Parmis les femmes importantes ayant marqué l’histoire du Japon, existe une poétesse dont l’influence a traversé les siècles, afin de nous enivrer de son art subtil et délicat, empreint à la fois de mélancolie, mais aussi d’érotisme. Aujourd’hui, nous allons vous raconter l’histoire de la poétesse Ono no Komachi (小野小町) et de son art oublié : le Tanka (短歌).

Qui est vraiment Ono no Komachi ? Nous ne savons finalement que très peu de choses sur la vie réelle d’Ono no Komachi. Pourtant, celle-ci fut l’une des plus grandes poétesses de l’histoire du Japon, au point d’être même considérée comme l’une des Rokkasen (六歌仙), à savoir les six poètes dont l’œuvre restera immortelle pour les japonais.

Les six poètes « immortels » en question évoluèrent tous à la même période, autour du IXeme siècle durant l’ère Heian (平安時代, Heian-jidai, 794-1185). C’est précisément à cette époque que la poésie japonaise prendra une nouvelle tournure avec l’apparition des Waka (和歌), et de sous-genre le Tanka (短歌), dont l’œuvre d’Ono no Komachi reste à l’heure actuelle l’une des plus emblématiques. Mais avant de s’attarder sur l’aspect historique et technique de ces courants poétiques, attardons nous sur la légende entourant cette intrigante femme de lettres.

Beaucoup de spéculations entourent la vie de la poétesse, mais nous savons que sa naissance se situerait aux alentours de 820-830 après J.-C. dans l’actuelle préfecture d’Akita, dans le nord du Japon. Les légendes louent sa beauté que l’on disait exceptionnelle. Jusqu’à notre époque, il est dit au Japon que de tout l’archipel, ce sont les femmes d’Akita les plus belles, au point d’avoir même un terme pour les décrire : les « Akita bijin » (秋田美人) caractérisées par leurs visages ronds, leurs voix aiguës et leur peau claire, qui nous, le rappelons, est un véritable synonyme de beauté sous ces latitudes à l’époque, en attestent les nombreuses jeunes femmes porteuses d’ombrelles dépeintes dans les Ukiyo-e antiques et dont vous pouvez même encore croiser le chemin aujourd’hui. Notre poétesse du jour pourrait bien en être l’ambassadrice.

La légende l’entourant lui confère une armée de courtisans, tentant de s’arracher le coeur de la belle lettrée, qu’elle n’hésitait pas à malmener plus ou moins au gré de ses désirs. L’histoire la plus connue est celle de Fukakusa no Shōshō, un courtisan de haut rang tombé éperdument amoureux d’Ono no Komachi. Mais celle-ci, bien qu’à son tour charmée par le beau et vigoureux jeune homme, lui proposa un défi auquel il devrait se tenir sans faillir afin d’obtenir le privilège de devenir son amant : celui-ci devait venir lui rendre visite durant 100 nuits, sans jamais discontinuer et ce qu’il pleuve, qu’il neige où qu’il vente. Évidemment, sans jamais poser les mains sur elle, au risque de tout perdre. Conquérir une si élégante dame ne doit pas être tache facile !

Et voici que notre prétendant s’attelle minutieusement à ses travaux Herculéens durant des jours et des nuits, sans jamais faillir à sa promesse ! Mais les choses n’allaient pas se passer comme dans un conte de fées. Par un malheureux jeu du sort, lors de la 99e nuit, le destin frappa notre amoureux éperdu. Ses escapades nocturnes, pour aller conter ritournelle à sa belle au si doux regard, se soldèrent par sa mort aussi tragique que soudaine, enseveli sous la neige.

Tryptique de Nobukazu (1874 – 1944)

On dit que la poétesse ne se serait jamais remis de cette perte atroce. Peut-être même ce cœur brisé alimenta son talent pour l’écriture. Cette histoire est rapportée dans une pièce de Nō s’intitulant « Kayoi Komachi »(通小町). Un classique japonais.

Ono no Komachi savait qu’elle avait, de par sa beauté et son intelligence, un immense pouvoir sur les hommes ; mais elle était aussi connue pour les traiter comme des moins-que-rien, mais surtout d’être d’une extrême vanité vis à vis des pauvres ères qui tombait sous son charme enchanteur. Enivrée du plus dangereux des pouvoirs. Mais le temps fit son œuvre, et la beauté laissa peu à peu place à la laideur et au désintérêt.

La légende raconte qu’elle mourut à un âge très avancé, autour des cent ans. Comme une punition pour son comportement odieux envers ses courtisans, Ono no Komachi eut à subir durement les affres de la vieillesse et la décrépitude de sa beauté s’évanouissant au gré des saisons et du temps passant inexorablement. Elle aurait fini ses jours, errante en guenille, demandant l’aumône par ci, par là, mais surtout moquée de tous ceux qui croisaient cette pathétique vieille dame errante autrefois si vaniteuse. Ceux-là ne savaient donc t’ils pas qu’ils se moquaient d’une future légende ?

Qui de sa vie au delà de la légende ?

