aux équipages une louche, il est donc possible que cette coutume des umibôzu vienne en réalité des funayûrei. Contrairement à l’umibôzu, les funayûrei apparaissent en revanche les soirs de tempête, surtout lors d’une pleine lune, mais aussi pour l’Obon, le festival des morts japonais.

Les yôkai et autres mythes sont souvent issus d’évènements marquant de la réalité et c’est aussi le cas pour les umibôzu. Certaines personnes suggèrent que les umibôzu auraient été autrefois des bonzes (moines) qui auraient été jetés à la mer par des villageois, mais on ne trouve pas vraiment de récits mentionnant ce fait. Cette explication vient sûrement du fait que umibôzu signifie « bonze de la mer ». Mais les mythes en inspirent d’autres dans une boucle de rétroaction, camouflant parfois des explications beaucoup plus simples et tragiques.

Photo d’une vague scélérate datant de 1940 (wikimedia commons)

L’explication la plus plausible quant à l’origine des récits de marins sur l’umibôzu est en réalité scientifique. Ils s’agirait d’un phénomène naturel appelé « rogue waves » ou « vagues scélérates » en français. Selon ce phénomène très rare, des vagues immenses peuvent apparaître subitement alors que la mer est relativement calme. Ce phénomène rare a été démontré assez récemment, à la fin du 20e siècle. Avant, ce phénomène inexpliqué décrit par les marins était considéré comme une simple légende. Il fut ainsi facile d’attribuer ces géantes isolées à l’apparition d’un monstre marin.

Dans la région du Tôhoku (nord du Japon), les umibôzu sont toujours pris au sérieux dans certains villages. Il est dit que les umibôzu sont au service des divinités de la mer et que si les pêcheurs n’offrent pas le premier poisson à ces divinités, alors les umibôzu viendront les capturer et faire couler leur bateau…

De par sa taille, son apparence et sa façon de tuer, l’umibôzu est sans doute l’un des yôkai les plus énigmatiques et effrayants du folklore japonais. Ici aussi, sa légende fut peu à peu alimentée par divers témoignages de marins à travers le Japon ayant observé des créatures marines inconnues ou des phénomènes rares comme les vagues scélérates. Pour les survivants d’un naufrage, il fallait aussi pouvoir expliquer, non sans une grande imagination, comment des bateaux si précieux pouvaient couler si facilement, sans perdre son honneur. La magie de la culture japonaise, alimentée par les maîtres de l’estampe, réside aussi dans cette capacité à transformer de simples récits en symboles nationaux et ces symboles en nouveaux récits qui alimentent toujours l’imaginaire bien au-delà du Japon même.

Claire-Marie Grasteau

Image d’en-tête : Rencontre entre le marin Tokuso et un umibôzu, par Utagawa Kuniyoshi (wikimedia commons)