Le phénomène ne date pas d’hier mais semble prendre de l’ampleur et surtout cibler des filles de plus en plus jeunes. De nombreuses Japonaises se font « couper » les paupières pour adopter un regard à l’occidentale. Une opération chirurgicale à risque qui n’empêche pas des entreprises sans scrupule de cibler les adolescentes dans de vastes campagnes publicitaires…

Comme un goût de dystopie capitaliste ce matin dans le métro de Tokyo… Autour de nous, une dizaine de publicités invitant les Japonaises à se faire opérer des yeux ! Objectif, en finir avec ses paupières longues et fines typiques des populations asiatiques au profit de grands yeux à l’occidentale, du moins, en ce qui concerne les magazines de mode. Spécificité : Ces publicités ciblent particulièrement les jeunes étudiantes. Le message est clair : « Une solution pour celles qui ont moins de 19 ans » précise ces affiches accompagnées de photographies d’étudiantes en uniforme seifuku (制服).

« Nous avons cette pression de la société de devoir avoir de grands yeux, d’être belles en toutes circonstances »

Les arguments de l’entreprise, qui tente de se mettre dans la peau d’étudiantes de 17 ans, laissent songeur : « C’est si difficile de se coller les paupières chaque matin… » dit l’étudiante. « Pas de maquillage ? Plus de raison d’avoir peur ! » ajoute sa camarade de classe. « Je n’ai que 3 ans de vie d’étudiante en école supérieure, je veux être mignonne aussi longtemps que possible, même pour une seconde ! » ajoute la troisième.

Ces publicités ressembleraient presque à des campagnes universitaires. Mais le message vise la chirurgie esthétique chez les étudiantes.

Ailleurs, certains chirurgiens n’hésitent pas à afficher les effets « bénéfiques » d’une opération « AVANT » / « APRÈS ». Étrangement, le résultat semble visuellement se rapprocher du phénomène de mode « Menhera » popularisé au Japon après 2010. Menhera est une sub-culture esthétique et un mode de vie qui célèbrent la culture de la maladie mentale, avec des vêtements mignons et surtout un maquillage des yeux très spécifique dont ce type d’opération permet de se rapprocher plus facilement.

À travers ces campagnes pratiquement inévitables, les publicitaires font comprendre aux jeunes Japonaises qu’elles ne sont pas assez belles naturellement, qu’une chirurgie des yeux s’impose pour plaire, pour être attirante, pour se maquiller plus facilement. Dans le métro, Lina, une amie japonaise, observe ces publicités avec un certain dégoût et partage ce malaise. « Cette publicité décrit parfaitement la société japonaise où les femmes DOIVENT être mignonnes, quoi qu’il en coûte. Je ne sais pas d’où ça vient, mais nous avons cette pression de la société de devoir avoir de grands yeux, d’être belles en toutes circonstances, et ce depuis très longtemps ».

Une lente influence occidentale

Cette « culture » des yeux aux paupières doubles, également connue sous le nom de « futae jutsu » (二重術) ne date pas d’hier. La pratique a été popularisée dans les années 1960 et 1970, lorsque les femmes japonaises ont commencé à imiter le look des stars occidentales. En d’autres termes, c’est un des effets inattendus de la mondialisation, probablement davantage exprimé dans un Japon très marqué par l’influence américaine d’après-guerre. Cette influence occidentale continuera de se répandre à mesure que la demande fut générée par le matraquage publicitaire. Entendez : il faut rendre les filles mal dans leur peau et bien leur rappeler qu’elles sont avant tout des choses physiques. Pour le développement intérieur, on repassera… Concrètement, l’opération consiste en une intervention sous anesthésie locale qui vise à créer un petit pli dans la peau de la paupière supérieure, afin de former une double paupière et des yeux plus grands à l’occidentale.

Publicité type mettant en scène une femme caucasienne.

