Le kitsune est une créature fascinante du folklore et de la mythologie japonaise. Le plus souvent, on trouve ce petit renard associé à la divinité shintô des céréales Inari dont il est le messager, mais on le retrouve aussi dans des histoires de yôkai, esprits du folklore japonais jouant de mauvais tours aux humains… Ces deux aspects étant assez contradictoires, voyons ensemble si le kitsune est en réalité un messager bienveillant ou un Yôkai espiègle ?

Début janvier 2022, je faisais un marché aux puces en périphérie de Tokyo quand une vieille boite a attiré mon attention. Tout au fond se trouvait un tas de vieux papiers. En les tirant, un Ukiyo-e très ancien se révéla à mes yeux. Il s’agissait d’une pièce d’Utagawa Hiroshige (1797-1858), probablement le plus célèbre créateur de Ukiyo-e après Hokusai. 33 impressions antiques de l’œuvre se trouvaient dans la boite, endormies pendant plus d’un siècle.

Cette œuvre est doublement unique. Elle représente des esprits de kitsune rassemblés autour d’un arbre dans une atmosphère de procession mystérieuse… Nous découvrirons plus tard, en les faisant expertiser chez un antiquaire, qu’il s’agissait d’impressions Ukiyo-e originales datant de l’ère Meiji. Mais que nous raconte cette scène unique ?

Des kitsune se réunissant sous un arbre à la veille du Nouvel An. Estampe « Les feux des renards à la veille du Nouvel An sous l’Arbre d’Ôji », par Utagawa Hiroshige, 1857. Format grand. Source : commons.wikimedia.org

Bienveillant ou espiègle ?

Si vous avez déjà eu la chance de visiter un sanctuaire shintô, vous avez sans doute remarqué une ou plusieurs statuettes de renard. Ces figures parfois discrètes, parfois imposantes, indiquent la présence d’un sanctuaire dédié à Inari, le kami (divinité shintô) des céréales. Inari est tellement populaire que même si le sanctuaire que vous visitez ne lui est pas dédié, il y a de fortes chances que vous trouviez un petit coin qui lui est malgré tout consacré !

Parallèlement, peut-être avez vous aussi entendu quelques légendes évoquant un kitsune se déguisant en humain pour en piéger d’autres… Si ces deux versions du kitsune existent, c’est tout simplement parce qu’il existe deux catégories de kitsune bien distinctes. En réalité, il peut même exister d’autres catégories en fonction des régions, mais on trouve principalement les zenko 善狐, qui sont de « bons renards » (assimilés aux messagers d’Inari) et les yako 野狐, les « renards des champs » qui peuvent être espiègles avec les humains. Ce sont eux que l’on retrouve dans de nombreuses histoires de yôkai…

Selon les spécialistes, le kitsune 狐 – kanji qui désigne aussi tout simplement un renard – était un animal bien vu au Japon. Il véhiculait une image positive. Les histoires de renards mauvais et espiègles se sont répandues avec les légendes importées d’Asie et principalement de Chine dans le sillage du bouddhisme, ce qui explique qu’on trouve deux visions radicalement opposées du kitsune au Japon.

Goupix, le renard à six queues, est un Pokémon de type feu et une référence manifeste à la culture japonaise. Source : pokepedia.fr

Les caractéristiques du kitsune

Qu’ils soient bienveillants ou non, les kitsune présentent de nombreuses caractéristiques communes. Tout d’abord, le kitsune peut posséder plusieurs queues, jusqu’à neuf (le fameux kyûbi no kitsune 九尾の狐). Le nombre de queues d’un kitsune permet de connaître son âge, mais surtout sa force ! Plus il a de queues, plus il est âgé et puissant… S’il atteint neuf queues son pelage devient alors blanc. On notera que cette figure est également popularisée en Corée et en Chine sous d’autres noms. Le renard à neuf queues est, par contre, toujours décrit comme maléfique.

Le kitsune peut faire apparaître des petites boules de feu (feu follet), appelées kitsunebi 狐火, à l’aide de ses queues. Lui aussi possède la particularité de pouvoir se transformer en humain pour mieux vivre parmi eux. Cette faculté est souvent réservée aux yako, car le mimétisme leur permet de jouer des tours aux humains. Les kitsune adorent particulièrement se transformer en belles femmes. N’est-il pas plus facile de piéger les hommes sous cette apparence ? Mais même s’ils piègent souvent les hommes, c’est souvent dans le but de faire ressortir leurs défauts… donc d’engendrer un enseignement pour tous les autres. Un mal pour un bien.