Un véritable fantôme des temps passés. Un érudit du nom de Arai Hakuseki (新井 白石, 1657 – 1725) ira même jusqu’à émettre l’hypothèse qu’il n’aurait pas existé seulement une, mais plusieurs Ono no Komachi, et que les légendes l’entourant auraient pu être tout simplement des fragments de vie de quatre différentes poétesses antiques. Mais Haruseki ne pouvait qu’émettre une hypothèse. La plus communément admise comme étant la plus probable est que la poétesse aurait été au service de l’empereur Ninmyō (仁明天皇, 808 – 850) jusqu’à la mort de celui ci. Elle était ainsi vraisemblablement la fille d’un seigneur de Dewa dans l’actuelle préfecture d’Akita.

Elle laissa surtout derrière elle une œuvre qui aura marqué au fer rouge l’histoire de la poésie japonaise, et l’on sait qu’elle connu le succès de son vivant, à tel point que la survivance de son œuvre devrait encore perdurer pour plusieurs générations. Son aura ira jusqu’à imprégner le système ferroviaire japonais et la culture du riz : le Shinkansen Akita fut surnommé ainsi Komachi, en hommage à la poétesse. On trouve également dans la région une variété de riz ancien : l’Akita Komachi !

L’art subtil du Tanka (短歌)

Les thèmes de prédilections de la poétesse furent aussi variés qu’emprunt d’émotions : de la mélancolie au temps qui passe inexorablement (grâce à l’image des saisons défilantes dont elle sera inévitablement victime), aux amours impossibles et à la solitude ; généralement ceux ci sont toujours emprunt d’une aura de tristesse. Les mots sont précieux, puissants, mais dépeignent sans exagération une grande palette d’émotion, à la fois abstraite et intellectualisée. Elle fut aussi connue pour sa maîtrise de thématiques érotique, de fort élégante manière.

Komachi s’est particulièrement illustrée par sa maitrise du Tanka, son style de prédilection. Mais qu’est-ce donc ?

Le Tanka – ancêtre du Haiku – est une forme de poésie courte et symbolique ayant acquis ses lettres de noblesse durant l’ère Heian. Hautement technique, ce style est parfois considéré comme une forme d’expression littéraire de très haut niveau.

Le Tanka est caractérisé par ses règles très strictes : il se construit traditionnellement sur 5 lignes, suivant une structure en 31 syllabes ou sons, séparés d’une première partie en tercets (2 vers) en 5-7-5 syllabes (17 mores), et d’une deuxième, diptyque (2 vers) en 7-7 syllabes (14 mores), qui peuvent dans certains cas être inversés. Enfin, le tout suit une logique d’expression extrêmement codifiée : la première partie pose le contexte, et la deuxième exprime le ressenti du poète, bien que cette règle peut être transgressée ponctuellement.

Et par dessus tout, le Tanka ne peut être une invention; celui-ci ne peut que se baser sur le vécu de la personne qui l’écrit ! Un point important qui impose au poète de vivre des choses extraordinaires pour donner corps à son Art. Mais le tableau ne serait pas complet sans évoquer toute la dimension philosophique et son grand attachement au Shintoïsme. En effet, le Tanka peut amener un questionnement, mais ne doit jamais y répondre. Il est une expression viscérale des ressentis et des mouvements de la nature, de la sensibilité de son auteur.

Un instant fugace de réflexion gravé dans l’éternité, fragment de l’intimité du poète d’une lointaine époque .

Quelques poèmes d’Ono no Komachi

Voici quelques-uns de ses poèmes les plus emblématiques, mais veuillez noter toutefois qu’un poème ne sonnera jamais plus juste et beau que dans sa langue originelle. Tentez donc de vous imager le contexte et la douce sonorité de la langue japonaise telle qu’elle pouvait se parler il y a un peu plus de 1000 ans :

思ひつつ
ぬればや人の
見えつらむ
夢としりせば
さめざらましを

Pensant à lui,
Je me suis endormie
Et l’ai vu apparaitre
Si j’avais su que ce n’était qu’un rêve,
Je n’aurais jamais du me réveiller.

***********************************************

花の色は
うつりにけりな
いたづらに
わが身世に
ふるながめせしまに

Les fleurs fanées
Leur couleur s’est estompée,
Alors que sans signification
Je passais mes journées à ruminer,
Et les longues pluies tombaient.

***********************************************

わびぬれば
身をうき草の
根をたえて
誘ふ水あらば
去なむとぞ思

Je suis si seul
Mon corps est une herbe flottante
Coupée à la racine.
S’il y avait de l’eau pour me séduire,
je la suivrais, je pense.

***********************************************

色見えで
うつろふ物は
世中の
人の心の
花にぞ有りける

Comment invisiblement
elle change de couleur
dans ce monde,
la fleur
du coeur humain.

***********************************************

Nous vous invitons, chers Lecteurs, à vous plonger intensément dans l’oeuvre de Ono no Komachi. Si d’aventure vous veniez à vous aussi, vous éprendre de cet art délicat et emprunt de spiritualité qu’est le monde de la poésie japonais du IXeme siècle, nous ne saurions que vous conseiller de vous renseigner sur les œuvres des Rokkasen, les six immortels de la poésie Niponne sus-cités dont voici les noms :

Ariwara no Narihira,
Fun’ya no Yasuhide
Kisen Hōshi,
Ono no Komachi,
Ōtomo no Kuronushi,
Sōjō Henjō.

Bon voyage.

– Gilles CHEMIN