Le diktat de la beauté occidentale auto-proclamée supérieure s’est donc imposé au Japon en quelques décennies notamment par le cinéma et la mode. Aujourd’hui, la référence de la beauté reste pour beaucoup de Japonaises la femme occidentale séduisante, avec de longues jambes et de grands yeux. Il s’agit pourtant là aussi d’une construction tout aussi artificielle, les femmes occidentales « réelles » partageant une très grandes variabilité de caractéristiques physiques. Les Japonais étant un peuple très homogène, ils se réfèrent aux médias internationaux pour forger leur image collective de ce qu’est la beauté occidentale. Un mirage qui pousse pourtant des millions de Japonaises à se faire opérer les yeux. Les chiffres font froid dans le dos. Selon des statistiques datant de 2015, environ 1 million de femmes se faisaient opérer les yeux pour obtenir le pli double chaque année au Japon. Des chiffres qui mériteraient cependant d’être mis à jour tant la pratique évolue.

« Vers 13 ans, toutes les filles essayaient de se coller les paupières pour les agrandir. »

Quand un peuple supprime un caractère génétique pour se conformer

Un bien étrange paradoxe que de se conformer à une norme étrangère pour un pays toujours – théoriquement – très conservateur. Et si les marchands de malheur n’avaient pas d’ombre ni de patrie ? L’insécurité, la honte et la peur du regard des autres, assez forte au Japon, forment un marché à part entière pour les entreprises de chirurgie esthétique. Et comme les femmes adultes développent une maturité qui les poussent à éliminer ce type de besoin superficiel, ils ciblent désormais les adolescentes de plus en plus jeunes en leur proposant des prix au rabais et des modalités de paiement à long terme.

Les étudiantes sont spécifiquement visées.

« Quand j’étais étudiante, vers 13 ans, toutes les filles essayaient de se coller les paupières pour les agrandir. C’était comme un jeu. On trouve ces outils destinés aux adultes un peu partout, même dans les magasins tout à 100 yens. » confie Lina. Mais très vite, le jeu devient un impératif à l’âge adulte pour une partie d’entre-elles. « Quand j’ai terminé mes études à 19 ans, environ 10 de mes amies ont fait une chirurgie des yeux définitives avant d’entrer dans le monde du travail ! Certaines se cachaient, parce que ce n’est pas forcément bien vu par tout le monde. »

En effet, il ne faut pas penser que tous les Japonais acceptent cette pratique les yeux fermés. Elle pose toujours question au cœur même de la société japonaise, mais rares sont les personnes à s’exprimer sur le sujet. Les Japonaises n’ont pas forcément le choix et exprimer un avis politique différent n’est pas bien perçu. La norme est au silence. Mais sur les réseaux, des jeunes Japonaises de plus en plus nombreuses expriment leur rejet de cette culture étrangère assez sexiste. Pourquoi faudrait-il absolument ressembler aux étrangers ?

Le changement est assez spectaculaire.

« Maintenant que j’y repense, ma propre mère à l’époque essayait déjà de s’agrandir les yeux. Aujourd’hui, avec le recul, je me sens triste de voir que cette culture continue d’oppresser les jeunes filles sans vraiment de raison rationnelle. » termine Lina. Oui, c’est bien un goût d’enfer dystopique que nous laissent dans la bouche ces marchands de désespoir. Car c’est bien de l’angoisse de ne pas plaire aux yeux des autres dont ils se nourrissent. Comment une société en est-elle arrivée à vouloir détruire une spécificité génétique qui constitue le caractère visible d’un peuple ? Paradoxalement, les yeux des Japonaises ne sont-ils pas, pour beaucoup d’étrangers, les plus beaux du monde ? Quel intérêt de vivre dans un monde où chacun se ressemblerait pour répondre à des normes artificielles ?

Il semble assez vain de vouloir lutter contre cet effet du soft-power américain sur plusieurs générations de Japonaises. Nous ne pouvons pourtant pas oublier que le Japon partage aussi un des plus hauts taux de suicide chez les jeunes. Si les causes sont multiples et complexes, rappeler dans le métro chaque jour à quel point tu n’es pas assez belle pour vivre dans cette société est un sérieux indice que, derrière les sourires de la kawaii attitude, ce commerce du déni de soi est profondément déshumanisant.

– Mr Japanization