Il arrive parfois que les kitsune récompensent les humains qui les aident à survivre. C’est le cas par exemple dans la légende du kitsune appelé Kuzunoha.

Kuzunoha : le kitsune bienfaiteur

Un jour, un homme du nom de Yasuna fut chargé de ramener un foie de renard pour guérir une femme malade. Cependant, il ne put se résoudre à laisser l’animal mourir sous ses yeux et l’aide à s’enfuir. Plus tard, c’est au tour de Yasuna d’être blessé au combat. Le kitsune qu’il avait sauvé va alors se transformer en une belle femme et venir à son secours. Les deux êtres vont se marier et avoir un enfant d’une très grande intelligence, due à sa mère. Heureuse, Kuzunoha va baisser sa garde et dévoiler par mégarde sa véritable identité de renard. Une fois démasquée, elle n’a d’autre choix que de quitter les siens pour retourner vivre dans la nature.

Même si les kitsune se transforment parfaitement en humains, il existe des moyens assez efficaces pour reconnaître ceux ayant pris apparence humaine. Comme dans le cas de Kuzunoha, le kitsune relâche parfois son attention, surtout s’il boit beaucoup d’alcool… C’est à ce moment-là qu’on peut percevoir une queue dépasser de son kimono et le démasquer. Un autre moyen particulièrement efficace est de le confronter à la présence d’un chien. En effet, les kitsune ont généralement peur des chiens et ceux-ci ont la capacité de renifler leur présence. S’il en croise un, le kitsune peut paniquer et reprendre soudainement sa vraie forme avant de s’enfuir.

Le rassemblement des kitsune au sanctuaire Ôji Inari-jinja

Comme on peut le voir sur notre magnifique estampe d’Utagawa Hiroshige, il existe une légende selon laquelle les kitsune de la région du Kantô (région où se trouve Tokyo) se réunissent tous pour célébrer l’arrivée de la nouvelle année. Sur cette estampe, les renards se rassemblent sous un magnifique arbre enoki (micocoulier) dans une atmosphère étrange : un monde flottant. Un feu-follet rouge s’échappe de leur souffle. Une fois réunis, les kitsune se rendent au sanctuaire Ôji Inari-jinja 王子稲荷神社 pour effectuer leur première visite de l’année que l’on appelle hatsumôde 初詣.

Hatsumôde est une tradition japonaise très importante selon laquelle les Japonais se rendent au sanctuaire shintô ou au temple bouddhiste le premier jour de la nouvelle année. Cette visite, qui permet de pouvoir faire la première purification et la première prière de l’année, se fait traditionnellement dans la nuit du 31 décembre au 1er janvier ou le 1er janvier au matin. Un symbole toujours fort pour un nombre important de japonais.

Parade des kitsune, « Kitsune no gyoretsu », au sanctuaire Ôji Inari-jinja à Tokyo. Source : commons.wikimedia.org

Pour en revenir à nos amis les kitsune, comme ils ne peuvent pas se rendre au sanctuaire sous leur vraie forme et qu’ils sont de véritables maîtres de la transformation, ces créatures se transforment naturellement en humains pour se rendre au sanctuaire Ôji Inari-jinja. Difficile de savoir qui est qui, n’est-ce pas ?

Les kitsune se rendent dans ce sanctuaire en particulier car il s’agit du représentant des sanctuaires dédiés à Inari dans la région. Bien que situé à Tokyo, l’arrondissement de Kita où se trouve le sanctuaire était autrefois une zone très agricole, avec beaucoup de rizières. D’ailleurs, lors de la réunion des kitsune pour le Nouvel An, les fermiers de la région observaient les kitsunebi, les petites boules de feu produites par les queues des kitsune, pour savoir si les récoltes de l’année allaient être bonnes ou non !

Le sanctuaire Ôji Inari-jinja existe toujours aujourd’hui et vous pouvez vous aussi y aller pour le Nouvel An. D’autant plus que pour l’occasion, de nombreuses personnes se réunissent près du sanctuaire déguisées en kitsune pour célébrer cette légende. Cet événement s’appelle le « kitsune no gyoretsu » 狐の行列, c’est-à-dire : la parade des kitsune. C’est un très bon moyen de fêter hatsumôde tout en rendant hommage aux kitsune, fussent-ils espiègles… Même si cette tradition est assez récente (1993) elle est devenue très populaire et beaucoup de gens jouent le jeu en venant déguisés en kitsune. Si vous y allez, n’oubliez pas de scruter autour de vous pour voir si un kitsune ne s’est pas faufilé dans la parade, maintenant que vous savez les reconnaître…

Claire-Marie Grasteau


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